La venue du père Sirico ce Jeudi 6 septembre, (dont nous vous proposerons bientôt une vidéo), nous a permis de nous pencher à nouveau sur les raisons pour lesquelles Libéralisme et Christianisme seraient étroitement liés.
Comme Charles Gave aime à la rappeler « Dieu ne sait compter que jusqu’à un ». Derrière cette demi boutade, se cache une vérité fondamentale qui est ancrée au cœur de ces deux pensées : l’homme.
L’homme et sa capacité de décision est à la fois au cœur de la religion Chrétienne et du Libéralisme.
L’homme est tout. L’homme est responsable ; de ses choix et de ses errements. Et c’est parce que ces choix doivent s’affirmer que les libertés sont alors nécessaires. En effet, si nous sommes réputés « pécheurs », c’est-à-dire moralement responsables, c’est que nous sommes réputés pouvoir agir pour le mal autant que pour le bien, c’est donc que nous sommes réputés être libres. Nous ne sommes pas tenus par une nécessité, un destin. Nous pouvons « changer le monde ». Si l’on me dicte comment m’habiller tous les matins, je n’ai pas le choix de me tromper. La liberté d’exercer mon mauvais gout est un des prémices nécessaires à ma condition humaine. De ceci, le père Sirico en appelle à une autre vérité fondamentale : la dignité humaine.
Parce que l’homme est tout ; il est absolument fondamental de garder en mémoire que l’homme prévaut sur toute utilité. Ainsi, en tant que Libéraux, en tant que Chrétien, si nous reconnaissons au marché un ordre spontané, nous lui reconnaissons cette valeur pour servir l’homme. Le marché est un outil. Petit ou grand. La dignité inhérente à l’homme s’oppose ainsi à toute marchandisation de ce dernier. L’homme n’est pas là pour servir de marché, le voudrait-il.
Pour beaucoup de nos contemporains influencés par la propagande anti-chrétienne, le christianisme est synonyme de dogmatisme – et il est, en ce sens, incompatible avec la liberté de conscience et de recherche intellectuelle inséparable du concept de libéralisme Ainsi, le fait même de prendre conscience de ses limites peut aider la raison humaine à reculer celles-ci. Le père Sirico nous a ainsi rappelé la valeur qu’il accordait à la science car si l’on veut progresser vers la vérité, il faut sacrifier la certitude. Il faut poser en thèse que toute vérité scientifique peut être remise en cause, par des faits, par des raisonnements nouveaux qui, eux-mêmes, doivent pouvoir être mis en avant par des hommes et des institutions libres.
Sur ce sujet, Hayek avait ainsi dévellopé une thèse vigoureuse :
« Toutes les institutions de liberté sont des adaptations au fait fondamental de l’ignorance ; elles sont forgées pour permettre d’affronter les hasards et les probabilités, non la certitude ». L’historien ne peut voir un simple hasard dans le fait que ce sont des chrétiens, notamment jansénistes et calvinistes, qui ont reconnu la valeur morale de l’échange marchand (Pierre de Boisguilbert, Turgot, Say, Bastiat…). C’est cette conviction que l’économie de marché est bonne moralement parce qu’elle seule peut nourrir les pauvres, qui sera à l’origine de l’idée d’industrialisme, imaginée par Turgot et développée par Jean-Baptiste Say. (cf : Excellent ouvrage de Jean-Baptiste Noé : la parenthèse libérale). L’économie de marché nourrit et pacifie les hommes.
Ce qui me permet d’arriver à la transition d’une excellente question posée par Alexandre Del Valle que je résumerai ainsi « : « que devrait être l’attitude du Chrétien devant les vagues d’immigration illégales que connaissent nos pays ». Non sans un certain humour, le père Sirico rappela alors son origine Italo-Américaine d’une famille de 13 enfants pour s’interroger sur les différences entre cette émigration de 1905 (Aux USA) et l’immigration actuelle.
L’intervention de l’état ; encore une fois, est venu galvauder une charité qui fonctionnait par l’entraide entre famille et proches. La création de subsides, de « droits » « de protections sociales » a enrayé le processus d’assimilation naturelle. Par ailleurs, s’il est établi qu’il existe une telle chose que les Nations (à tort ou à raison), alors il existe une telle chose que les frontières.
