8 juin, 2017

Les cartes sont l’intelligence du monde

Au fondement de la géopolitique, il y a la carte. Il s’agit essentiellement de savoir lire un paysage, à quelque échelle que ce soit. La géopolitique doit apprendre à voir, ce qui suppose que l’on s’appuie sur des cartes sûres et fiables. La tentation des régimes politiques est souvent très forte pour falsifier les cartes et les modifier. Parfois, un simple changement d’échelle suffit, ou bien le tracé d’une frontière qui ne suit pas le tracé habituel ou encore le choix des couleurs. Aucune carte n’est neutre ; toute carte est langage et elle apprend autant sur le phénomène qu’elle manifeste que sur la pensée de celui qui l’a réalisée.

 

La carte Michelin

 

Rien ne vaut la bonne vieille carte routière qui traîne au fond de la voiture : c’est excellent pour apprendre la géographie française, les noms des sous-préfectures, des régions, des territoires et pour comprendre leur organisation. Sur les cartes Michelin, on distingue les types de fermes (carrées, fermées, ouvertes), les organisations des villages (tas ou rue), les finages, les cultures. Seules les cultures pérennes sont indiquées sur les cartes : les vignes, les vergers, alors que les champs sont simplement laissés en vert. Pour ceux qui aiment la randonnée rien de plus passionnant que de lire les cartes IGN, surtout lorsque l’on confronte les échelles et les époques. Pour ceux qui sont passés par les khâgnes spécialité histoire, nous avons une analyse de carte en épreuve de géographie. Sûrement l’une des plus belles épreuves des concours français. C’est passionnant de passer six heures à regarder une carte pour en comprendre l’organisation territoriale et l’expliquer à travers une dissertation documentée.

Aujourd’hui nous disposons des sites comme Google Maps, Geoportail ou Via Michelin, là aussi très utiles pour lires les cartes et faire des confrontations : cartes des voies de communication, des espaces verts, des littoraux, des espaces urbains…

Sur Google Maps, la Biélorussie est laissée en blanc. Le blanc est ici la couleur de l’oppression politique et de la fermeture idéologique du pays.

 

La route du sud

 

Pour des raisons familiales, je me rends régulièrement des Yvelines vers le Tarn. En empruntant l’A20, on traverse ainsi presque toute la France et ses variations de terroir. Les clochers et les toits des maisons diffèrent entre la Beauce, l’Orléanais, le Limousin, le Périgord, le Rouergue. Les organisations des champs aussi : on traverse d’abord les larges champs ouverts de la Beauce, puis on aperçoit les bocages plus restreints du Limousin. La couleur de la roche et de la terre sont également différentes ; ici la carte rejoint la géomorphologie. Quand on emprunte cette route au mois de mai, on aperçoit les frontières climatiques de la France. En Ile-de-France, le colza est à peine en fleurs. Vers la Loire, les fleurs jaunes commencent à apparaître. Dans le Midi, ils sont d’un jaune étincelant. En sept heures de route, on franchit deux semaines de différentiels de maturité. Ce que la carte n’indique pas, ce sont les champs de blé et les champs de seigle, que l’on reconnaît pourtant, car ils n’ont pas le même vert. Le blé est d’un vert tendre quand le seigle est plus grisé.  

 

 

 

 

Fragmentations urbaines

 

La carte indique aussi les fragmentations urbaines, les différences sociales, les organisations urbanistiques. Hôpitaux, parcs et jardins, zones commerciales, espaces résidentiels ou logements collectifs, tout cela est donné sur la carte et permet de comprendre comment la ville est structurée. Longtemps, la finalité de la carte a été uniquement militaire, ce qui donnait les cartes Cassini et les cartes d’état-major. L’IGN reproduit certaines de ces anciennes cartes, qui sont de belles œuvres d’art. Mon professeur de géographie de khâgne avait tapissé les murs de notre salle de classe de ces cartes, ce qui permettait de s’évader pendant les cours fastidieux. À la Sorbonne, de nombreux amphithéâtres sont peints par Puvis de Chavannes qui s’est plu à représenter les paysages de façon vaporeuse. Là aussi, il y a de quoi échapper aux cours ennuyeux.

