C’est un truisme que de dire que l’Orient est compliqué. Dans cette zone géographique assez restreinte, entre le Croissant fertile, la Méditerranée et le Caucase, des couches de peuples, de cultures et de civilisations se superposent depuis des millénaires. On parle beaucoup des Kurdes, des Arméniens, des Turcs, des Arabes… mais il y a un autre peuple, ancien et riche, oublié pourtant, les Syriaques.
Une langue puis un peuple
Le syriaque est à l’origine une langue sémitique dérivée de l’araméen, qui existe depuis le XIIIe siècle avant Jésus-Christ. Il est un dialecte de l’araméen, parlé dans la région d’Édesse. Langue orale, il est devenu une langue écrite vers le 1ersiècle. Il devient la langue des premiers chrétiens, et notamment du Christ, ce qui contribue à sa diffusion dans l’ensemble du Levant. D’une langue, le syriaque, il devient un peuple, les chrétiens syriaques, c’est-à-dire ceux qui parlent cette langue et dont la liturgie est célébrée en syriaque, contrairement aux chrétiens dont la liturgie est célébrée en grec ou en latin. Les chrétiens syriaques sont donc les chrétiens d’Orient, qui jouent un rôle essentiel dans la diffusion du christianisme au Proche-Orient puis dans toute l’Asie.
Avant même l’édit de Milan (313) qui autorise la pratique du culte chrétien dans l’Empire romain, les Syriaques partent à l’assaut de l’Asie pour l’évangéliser. Le christianisme se diffuse par les anciennes routes d’Alexandre, celles qui ont connu la vague d’hellénisation des royaumes macédoniens. On retrouve ainsi des églises syriaques en Perse, en Afghanistan, en Inde, en Chine et jusqu’au Japon et chez les Khmers. Ces églises sont certes petites, mais elles montrent que le christianisme n’est pas parti uniquement en direction de l’ouest avec Paul, mais aussi vers l’est, avec Mathieu et les syriaques. L’évangélisation s’est très bien implantée dans l’Empire romain, beaucoup moins dans les empires asiatiques, où il n’a subsisté que par traces, avec des communautés persistantes jusqu’à l’arrivée des missionnaires européens au XVIe siècle.
L’histoire longue de l’église syriaque
Les syriaques traduisent la Bible au IIIe siècle. La langue est tout autant celle du commerce, de la politique que de la littérature. Éphrem le Syrien (306-373) devient l’une des figures majeures de la littérature syriaque. Il a produit des textes théologiques et des textes littéraires, donnant naissance à une véritable école de pensée. De nombreux textes sont traduits du grec et ainsi diffusés dans la région. Ce rôle de traducteur et de passeur de textes fut un des points forts des Syriaques après l’invasion arabo-musulmane. Les chrétiens se divisent autour de nombreux schismes, qui sont tout autant des divisions politiques et culturelles que théologiques. Plusieurs églises apparaissent alors : les maronites, les catholiques syriaques, les églises malabar et malankar qui, situées en Inde, conservent leur patriarcat en Syrie. Voilà de quoi complexifier un Orient qui n’était déjà pas très simple.
À partir du VIIe siècle, avec la conquête arabe, le syriaque perd sa position dominante de langue intellectuelle et culturelle, cédant le pas à l’arabe. Mais cette langue a été fortement influencée par le syriaque, notamment dans la façon d’être écrite. En effet, les chrétiens ont transcrit l’arabe, langue alors essentiellement orale, en alphabet syriaque. Le passage de l’arabe d’une langue orale vers une langue écrite s’est fait par l’intermédiaire du syriaque. Si bien que l’on retrouve aujourd’hui des termes arabes dérivés du syriaque, notamment dans le Coran.