Il est vrai qu’un premier chantier « caritatif », consiste à donner gratuitement à ceux qui sont dans le dénuement absolu, à nourrir dans l’urgence ceux qui ont faim, à habiller dans l’urgence ceux qui sont nus.Mais il y a des chantiers plus vastes, ceux qui permettent d’éviter que les hommes ne se retrouvent dans des situations d’urgence, nus et affamés. La politique, qui vise à créer un État juste et efficient, est manifestement l’un de ces grands chantiers. La recherche scientifique, qui vise à trouver les moyens d’utiliser les lois de la nature pour mieux servir les fins humaines, en est un autre.
Les hommes qui ont fait l’économie moderne aux XIXe et X Xe siècles et qui ont abouti à l’extinction du paupérisme en Europe, ont peut-être été plus fraternels que les plus fraternels des « petits frères des pauvres », s’ils ont travaillé à construire et à faire subsister une société où il fait meilleur vivre que dans le monde de pénuries et de catastrophes qu’a connu le Moyen Âge et qu’ont recréé les socialismes modernes de droite et de gauche. Il est réducteur de dire que l’employé qui fait habilement son travail, le cadre qui gère justement et à propos, l’entrepreneur qui crée des activités, en recevant pour cela la rémunération stipulée par leur contrat de travail ou celle du marché, font seulement œuvre de justice. D’abord, en travaillant pour se nourrir eux-mêmes et leurs familles, ils délivrent autrui du soin de les nourrir ou du désarroi de les voir dans la misère, ce qui peut être estimé charitable, si cela rend disponible la charité d’autrui pour ceux qui sont véritablement dans le besoin.
Et s’il est une valeur que l’homme ne doit jamais jamais perdre de vue et à fortiori le Chrétien, c’est l’espoir. L’espoir et l’absolue confiance que nous trouverons les ressources humaines,pratiques, intellectuelles pour tous nous tirer vers le haut.
Vous trouverez ci après, les textes en Anglais puis en Français originaux:
Rev. Robert Sirico
Catholique et libéral. Les raisons morales d’une économie libre
6 September 2018
Paris, France
It is so often the case that when one speaks of a market economy, or of free markets, one thinks first about money or abstract calculus or wealth. It is certainly understandable that finances and equations and other abstractions come into play when making economic analysis, because, of course, these help us to understand the world of limited resources and their best application.
But I think there is something far more fundamental and essential that is at the heart of economics. Fundamentally, economics is the process by which human beings act in ways they deem best to meet their needs and the needs of their families.
It is a fair question to ask what economics has to do with religion or morality. Or why a priest would write a book so boldly setting out to offer a specifically moral defense of the free economy?
If I were to attempt to answer what it is that I see in a right ordering of economic life that captures my moral imagination I would have relate an encounter from my earliest years as a child that provides a backdrop to the way I think about these matters. I write about this encounter with a neighbor, Mrs. Schneider, in my book.
Growing up, I lived in a small apartment in Brooklyn, New York next door to Mr. and Mrs. Schneider. Mrs. Schneider was often in her kitchen, working and baking, and I would often talk with her through the window opening just a few feet away. I recall on a beautiful spring day I was standing at the window sill looking into Mrs. Schneider’s kitchen, and she was making something. She had a kind of 1950’s dress on with short sleeves, and she was adding ingredients, and stirring them in her mixing bowl. It turned out that she was making rugelach, a flaky and delectable Eastern European pastry.
The ingredients are walnuts and raisins, cinnamon, sugar, butter, and of course, flour. She rolled out the dough, and cut it into triangles. Then she dropped in some of the ingredients and rolled them into crescents, and placed them onto a cookie sheet, which she slid into her Wedgwood oven.
Pretty soon the fragrance was wafting from her window into my window, and I was mesmerized by her undulating motions, sliding the rugelach gracefully into the oven, and gracefully back out. During this whole time, Mrs. Schneider didn’t look at me once. She was busy making the rugelach – until the end, when she pulled out the tray of rugelach, looked directly at me, and said “You come, I’ll give you (something) to eat.”
So I scampered up over my windowsill and walked the two or three steps to her windowsill and held out my greedy-little hands, and she placed a napkin onto them, and proceeded to place these lush, warm rugelach into the napkin, and I could smell them and feel the warmth of them.