 

La raison et le territoire

 

La carte révèle bien plus que la photographie ; elle est plus précise et plus juste. Dans une photographie, les paysages sont écrasés et tout est donné à voir, alors que dans la carte le superflu et l’accessoire sont retirés pour ne laisser que l’essentiel. À ce titre, une gravure est beaucoup plus juste qu’une photo. La gravure subjugue le paysage et le sublime, elle permet réellement de comprendre ce qu’il est. Prenez la Géographie universelle d’Élisée Reclus : les textes sont complètement obsolètes, mais les gravures sont superbes. Il faut voir les vues d’Afrique et d’Asie pour comprendre l’émotion des Européens quand ils ont découvert ces terres. Les vues du Caire ou de Damas, avec le quartier historique comme inchangé depuis l’Antiquité, les paysages des pyramides aztèques, la sauvagerie des forêts d’Amérique. La carte est la tentative de civiliser et de domestiquer un espace qui ne l’est pas, de mettre de la rationalité et de la compréhension dans ce qui peut sembler n’être qu’un immense chaos.  

 

Les cartes du Vatican

 

Si vous avez visité les musées du Vatican, alors êtes-vous passés par l’impressionnante galerie des cartes. C’est dommage que tant de touristes la traversent sans prendre conscience des beautés qui étoffent ces murs. C’est là la preuve d’une supériorité scientifique majeure. Pour réaliser de telles cartes, il faut maîtriser la trigonométrie, comprendre le rapport des proportions, être capable de projeter un espace sur une surface plane. Ces cartes ne sont pas uniquement de belles œuvres d’art, mais aussi l’expression d’une maîtrise technique de haute valeur. On les affichait dans les couloirs pour montrer sa supériorité technologique et sa capacité, donc, à contrôler le monde. Pour les parties qui concernent l’Europe, les indentations des littoraux sont très justes. Pour l’Afrique et l’Asie, nous sommes davantage en terre inconnue. Les cartographes marquaient ces territoires d’une mention aussi énigmatique que potentiellement dangereuse : hic sunt dragones, ici il y a des dragons, moyen de signifier que dans ces terres non encore explorées les monstres pouvaient surgir. On mesure à cette aune le courage qu’il a fallu aux premiers explorateurs pour s’aventurer dans des territoires dont on ne connaissait rien. Livingstone est ainsi le premier à remonter le Nil jusqu’à sa source, Savorgnan de Brazza a quant à lui remonté le Congo.

 

Le Vatican recèle un autre trésor : les cartes de la Terza Loggia. Celles-ci sont situées au troisième étage du palais apostolique. C’est là que se trouve le siège de la Secrétairerie d’État, l’équivalent du Premier ministre du Pape. Toute une galerie de cartes, du sol au plafond, colorées et précises, ouvrant sur de larges fenêtres d’où arrive l’air chaud de la ville. À chaque angle, des gardes suisses qui nous surveillent de loin tout en nous saluant. Entre ces gardes et les cartes, c’est le XVIe siècle qui se poursuit, protégeant l’entrée d’étroits couloirs et de nombreux bureaux dont plusieurs détiennent des toiles de maître. L’Inde est un peu rachitique, mais l’Afrique est bien proportionnée. Les différents pays d’Europe sont également représentés. Comme la carte peut susciter des controverses et des incidents diplomatiques, les cartographes ont placé le Pays basque et la Catalogne dans la carte de l’Espagne et, en même temps, avec la carte de France. C’est qu’à l’époque les deux royaumes se disputaient ces possessions territoriales. Dédoubler pour mieux pacifier afin d’éviter les querelles et les éclats de voix dans ce lieu tamisé.     

 

Vermeer, le peintre des géographes   

 

Vermeer est sans conteste le peintre des géographes. Nombreux sont ses tableaux où les cartes sont représentées, accrochés au mur blanc à la chaux, nimbée de cette lumière qui vient toujours de la gauche et qui traverse la pièce sans altérer la mélancolie concentrée du sujet peint. Le géographe de Vermeer a son globe posé sur l’armoire. Son regard est perdu dans le lointain. Le compas à la main il trace les lignes et les courbes des territoires découverts. Les Hollandais s’y connaissent, eux qui ont parcouru le monde et dont la Compagnie des Indes a multiplié les échanges des épices. Il ausculte les livres, il s’appuie sur des parchemins et des grimoires. Le géographe est l’homme de la raison et de la connaissance de la terre. Sa pensée est fondée sur le réel et sur l’empirisme, comme devrait l’être toute bonne géopolitique.