Jusqu’au XVe siècle, les Syriaques, c’est-à-dire les chrétiens d’Orient, ont servi de passeurs entre les mondes grecs byzantins et les mondes arabes musulmans. C’est eux qui ont traduit les textes grecs vers l’arabe et les textes arabes vers le grec. On leur doit notamment les premières traductions du Coran à destination de l’Europe, à la demande de l’abbaye de Cluny qui souhaitait posséder des traductions pour comprendre le texte et les populations musulmanes qui occupaient une grande partie de l’Espagne. Le rôle des Syriaques fut donc essentiel dans le maintien de la présence culturelle du grec et dans les flux d’échanges entre les deux mondes. Ce système se brise avec l’arrivée des Turcs et la chute de Constantinople (1453).
Espoirs et drames de l’époque contemporaine
Au cours du XIXe siècle, ce sont les Syriaques qui apportent les idées nationalistes dans le monde ottoman, œuvrant pour l’indépendance des nations et la constitution d’États indépendants. Grâce à leurs liens avec les chrétiens d’Occident, ils ouvrent des imprimeries, diffusent des ouvrages, développent une vie intellectuelle intense. En 1900, le Proche-Orient compte 30% de chrétiens, syriaques inclus, contre moins de 5% aujourd’hui. Les génocides et les purifications ethniques sont passés par là. Le temps des épreuves et des massacres de masse s’est intensifié durant les années 1910. Il y a d’un côté le massacre des Arméniens entre 1915 et 1923, qui a éliminé près des deux tiers de la population arménienne de l’Empire ottoman et il y a de façon simultanée le massacre des Assyro-Chaldéens par les Kurdes, qui a fait environ 250 000 victimes. Ne bénéficiant pas d’intellectuels en Europe pour porter leur cause, ce massacre est beaucoup moins connu que celui des Arméniens, pour ne pas dire qu’il est quasiment oublié. Lors de l’assaut turc contre les Kurdes au début d’octobre, très rares sont les observateurs à avoir rappelé que les Kurdes se sont illustrés dans cette purification ethnique il y a tout juste cent ans.
Le calvaire des Syriaques a donc commencé là et n’a cessé de s’étendre par la suite. Le nationalisme a échoué, laissant la place à l’impérialisme islamiste, qui ne laisse aucune place aux populations non musulmanes. Les Syriaques ont joué la carte du nationalisme pour éviter de créer des États confessionnaux où ceux-ci sont forcément minoritaires. La nation est une façon de dépasser l’oumma musulmane, c’est-à-dire la communauté des croyants. Il est loin désormais le temps des nationalistes laïcs à la mode Nasser ou Saddam Hussein (dont le Premier ministre était un chrétien). Partout, sauf en Jordanie, c’est l’oumma qui l’emporte. Les communautés syriaques sont désormais dispersées aux États-Unis, en France et en Suède, pour les principaux pays, ce qui rend difficile le lien avec leur terre et leur lieu d’origine.
Les Syriaques ont irrigué les langues et les cultures de cette région depuis deux mille ans, leur amenuisement n’est donc pas uniquement un problème de répartition électorale ou de stabilité politique, mais un enjeu majeur de civilisation. C’est un peuple aujourd’hui inconnu alors qu’il continue d’être un arc structurant du Proche-Orient.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
Schock joseph
4 juin 2022Très bonne
FR2D2RIC cHASSAGNE
7 novembre 2019Monsieur,
Merci de votre contribution.
il convient de ne pas oublier Thomas l’apôtre qui est probablement allé en Chine(cf Pierre Perrier)parmi les évangélisateurs de l’Asie issu du monde syriaque.
Trèscordialement
F. Chassagne
François Remise
9 avril 2024L’hypothèse selon laquelle l’Apôtre Thomas serait allé en Chine, défendue par Pierre Perrier, ne tient pas. Elle a étté notamment réfutée par Anne Chneg.
Blondin
4 novembre 2019Merci pour ce texte.
Effectivement le massacre des assyro-chaldéens est complètement passé sous silence.
Auriez vous, s’il vous plaît, une petite bibliographie à recommander sur ce sujet ?