And as Mrs. Schneider did this, I noticed that there were a series of blue tattooed numbers on her forearm. I didn’t know what that meant, and to be honest with you, I was concentrating on the rugelach.
I thanked her and went back into my kitchen, and immediately wrapped the pastries up nicely and moved the bread box just slightly so I could move them behind it to hide them from my siblings. (The Siricos raised no dumb children.)
My mother was working around the house that day, and she was half-paying attention to me in the kitchen, and I told her that Mrs. Schneider had given me these goodies, and I said “Mom, why does Mrs. Schneider have these numbers on her arm?” And she sat me down at our kitchen table, and she said “you know when you watch the Western movies on television on Saturday morning, and the cowboys will catch a calf, and brand them? That’s what some people did to Mr. and Mrs. Schneider.
They thought they owned them, and that they could do that to them. That’s what those numbers are – they’re “branded”. I was horrified.
And I remember very clearly my initial visceral, instinctual repulsion that anyone would treat another human being like an animal. That conversation I had with my mother formed the way that I viewed everything else that unfolded in the world at that time in history. It caused me to see the civil rights movement in a whole new way, when I saw young people being beaten up by police, or hosed down with fire hoses because they wanted to eat at a Woolworths, when I saw the unfolding of what happened in Cuba, or the Vietnam war, or in China.
As I began to observe the world around me, I observed all of it from the lens of who human beings are, and their inherent dignity. For a number of those years, especially in the 1970’s, I was very much about activism and about defending human rights.
I can’t say that I understood it then as well as I do now, but the primary motivator of all of that, was this anthropological vision, that unless we understand who human beings are, unless we get the anthropology right, no matter what political or economic systems we put in place, we won’t get anything else right.
Right in that whole experience and what I learned became the seed of what I would later found in the Acton Institute. It became the grounding of my whole understanding of human relationships, mainly that human beings have a dignity beyond their utility.
That human beings have an inherent dignity that’s part and parcel of who they are because they are. And what this lesson in anthropology taught me about economics, is that to have any kind of economic system that could be called just, or could be worthy of the human person, it has to have the human being at the center.
Human beings are not (merely) instrumental for someone else’s use, yet economics is the action that human beings take on behalf of themselves and on behalf of their families, for human betterment and human flourishing. So really this whole encounter contained the seeds of what I understand to be an authentic understanding of economics. My mother didn’t have an 8th grade education, but in that moment, she communicated to me the most profound lesson in moral theology and moral philosophy that I have ever had from then until now.
It all goes back to that dish of rugelach that Mrs. Schneider gave me that spring day.
I see such economic matters of human freedom in the market, the right to private property, contract, and similar things as intimately tied to human persons, because all these things are created by human beings and for human beings, who are themselves created by God in whose image they are fashioned, and are endowed with a vocation to themselves be creative and productive and responsible.
The holocaust is, of course, singular in its evil, but it proceeds from the same anthropological error as other forms of socialism: a disregard for the inherent dignity and unrepeatability of human persons in their uniqueness and capacity to engage their minds with the material world to draw out of the natural resources of the material world which can be placed at the service of the human family.
In economic terms this process of discovery and creation is call a market. But it is only when we see human persons at the center of the market, as the market’s creator and beneficiary, that we can see the moral potential of the market. And it is this reality that I seek to point to in my book.
I would hope that it would not be necessary to have to say it, but I will nonetheless say it emphatically, that in offering a moral defense of the free economy I am not offering a moral defense for everything a free market produces or offers.
That would be worse than absurd; it would be blasphemous. Perhaps the citation of a friend of mine in the book enables us to better understand the nature of markets and their moral potential as well as their moral peril.] The late Reverend Edmund Opitz, in Religion and Capitalism: Allies, Not Enemies (Arlington House, 1970) states it this way: “The market will exhibit all the shortcomings and failures that people, in their peaceful acting, will exhibit.”
What this means is that our increasing interconnectedness hold great potential for offenses against human dignity. Advances in technology and communication, along with globalization, can make it easier to distribute things that are not only good for us, but things that are bad for us as well. It makes it easier to distribute materials that promote the degradation of human sexuality, or the exploitation of women, and an inflated sense of our rights along with a lessening sense of social responsibility.