 

Son double vermeerien est l’astronome. Même pièce, même lumière, même mur de chaux, même drap de tissu moiré, bleu nuit et or. L’astronome a face à lui un livre et un globe, tous les deux lui permettant de lire le monde. Il pose sa main sur le globe avec une révérence profonde, comme s’il n’osait toucher cette source de savoir et de connaissance. La carte du ciel est face à lui. L’infini de l’univers a été réduit dans un espace clôt : d’un regard, l’astronome peut englober toute la voûte céleste. Celle-ci n’est plus peuplée de monstres volants, mais d’étoiles et de planètes observées. Le géographe ne croit plus aux dragons des zones inconnues pas plus que l’astronome n’a peur des oiseaux de proie qui peuplent la galaxie. Ils sont tous deux les représentants de la science, de la complexité du monde qui s’ouvre à l’intelligence humaine. L’astrologue et l’alchimiste sont rejetés. Ces deux tableaux signent la fin de la magie ; désormais, c’est la science qui prend le pas. Du moins le croit-on tant nombreux sont encore les scientifiques qui abandonnent la raison pour soutenir d’autres mythes et d’autres irrationalités.

 

L’astronome et le géographe sont des promesses tout autant que des réalités. La carte est le symbole d’un nouveau monde qui nait, un monde où l’on est capable de comprendre l’univers, de l’appréhender et donc de l’aménager. Un monde où l’enfermement politique n’est jamais loin. Puisque la carte représente le réel alors il est tentant de modifier la carte pour, pense-t-on, modifier le réel, ou du moins en donner une fausse perception pour que de mauvaises décisions soient prises. Modifier un trait, une couleur, une hachure, et ainsi manipuler un peuple. La carte donne certes à lire le monde, mais elle est aussi apte à enfermer les personnes. Ambivalence toujours répétée de la science et des découvertes.        

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

14 Commentaires

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  • hoche38

    9 juin 2017

    Vous m’avez donné l’envie de retrouver la carte géologique de mon petit pays. C’est une merveille de couleurs qui cachent un énorme travail scientifique et… sportif.

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    • Jean-Baptiste Noé

      9 juin 2017

      C’est vrai ! Les cartes géologiques sont fabuleuses et passionnantes. Rien de tel pour comprendre la formation d’un territoire. Celles des Alpes sont les plus impressionnantes, avec leurs formes géologiques plissées.

  • Steve

    8 juin 2017

    Bonsoir M. Noé
    Le service hydrographique de la marine vendait dans le temps des cartes vierges pour la navigation au large; il n’y avait de porté que la trame.
    Sur les cartes anciennes des Salvage,très petit archipel situé non loin des Canaries, qui appartient désormais au Portugal,a longtemps figuré l’indication: « nombreux lapins ». Les lapins des Salvages sont parents, en poésie, du chat du Cheshire: ce ne sont pas eux qui disparaissent mais leur support même, les îles, dans la brume de l’Atlantique, ou dans l’approximation de la navigation.
    Lire les cartes, s’y placer par les méthodes traditionnelles, sans GPS et autre moyen numérique demeure un espace de liberté.
    Et j’en profite pour faire la réclame de l’Histoire du paysage français de Pitte, qui vient en complément naturel.
    Il faut savoir encore musarder.
    Cordialement

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    • Jean-Baptiste Noé

      9 juin 2017

      Excellent livre que celui de Jean-Robert Pitte, comme tous ses livres d’ailleurs. Et en plus très bien écrit. Il se lit comme un roman de géographie. Rien de tel pour comprendre la formation du paysage français et regarder les terroirs et les régions du pays d’un œil averti.

    • Charles Heyd

      9 juin 2017

      ces cartes vierges existent toujours et on les utilise aussi toujours; on peut même les créer soi-même sur une feuille de papier vierge quadrillé en utilisant la formule des latitudes croissantes (1/cos Phi moyen); quand j’étais jeune élève à l’Ecole Navale (EMF) on appelait cela, et je pense que cela s’appelle toujours ainsi, un canevas Mercator;
      bon il faut avoir suivi quelques cours de navigation!

  • Alexandre

    8 juin 2017

    Les cartes que vous évoquez sont celles du passé.

