25 mai, 2022

Sommes-nous seuls face à nous mêmes?

Avant nous étions des esclaves, aujourd’hui nous ne sommes plus que des salariés. Qui pourtant ne veulent pas être libres.Le plus grave n’est pas que nous soyons pauvres. Le plus grave est que nous ayons vendu notre liberté contre un confort dont nous prenons conscience seulement aujourd’hui que les propriétaires de nos âmes étaient incapables de nous le garantir. Ce marché léonin nous a donc valu une double peine.

Foucault avait déjà mis le doigt sur une vérité de notre époque dans Surveiller et punir : pourtant il n’en voyait que les prémisses ou bien seulement une partie des effets. Que la modernité est l’entreprise de négation de l’Autre, par bonté. Et dans notre recherche de la fraternité, nous constatons que : à l’évidence, les anciennes structures n’ont que les apparences de la solidité ; la République, dans sa démocratie parlementaire, ne tient plus que par l’effet de notre inertie ; l’obéissance est morte, l’obéissance à des discours humains – et l’éthique de la discussion ne fonctionne pas encore parce qu’il lui manque un référent extérieur. À prendre une idée de l’homme comme mesure de toute chose, on a fait de l’homme une idée seulement intérieure, c’est-à-dire disponible à tous les caprices. Et une idole qui nous ressemble trop, parce qu’in fine elle est nous, ne peut qu’engendrer la destruction, et non pas seulement la guerre de chacun contre tous, mais véritablement la guerre de tous contre tous, c’est-à-dire aussi contre soi-même. Jamais morale n’aura été aussi écrasante. Dans ce monde, c’est en moi que je dois tuer le mal, mais désormais sans le secours d’aucune grâce. Je suis le suspect du flic que je suis. Je suis le collabo de moi-même, qui suis bourreau et victime. Nulle voie de salut sinon l’arrêt de ma vie, de mon existence. « Je suis seul et eux ils sont tous » : ce n’est même plus vrai, puisque ma seule consolation est de savoir qu’eux aussi ils sont seuls en même temps qu’ils sont tous. Je suis un tous contre un moi seul. « Il faut qu’un seul homme meure » (Caïphe) : nous sommes tous cet homme et nous devons mourir, mais pour quel salut ? De cette haine née chez des hommes qui voulaient trop s’aimer, on peut déduire et expliquer les innombrables phénomènes d’une actualité sociale qui autrement nous demeure énigmatique.

L’effondrement des humanismes athées sur eux-mêmes, de ces humanismes devenus athées, a transféré la charge sociale et in fine politique sur les religions elles-mêmes, dans leurs constantes anthropologiques. C’est ainsi qu’on les accuse aujourd’hui de souffrir de tendances policières, communautaristes, voire totalitaires. C’est qu’en réalité, elles sont le dernier refuge organisé de la raison. On le voit couramment depuis la fin du XIXe siècle, dans le judaïsme comme dans le christianisme, dans l’islam même et dans les religions orientales, l’idée de mesure comme résistance aux progressismes prométhéens n’a pu trouver de justification que dans une invocation nouvelle des formes de vie religieuses persistantes. La Kabbale chez Buber, Benjamin, Taubes et Scholem ; la chrétienté antique et médiévale chez de Maistre, Barbey, Baudelaire, Hello, Bloy, Péguy, Chesterton, Maritain, Bernanos, Ellul ou Illich, pour s’en tenir à l’occident, ont fonctionné comme ultime référent extérieur à une nouvelle histoire qui se voulait absolument englobante. On a pu moquer la nostalgie ou la recherche désespérée d’un ailleurs, l’orientalisme ou l’archéologisme sous tous ses modes en témoignant pour les XIXe et XXe siècles : on n’a pas vu combien ce recours désespéré témoignait de la pesanteur de la chape qui s’abattait petit à petit sur l’homme moderne. Car encore une fois « seule la littérature mystique convenait à notre immense fatigue ».

Chacune de ses singularités étant niée après l’autre, il lui fallait requérir la factice originalité de l’individu, cet humain suivant que ses différences construites rendent précisément et exactement semblable à tous les autres devant la machine.