But these cultural problems are accompanied by positive opportunities as well, including an invitation for religious communities to do what they do best, which is to lead men and woman to a conversion of life, so that all their values and choices, including those in the economic sphere, reflect their encounter with the truth about God and human nature.
Since Christianity is universal, we are now well situated to extend its message throughout the entire world. That truth and the community around it embolden us to proclaim the absolute dignity of all human persons, and to build political, charitable, and market institutions that reflect that dignity. The challenge now is to use the opportunities that globalization affords us, for a new evangelization that will transform the global culture for the better.
Conclusion:
For much of the last century we have seen an ideology that captured the moral imagination of many people in offering an explanatory taxonomy of the world. It held that there is a fundamental antagonism embedded in human relations that requires a constant struggle between those who own the means of production and workers who use the means of production to produce things.
In that view, this antagonism requires a continual conflict of classes, indeed a “warfare” that would continue until private property of the means of production were socialized so as to insure the well-being of the poor and downtrodden.
An alternate vision of social reality in contradistinction to economic class warfare might be described by the phrase used as the title to a very good book by Fredrick Bastiat, “Economic Harmonies”.
To my mind it is very intriguing that it was not an economist who succeeded in identifying and demolishing Karl Marx’s error, but a nun, St. Teresa of Calcutta.] Neither an economist nor a theologian, in her book entitled No Greater Love (New World Library, 1989), she succinctly states “We have no right to judge the rich. For our part, what we desire is not a class struggle but a class encounter, in which the rich save the poor, and the poor save the rich.”
Français:
Père Robert Sirico
Catholique et libéral. Les raisons morales d’une économie libre
6 septembre 2018 – Paris, France
Bien souvent, lorsque quelqu’un parle d’économie de marché ou de marchés libres, l’on pense à de l’argent, à un calcul abstrait ou à de la richesse. Il est sans aucun doute compréhensible que les finances, les équations ou autres abstractions entrent en jeu lorsque l’on procède à une analyse économique, car elles nous aident bien sûr à comprendre le monde des ressources limitées et par là même à savoir comment les utiliser au mieux.
Je crois cependant que quelque chose de bien plus fondamental et essentiel se trouve au cœur de l’économie. Fondamentalement, l’économie est le processus par lequel les êtres humains agissent des manières qu’ils estiment les plus compatibles avec leurs besoins ainsi que ceux de leurs familles.
Il est juste de se demander ce que l’économie a à voir avec la religion et la moralité. Ou encore de s’interroger sur les raisons qui ont conduit un prêtre à écrire un livre si audacieux pour offrir une défense spécifiquement morale à l’économie libre.
Si je devais tenter d’expliquer ce qui, dans une vie économique bien ordonnée, saisit mon imagination morale, je relaterais une rencontre que j’ai faite dans ma petite enfance et qui constitue la toile de fond dans ma manière de penser ces questions. Je me réfère à ma rencontre avec une voisine, Mme Schneider, dont il est question dans mon livre.
J’ai grandi dans un petit appartement du quartier de Brooklyn, à New York, situé juste en face de chez M. et Mme Schneider. Mme Schneider passait beaucoup de temps dans sa cuisine, à travailler et à faire des gâteaux. Je pouvais souvent lui parler par sa fenêtre ouverte qui était à un mètre à peine de la mienne. Je me souviens d’une splendide journée de printemps, où je me tenais à ma fenêtre, regardant une fois encore la cuisine de Mme Schneider. Celle-ci préparait quelque chose. Vêtue d’une robe à manches courtes d’un style années 50, elle assemblait des ingrédients, en les mélangeant dans un saladier. Il s’avéra qu’elle préparait des rugelachs, une pâtisserie feuilletée délicieuse provenant d’Europe de l’Est.
Le rugelach était fait de noix, de raisins secs, de cannelle, de sucre, de beurre et bien sûr de farine. Ma voisine déroulait la pâte et la découpait en petits triangles. Elle y répartissait ensuite les ingrédients mélangés et enroulait les triangles pour former des croissants. Elle les plaçait enfin sur une plaque à biscuits qu’elle glissait dans son four Wedgwood.