Jean-Baptiste Noé
4 novembre 2019Le meilleur livre est celui de Joseph Yacoub, Qui s’en souviendra ?
https://www.amazon.fr/Qui-sen-souviendra-g%C3%A9nocide-assyro-chald%C3%A9o-syriaque/dp/2204102687/ref=sr_1_3?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&keywords=joseph+yacoub&qid=1572884431&sr=8-3
Blondin
6 novembre 2019merci
Kakie
3 novembre 2019Magnifique et reconnaissant de ce texte
Bebas
3 novembre 2019Bonjour Mr Noe,
Je vous communique ce document que j’ai trouve interessant.
Des donnees du sujet qui y est evoque pourraient vous etre utiles lorsque vous aborderez le probleme lybien. Bien cordialement.
https://www.youtube.com/watch?v=SuuuygYuvCQ
Oblabla
2 novembre 2019Excellent article qui permet de comprendre l’histoire de ce peuple et les enjeux
RB83
2 novembre 2019Puisque l’on parle du Syriaque, un thèse intéressante d’un groupe de chercheurs Allemands ayant pris le pseudo « Christoph Luxenberg » introduit, suite à des recherches linguistiques sur les premiers exemplaires connus du Coran, la thèse que le Coran ait d’abord été écrit en Syriaque, langue de culture dominante dans la péninsule arabique aux premières heures de l’Islam ou y ait emprunté un grand nombre de mots. Ces mots ont dérivé en des mots arabes portant un autre sens mais dont on peut démontrer qu’ils n’existaient pas du temps des premiers lettrés coraniques. Par contre, si on les considère comme des mots syriaques, certains versets très obscurs prennent alors beaucoup plus de sens…
A titre d’exemple, le mot « Houri », représentant une jeune vierge aux grands yeux, dont 72 exemplaires sont promis au jihadiste méritant lorsqu’il rejoint son créateur, signifie « raisin blanc » en syriaque… Sans doute une bonne nouvelle pour le croyant adepte du « 5 fruits et légumes par jour » au delà de la mort, une beaucoup moins bonne nouvelle pour celui qui pensait pouvoir se payer du bon temps…
Jiff
10 novembre 2019Houri, expliquant d’ailleurs pourquoi on retrouve souvent des grappes de raisin sur les anciennes fresques qui ont réussi à traverser les âges… Excellent bouquin.
breizh
1 novembre 2019merci pour ce rappel émouvant !
Marc Moussalli
1 novembre 2019En tant que syriaque je vous remercie Jean-Baptiste
Ockham
1 novembre 2019Voilà une excellente promenade dans le passé. La démonstration est claire. Qu’il s’agisse des Ottomans, des Arabes ou des Kurdes, l »islam apporte salam, la paix, par élimination brutale et physique de toute autre croyance ce que la Turquie, l’Arabie et les Kurdes ont parfaitement et exactement démontré de puis 1910.
A bon entendeur salut ! Ce que disent les politiques européens surtout français -d’une inculture historique insondable- fait bien sourire à Al Azhar, l’université islamique de référence qui n’a jamais voulu changer quoique ce soit au coran incréé, créé lui au Xème siécle.
SysATI
6 novembre 2019Pour info l’Empire Ottomans a été créé en 1299 à Bursa (Brousse-Turquie) et a occupé l’Europe jusqu’à Vienne pendant 4 à 500 ans. Le seul fait que les Grecs, Serbes, Bulgares, Hongrois, Moldaves et autres peuples européens non-musulmans existent encore aujourd’hui est une preuve par l’absurde que votre propos n’a rien à voir avec la réalité historique.
Si les Ottomans avaient fait la paix par le vide comme vous le prétendez, l’Europe de l’est serait aujourd’hui totalement musulmane et parlerait turc non ?
Pourtant…
l’Empire : https://cdn.britannica.com/89/4789-050-B6176F52/Expansion-Ottoman-Empire.jpg
Les religions : https://p7.storage.canalblog.com/76/22/152398/107432591_o.jpg
L’inculture historique c’est comme la paille et la poutre, faut surtout pas en abuser 🙂
PHILIPPE LE BEL
1 novembre 2019Très bon article informatif. Merci.
Bebas
1 novembre 2019Captivant
Merci