La machine, pour elle, même si son existence est avérée depuis la nuit des temps, révèle pourtant mieux que rien d’autre – la machine et son système, la machine et son dispositif – le moyen du monde occidentalisé. C’est-à-dire qu’elle en est à la fois le moyen, l’ultima ratio et la fin dernière. L’admiration de l’homme pour la machine, venue de ses mains mais capable d’autonomie une fois qu’elle est achevée, cette admiration qui comme Günther Anders l’a relevé dans une intuition des plus formidables du XXe siècle se change bientôt en honte devant une perfection que l’homme ne possède pas naturellement, est le daimon de l’histoire occidentalisante. Car une fois que l’on a dit et répété jusqu’à plus soif l’étonnant désir de liberté de cet homme-ci qui lui fait culbuter tous les dieux, toutes les traditions et toutes les limites naturelles, on n’en a encore rien dit. On n’a pas dit les moyens qu’il emploie, ni que ces moyens mimétiquement désignaient sa fin. Chez les mystiques, la jouissance mène à la connaissance. Chez l’homme qui fabrique des machines pour les adorer et qui, les adorant, devient lui-même machine, c’est tout l’inverse : il n’est d’autre connaissance que celle qui conduit à la jouissance. Ayant épuisé les ressources du monde, il ne peut plus jouir que de lui-même. Il n’y a plus d’autre, et surtout il n’y a plus d’autre dans les tréfonds de lui-même : où il atteint le stade dernier, le devenir-machine, qui est l’adéquation absolue de soi à soi. Le piège s’est refermé : nous sommes seuls face à nous-mêmes. Peut-être cela devait-il arriver. Saisissons au moins ce supplice comme une grâce : celle de comprendre quelle ouverture nous habite.

La technique est donc  tout ce qui protégeant nos corps empêche nos âmes.

Auteur: idlibertes

Profession de foi de IdL: *Je suis libéral, c'est à dire partisan de la liberté individuelle comme valeur fondamentale. *Je ne crois pas que libéralisme soit une une théorie économique mais plutôt une théorie de comment appliquer le Droit au capitalisme pour que ce dernier fonctionne à la satisfaction générale. *Le libéralisme est une théorie philosophique appliquée au Droit, et pas à l'Economie qui vient très loin derrière dans les préoccupations de Constant, Tocqueville , Bastiat, Raymond Aron, Jean-François Revel et bien d'autres; *Le but suprême pour les libéraux que nous incarnons étant que le Droit empêche les gros de faire du mal aux petits,les petits de massacrer les gros mais surtout, l'Etat d'enquiquiner tout le monde.

11 Commentaires

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  • Dan

    27 mai 2022

    Article qui nous interroge et nous inquiète à la fois. Partie d’Afrique, notre espèce a eu froid et s’est réfugiée dans la technique. Compréhensible. Cependant il aurait fallu respecter un certain équilibre.
    Cet équilibre est difficile, voire impossible puisque dès la naissance chaque enfant a une partie de son avenir déjà prévisible.
    Voici que, d’après le Figaro, les salariés britanniques deviennent des esclaves « de leurs compteurs gaz, électricité » sans doute aussi bientôt de l’eau etc… Salariés, esclaves, recevant de temps à autre des « aides ». Nos dirigeants auront ainsi bonne conscience.
    Il fallait donc rester en Afrique. Pourtant les africains continuent à arriver en nombre dans nos villes en partie à cause des facilités données par la technique. Qui gagne ainsi de nouveaux salariés-esclaves. Il nous faut de puissantes grandes âmes pour sortir de ce cycle infernal.

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  • mempamal

    27 mai 2022

    Moi, je me pardonne.

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  • Jacques Peter

    26 mai 2022

    Relire le « Discours de la servitude volontaire ». La Boëtie avait déjà tout compris au au 16ème siècle;

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    • Frank Deljeune

      26 mai 2022

      Eh oui ! Mais il faut lire aussi Turing qui en 1954 prédisait qu’à la fin du siècle, il serait impossible de distinguer entre la machine et l’homme en ce qui concerne la faculté de penser, et Harari qui prévoit la prise de pouvoir de la data sur l’homme (voir : « Homo Deus »).

  • Meduse

    26 mai 2022

    On a transformé des esclaves en cerfs des multinationales (ce que l’on appelle le grand capitalisme ), c’est nouveau mastodonte du commerce mondial derrières les quels se cachent des états ou des sectes ! Ravage tout ! Hommes et terre … depuis longtemps la lumière viens de soi ! Et de notre terre le reste n’est que manipulation de masse ou individuelle.

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  • Olivier Sedeyn

    26 mai 2022

    Beau témoignage vivant et juste, à mes yeux. La modernité est une forme de développement de l’esclavage sous le drapeau de la libération. Et les Anciens l’avaient vu (Platon, Aristote). Les modernes sont des idolâtres, alors que la pensée pré-moderne, qui s’est poursuivie plus ou moins souverainement (heureusement !) depuis la naissance de la modernité il y a tout de même 500 ans, tout en s’ouvrant à « plus grand que l’homme » (Dieu, la vérité, l’amour, la beauté) met l’homme « à sa place ». Ce que font également les pensées de l’orient. Pour renaître, il faut prendre conscience du caractère diabolique (diviseur !) de la société moderne et « revenir » aux pensées qui décentrent l’homme de lui-même. Revenir au bon sens et à la recherche de la vérité. Connaissez-vous Leo Strauss, dont j’ai traduit quelques livres ? Il m’a initié à la compréhension de la modernité. Il dit que la modernité a construit, à l’intérieur de la « Caverne » (de Platon) une « deuxième » caverne, afin de faire en sorte de ne plus jamais pouvoir sortir de la caverne.