Bien vite, un parfum enivrant s’est diffusé de sa fenêtre jusqu’à la mienne. J’étais déjà hypnotisé par ses mouvements ondulatoires, alors qu’elle glissait gracieusement les rugelachs dans le four, et les en retirait tout aussi élégamment. Durant tout ce temps, Mme Schneider ne m’avait par regardé une seule fois. Elle était focalisée sur ses pâtisseries, jusqu’à ce qu’elle ne sorte la dernière plaque et me regarde directement en disant : « Viens, je vais te donner quelque chose à manger ».
J’ai alors escaladé le rebord de ma fenêtre et ai fait deux ou trois pas jusqu’à la sienne, tendant mes petites mains avides. Elle a déposé dessus une serviette pour y placer les rugelachs chauds et savoureux : je pouvais sentir leur parfum et leur chaleur.
Tandis que Mme Schneider s’exécutait, j’ai remarqué qu’elle avait une série de numéros bleus tatoués sur l’avant-bras. J’ignorais ce que cela pouvait bien être, et pour être tout à fait honnête, j’étais davantage absorbé par les friandises.
Je l’ai remerciée et ai regagné ma cuisine, enveloppant immédiatement mes biscuits avec soin. J’ai alors légèrement déplacé la boîte à pain, afin de les cacher derrière, à l’abri de mes frères et sœurs (les Sirico n’ont pas mis au monde des idiots!).
Ma mère effectuait des tâches à la maison ce jour-là, et ne me prêtait qu’une attention distraite dans la cuisine. Après lui avoir rapporté que Mme Schneider m’avait donné des friandises, je lui ai dit : « Maman, pourquoi Mme Schneider a-t-elle des numéros sur son bras ? ». Elle m’a fait asseoir à la table de la cuisine et m’a interrogé : « Vois-tu les westerns que tu regardes à la télévision le samedi matin, avec les cowboys qui attrapent les veaux et les marquent au fer rouge ? C’est ce que des personnes ont fait à M. et Mme Schneider. Ils pensaient les posséder, qu’ils avaient le droit de leur faire cela. C’était donc ce que signifiaient ces numéros : ils étaient « marqués au fer rouge ».
J’étais horrifié.
Et je me souviens très clairement de mon premier sentiment de dégoût, viscéral et instinctif, face à l’idée que quiconque puisse traiter un autre être humain comme un animal. Cette conversation que j’ai eue avec ma mère a façonné ma façon de percevoir tout ce qui se déroulait dans le monde à cette époque de l’histoire. Cela m’a fait voir le mouvement des droits civiques d’une tout autre façon, lorsque je voyais des jeunes être frappés par la police, ou chassés à coups de jets d’eau parce qu’ils voulaient manger dans un magasin Woolworths, lorsque je voyais les événements de Cuba, du Vietnam en guerre, ou de Chine.
Alors que je commençais à observer le monde autour de moi, je le percevais sous le prisme de la dignité inhérente à l’être humain. Durant un certain nombre de ces années, spécialement dans les années 1970, j’étais très porté sur l’activisme et la défense des droits de l’homme.
On ne peut pas dire que je la comprenais aussi bien qu’aujourd’hui, mais ma motivation première prenait racine dans une vision anthropologique. Une vision selon laquelle nous ne pouvons rien appréhender de la bonne façon si nous ne comprenons pas ce que sont les êtres humains, si nous ne comprenons pas l’anthropologie correctement, peu importe les systèmes politiques et économiques que l’on met en place. Rien de ce que nous ferons n’ira dans le bon sens en l’absence de ces éléments fondamentaux.
C’est précisément dans toutes ces expériences et dans ce qu’elles m’ont enseigné que se trouvait la semence de ce que j’allais ensuite bâtir avec l’Institut Acton. C’est devenu la pierre angulaire de toute ma compréhension des relations humaines, qui veut que les êtres humains soient dotés d’une dignité qui va au-delà de leur utilité.
Les êtres humains possèdent une dignité innée faisant partie intégrante de ce qu’ils sont, parce qu‘ils sont. Et ce que cette leçon d’anthropologie m’a appris de l’économie est que tout système que l’on pourrait qualifier de juste, ou qui serait digne de l’humain, place la personne humaine en son centre. Si les êtres humains ne sont pas (simplement) destinés à être utiles aux autres, l’économie représente néanmoins l’action que les humains accomplissent pour leur propre compte et celui de leurs familles en vue de l’amélioration et de l’épanouissement humain dans son ensemble.