    Celles du présent et du futur :

    Les cartes de l’univers, les cartes des autres planètes, les cartes de l’univers parallèle bi-métrique, les cartes du temps, les cartes des bulles de réalité virtuelle, les cartes de l’inconscient collectif, des réseaux cybernétiques et des lacets neuronaux bio-mécaniques..

    http://www.worldscientific.com/action/doSearch?Contrib=Petit%2C+J+P

    http://www.usine-digitale.fr/mediatheque/5/4/3/000344345_homePageUne/mark-zuckerberg-samsung-unpacked-2016.jpg

    https://youtu.be/rCoFKUJ_8Yo

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    • sassy2

      16 juin 2017

      oui GOOG est le plus actuel reseau/cartel comme le fut la cie aerienne PANAM ou le cartel fisk gould… sur le rail.

      (avec la complicité de Bruxelles en europe)

  • Ockham

    8 juin 2017

    Belle démonstration du lien indivisible pour l’esprit entre le propre et le figuré et très agréable promenade jusque dans les couloirs du Vatican. Vous me faites penser à l’imago mundi du Cardinal d’Ailly. Il manque dans cette belle promenade tout en sachant qu’ elle ne doit pas être non plus trop longue pour rester agréable.

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  • sassy2

    8 juin 2017

    Merci

    Parmi les cartes fresques remarquables sont celles dans les gares celle notamment
    à Bordeaux. Un peu similaire, d’ailleurs aux cartes Air france…

    Aussi probablement les sujets à fort potentiel des cartes du xxi ieme siècle sont nous même: adn , cerveau…
    les chinois avaient une longueur d’avance à ce sujet (parce qu’ils avaient brûlé leurs bateaux alors ils s’étaient consacrés à eux-même? cf sujet de cette semaine 😉 )

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  • Vincent

    8 juin 2017

    Vous oubliez une des plus belles: la carte marine.

    Répondre
    • Jean-Baptiste Noé

      8 juin 2017

      Les cartes marines sont magnifiques. Je suis toujours émerveillé de voir que l’on arrive à cartographier un milieu aussi liquide et fluctuant que la mer.

  • fm06

    8 juin 2017

    Bel article. Moi aussi j’adore les cartes. Les cartes anciennes racontent énormément de choses sur ceux qui les ont établies. Les cartes modernes sont des outils d’une immense richesse. Avec quelques bémols toutefois: il y a quelques jours en randonnée nous avons dû renoncer à trouver le sentier pourtant très précisément signalé sur la carte IGN au 1/25000. La végétation avait reconquis l’espace avec des buissons épineux sur un terrain pentu et friable. La carte c’est bien, mais la vérité est sur le terrain!

    La photo aussi a ses vertus. Google Street View permet de préparer des visites en ville avec une précision hallucinante.

    Répondre
    • Charles Heyd

      8 juin 2017

      Les cartes IGN sont en effet parfois « fausses » pour de multiples raisons:
      – il faut bien regarder et lire la légende; par ex. une ligne fine noire discontinue indique un sentier peut-être pas entretenu et donc peu empruntable voir inexistant;
      – certains terrains par où passait un sentier ont été vendus à des particuliers qui bien sûr s’empressent de clôturer « leur » terrain et donc plus de sentier!
      Des amis et moi randonnons souvent en Bretagne (Finistère) et où les entiers sont en général bien entretenus mais il suffit de s’approcher des Côtes d’Armor pour parfois ne plus être capable que de deviner un sentier qui figure sur la carte IGN et qui longeait un talus et une ligne d’arbres mais que le paysan mitoyen a tout simplement retourné (labouré)!
      Moi, en tant qu’ancien officier de marine et (grand, avec beaucoup de modestie!) navigateur, je suis toujours ébahi devant une carte et tous les dangers, mais aussi toutes les richesses, qu’elle peut receler; ex. des hauts-fonds qui ne figurent pas sur la carte (marine) mais qui ont causé des naufrages par le passé mais aussi et encore récemment comme le « talonnage » d’un sous-marin américain sur un tel haut-fond dans le Pacifique;
      je me souviens aussi toujours de mon école communale où il fallait indiquer sur une carte « muette » les fleuves ou les villes et la terreur de certains de mes camarades désignés par l’instituteur pour désigner justement ces fleuves et villes!

    • idlibertes

      8 juin 2017

      Oui, j’ai ainsi visité tout Barcelone 🙂

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Les livres de Charles Gave enfin réédités!