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    • Philippe

      29 mai 2022

      Ravi de lire votre analyse et citation de Léo Strauss : dans son  » droit naturel et histoire  » je retiens p.33 « ..L’etat mondial suppose un développement technologique qu’Aristote n’aurait pu imaginer , lequel exige a son tour que la science ait pour but essentiel la conquete de la nature et que la technologie soit émancipée de tout controle moral et politique …..p.35-36 : l’attaque de Nietzsche contre l’historicisme du XIX eme siécle – qui prétendait etre une vision théorique – a été décisive. Pour Nietzsche l’analyse théorique de la vie humaine pose la relativité de toutes les visions du monde et ainsi les dévalue rendant impossible la vie humaine en détruisant l’atmosphère protectrice indispensable à toute vie , toute culture , toute action . Puisque l’analyse théorique prend ses appuis en dehors de la vie , elle ne sera jamais capable de la saisir . Elle est  » dégagée  » et fatale a l’engagement . Et qu’est ce que la vie si ce n’est s’engager ? Nietzsche préfère la vie tragique à la vie théorique . En p.50 à propos de Max Weber qui amène nécessairement au nihilisme ou a l’idée que toute préférence , vile ou folle doit etre regardée comme tout aussi légitime que n’importe qu’elle autre …Weber entrevoit soit un renouveau spirituel ( des prophètes nouveaux ou bien une renaissance des idéaux anciens ) soit une pétrification mécanique agrémentè d’une vanité convulsive , autrement dit l’ impossible accomplissement humain sinon celui des spécialistes sans ame et des voluptueux sans coeur .
      De mon point de vue de Weber a Hitler et d’Hitler a Klaus Schwab il y a une filiation mécaniste , typique de la théologie protestante dont l’éthique contraignante est purement interne , individualiste . P. 53 Weber énonce en réalité la guerre de tous contre tous , un pandémonium . Son impératif est  » écoute ton démon – dieu ou Diable – sans te soucier de savoir si il est bon ou mauvais  » . Pour dépasser l’impasse germanique ( Hegel-Marx-Weber ) Strauss offre la vision d’Hobbes ( p.167 ) : le libéralisme soutient le droit naturel de la personne à la vie contre toute doctrine de devoir à l’Etat. Le droit naturel a la vie est inconditionnel , les devoirs ne sont que conventionnels et conditionnels . Tous les droits du Souverain ou de la société dérivent des droits qui appartenaient a l’origine a l’individu. L’individu en tant que tel doit etre regardé comme un etre complet indépendamment de la société civile . Strauss décape aussi la révolution française a l’aide de Burke ( p.170) : ..les philosophes parisiens rendent odieuse ou méprisable cette catégorie de vertus qui freinent les appétits . A la plac e de tout cela ils installent une vertu qu’ils appellent humanité ou bienfaisance .
      Strauss rénove par sa mise en exergue les obstacles camouflés qu’ont érigé les existentialistes a la suite d’Heidegger contre une plénitude de la vie ( je cite sa  » Philosophie politique et Histoire  » ( pp.73-104) ; Kant , Husserl, Heidegger sont passés à la moulinette …Je laisse aux lecteurs d’IDL le soin de découvrir Léo Strauss .

  • Bilibin

    25 mai 2022

    Je ne me souviens plus bien comment je suis tombé sur Carl Jung il y a 10 ans mais cela m’a beaucoup aidé à comprendre ce qui se passait dans ma tête (les archétypes, l’anima etc).
    Il est d’ailleurs amusant de le lire se lamenter il y a 100 ans déjà de l’état de « l’homme moderne » et notamment de sa déconnexion avec l’expérience du divin : que dirait-il aujourd’hui?!

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  • Philippe

    25 mai 2022

    Ortega Y Gasset a bien cerné dans  » Meditation sur la technique  » cette crise des désirs provoquée par le superflu procuré par la technique . Ce bien-etre ne comble pas le vide moral. La technique ne rend pas meilleur . Le recours aux mystiques est un refus de la compromission morale née de cette technique .

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  • Frank Deljeune

    25 mai 2022

    Mais on dirait du Harari (« Homo Deus » par exemple) chez Turing’ la machine ne domine pas encore, mais elle devient l’égale de l’Homme. Chez Harari, c’est la « data » qui domine, et l’Homme et la machine, tout comme l’homme a réduit le règne animal en esclavage, la data va mettre l’humain en esclavage. Je crois que ce sont seulement les tropismes de la société de consommation qui donnent cette illusion dont.nous reviendrons un jour : « Je consomme, donc je suis ».

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    • Philippe

      29 mai 2022

      Harari est une marionette du NOE – WEF – CFR , un laquais de Davos et des oints du Seigneur ; ses pavés sont des appels a la capitulation morale et politique .

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Les livres de Charles Gave enfin réédités!