Toute cette rencontre contenait donc les germes de ce qui me semble être une authentique appréhension de l’économie. Ma mère n’avait même pas son brevet des collèges mais ce jour-là, elle m’a donné ce qui restera l’une des leçons de théologie et de philosophie morales les plus profondes de ma vie. Tout remonte à ce plat de rugelachs que Mme Schneider m’a offert, ce fameux jour de printemps.
Je retrouve ces questions économiques de la liberté humaine dans le marché, le droit de la propriété privée, des contrats et autres choses similaires en tant qu’éléments intimement liés à la personne humaine, car toutes ces choses sont créées par des êtres humains pour des êtres humains, qui eux-mêmes sont créés par Dieu et façonnés à Son image. Ils se voient attribuer une vocation pour être à leur tour créatifs, productifs et responsables.
L’holocauste est, bien entendu, un mal tout à fait singulier, mais il procède de la même erreur anthropologique que toutes les autres formes de socialisme: un mépris envers l’unicité et la dignité inhérente à chaque être, envers sa capacité à faire usage de son esprit dans le monde matériel pour en extraire les ressources naturelles qui peuvent être mises au service de la famille humaine.
En termes économiques, le processus de découverte et de création s’appelle le marché. Mais ce n’est que lorsque les personnes humaines sont placées au centre du marché, en tant qu’il appartient à la fois au créateur et au bénéficiaire, que nous pouvons percevoir le potentiel moral de ce marché. Et c’est cette réalité que j’essaye de mettre en lumière dans mon livre.
J’aimerais croire qu’il n’est pas nécessaire de le dire, mais je vais le faire au cas où, et avec insistance : en proposant une défense morale de l’économie libre, je ne suis en aucun cas en train d’apporter une caution morale à tout ce qu’un marché libre produit et offre.
Ce serait plus qu’absurde ; ce serait blasphématoire. Une citation d’un de mes amis reprise dans le livre peut sans doute nous aider à mieux comprendre la nature des marchés et leur potentiel moral, de même que leur péril moral. Le regretté père Edmund Opitz, dans Religion and Capitalism : Allies, Not Enemies (Arlington House, 1970) déclare la chose suivante : « Le marché fera apparaître tous les défauts et les défaillances que les personnes, dans leur action pacifique, montreront ».
Cela signifie que notre interconnexion accrue contient un grand potentiel d’offenses à la dignité humaine. Les progrès en matière de technologie et de communication, de concert avec la mondialisation, facilitent la distribution de choses qui ne sont pas uniquement bonnes pour nous, et qui peuvent également être mauvaises. Il devient plus facile de diffuser du matériel promouvant la dégradation de la sexualité humaine, l’exploitation de la femme, ou d’encourager une perception démesurée de nos droits ainsi qu’une diminution du sentiment de responsabilité sociale.
Cependant, tous ces problèmes culturels ne vont pas sans un lot d’opportunités positives, notamment l’invitation pour les communautés religieuses à faire ce qu’elles font de mieux, à savoir guider hommes et femmes vers une conversion de vie, afin que leurs valeurs et leurs choix – y compris dans la sphère économique – reflètent leur rencontre avec la vérité de Dieu et de la nature humaine.
Puisque le christianisme est universel, nous sommes à présent en position d’étendre son message au monde entier. Cette vérité, et la communauté qui se forme autour d’elle, nous enjoint à proclamer l’absolue dignité de chaque personne humaine, de bâtir des institutions politiques, caritatives et de marché qui reflètent cette approche. Le défi qui se pose à présent est celui de savoir utiliser les opportunités que la globalisation met à notre disposition, pour une nouvelle évangélisation qui transformera positivement la culture mondiale.
Conclusion:
Durant toute une partie du siècle passé, j’ai vu une idéologie s’emparer de l’imagination morale d’un grand nombre de personnes en offrant une taxonomie explicative du monde. Celle-ci soutenait qu’il existait un antagonisme fondamental ancré dans les relations humaines, lequel exigeait une lutte constante entre ceux qui possèdent les moyens de production et les travailleurs qui utilisent les moyens de production pour produire des choses.
Dans cette perspective, un tel antagonisme nécessite une lutte des classes continuelle, une véritable « guerre » qui se poursuivrait jusqu’à ce que la propriété privée des moyens de production soient collectivisés, afin d’assurer le bien-être des pauvres et des opprimés.
Une vision alternative de la réalité sociale par opposition à la lutte des classes pourrait être illustrée par le titre d’un très bon ouvrage de Frédéric Bastiat, Harmonies économiques.
Curieusement, l’une des personnes ayant le mieux réussi à identifier et à démolir l’erreur de Karl Marx n’est pas un économiste mais une religieuse, sainte Teresa de Calcutta. Dans son livre Il n’y a pas de plus grand amour (JC Lattès, 1997), cette femme, qui n’est pas non plus une théologienne, déclare simplement : « Nous ne considérons pas avoir le droit de juger les riches. Nous ne croyons pas en une lutte entre les classes, mais à une rencontre entre les classes, rencontre dans laquelle le riche sauve le pauvre, et le pauvre sauve le riche ».
Catholique et libéral – Les raisons morales d’une économie libre (Robert Sirico), 288 pages, Éditions Salvator (Paris).
Auteur: Emmanuelle Gave
Emmanuelle Gave est titulaire d'un DEA de Droit des AFFAIRES de PARIS II (Assas), ainsi qu'un LL.M de Duke University. Lauréate du barreau de Paris, elle prête serment en 1996. Elle est Directrice Exécutive de L'Institut des Libertés depuis janvier 2012.
Martin Didier
9 octobre 2018Bonjour Mesdames et messieurs de l’IDL.
Je ne suis pas un intellectuel de l’économie mais j’essaie de lui appliquer un certain bon sens ordinaire. Que vous en semble ?
Merci
—————
Vers la consommation efficace ?
La publicité devrait disparaître de la société.
La grande faiblesse de l’économie libérale parmi toutes ses qualités, c’est son incapacité absolue à créer la consommation efficace : il n’y a pas d’entreprises de consommation, le concept même n’existe pas.
Si on subdivise l’acte économique fondamental en quatre composantes : produire, vendre, acheter, consommer, la logique relevant du bon sens le plus ordinaire voudrait que cet acte soit efficace dans ses quatre composantes : d’un côté produire – vendre et de l’autre acheter – consommer. Or, depuis la fin du Second Empire le libéralisme conserve cette contradiction permanente qui est d’être le plus efficace possible dans les deux premières composantes, produire, vendre ( la machine, l’ordinateur ) et le moins efficace possible dans les deux dernières, acheter, consommer ( les métiers de la vente et la publicité ).
Concrètement il est de plus en plus difficile d’être un consommateur efficace, il y a donc là théoriquement un problème à résoudre pratiquement. Or un des principes de base de l’économie libérale c’est le principe : » un problème à résoudre, c’est de l’argent à gagner « . Être un consommateur efficace, c’est un problème de plus en plus difficile à résoudre et ce pour deux raisons. D’une part parce que les produits matériels achetés, voitures, machines à laver, vêtements de sport, télévisions etc sont, pour des raisons techniques, de plus en plus sophistiqués et donc il est de plus en plus difficile pour le client ordinaire de distinguer le bon du mauvais. Et d’autre part parce que, un peu pour les mêmes raisons, les entreprises exploitant de plus en plus la rationalité dans la production ( en clair, l’ordinateur et le robot ) comme deux et deux font quatre pour tout le monde : de plus en plus tout le monde résout les mêmes problèmes en adoptant les mêmes solutions et aboutissant aux mêmes succès. Pour résumer, on a tendance à faire tous la même chose chacun de son côté. Et comme le consommateur a de plus en plus de mal à distinguer le produit qui correspond le mieux à son intérêt le libéralisme devrait permettre l’éclosion un peu partout dans le monde moderne » d’entreprise de consommation » pour résoudre ce problème en lieu et place du consommateur lui-même.
En clair, il s’agit d’envisager au moins dans son concept, la simple notion d’entreprise de consommation.
Le principe en lui-même est d’une extrême simplicité : un magasin dans lequel tous les produits et services seraient recommandés par l’Institut National de la Consommation et l’Union Fédérale des Consommateurs et non pas et même surtout pas par le magasin lui-même !
Dans le principe il s’agirait de proposer des produits correspondant exactement à l’intérêt du consommateur, l’intérêt de l’entreprise lui étant étroitement associé. Il s’agirait donc d’inverser exactement le comportement du consommateur actuel. Il s’agirait de remplacer le comportement : » j’achète n’importe quel produit dans n’importe quel magasin mais pas de n’importe quelle marque, je choisis la marque pour laquelle j’ai été programmé par la publicité » par le comportement inverse : » j’achète n’importe quel produit de n’importe quelle marque mais pas n’importe où. Je l’achète dans une entreprise de consommation quelle que soit la marque du produit « . Ce qui fait qu’on aboutirait à terme à la disparition progressive des métiers de la vente et en particulier de la publicité.
Ce serait l’acte d’acheter qui serait professionnalisé alors que dans l’économie libérale classique, ce qui est professionnalisé c’est l’acte de vendre. Il s’agirait véritablement d’une entreprise d’achat et non d’une entreprise de vente.
Concrètement dans l’entreprise de consommation, il s’agirait de proposer au client un choix réduit en quantité mais ciblé en qualité. Par exemple, au lieu de proposer au client de choisir entre 15 ou 20 machines à laver à chargement frontal et autant à chargement dessus, il s’agirait de choisir entre seulement 5 ou 6 de chaque type de machines par catégorie mais correspondant exactement à des besoins de consommation différents. C’est-à-dire que dans chaque catégorie ( pour un libéral chaque marché ), la machine choisie par l’entreprise de consommation et proposée au client comporterait toujours le meilleur rapport qualité-prix, décernée par un organisme d’Etat, l’INC et un organisme privé associatif l’UFC. Cette évolution économique pourrait à terme, inciter les producteurs à toujours chercher à se différencier entre eux par le seul rapport qualité-prix du produit plutôt que par la manipulation psychologique du client. En quelque sorte revenir au principe simple : le monopole ou la concurrence utile mais pas la concurrence inutile.
Tous ces raisonnements logiques semblent tenir du bon sens le plus ordinaire… Et qu’en est-il concrètement ? Rien ! Rigoureusement rien !
En effet, si l’économie libérale se développait dans ce sens, progressivement les métiers de la vente et la publicité disparaîtraient et se verraient remplacer par les métiers de l’achat… On n’en prend pas le chemin, c’est le moins qu’on puisse dire ! Car effectivement, depuis maintenant un siècle et demi et ce à l’échelle planétaire, l’économie libérale a toujours fait et continue de faire exactement le contraire : les métiers de la vente et en particulier la publicité n’ont cessé d’accroître leur rôle dans la société moderne. C’est-à-dire que l’économie libérale fait très exactement le contraire de ce qui correspondrait à l’intérêt général.
Si les hommes politiques de droite étaient à la fois dans le droit fil de leur doctrine et soucieux de l’intérêt général ( il paraît que les deux sont compatibles ), il se produirait très exactement l’inverse de ce qui se produit effectivement depuis 150 ans. Quand ils sont au pouvoir, par exemple comme ministres de l’Economie et des Finances ils favoriseraient par le fisc la création et la gestion d’entreprises de consommation et défavoriseraient les entreprises de vente classiques parce que ne correspondant pas, en tout cas correspondant moins à l’intérêt général. Et quand ils sont dans l’opposition, ils pourraient proposer au pouvoir en place une fiscalité dans le sens de la consommation efficace.
Et de leur côté, si les hommes politiques de gauche étaient eux aussi dans le droit fil de leur doctrine et de leur projet social ( il paraît que les deux sont compatibles ), ils se feraient un plaisir de prendre la droite à son propre piège doctrinal en adoptant la même stratégie fiscale pour en quelque sorte » forcer » le libéralisme à évoluer vers la consommation efficace, c’est-à-dire vers l’intérêt général.
Qu’en est-il ? Depuis 150 ans, la gauche n’a jamais rien fait dans ce sens ! La gauche refuse toujours de prendre la droite à son propre piège. Et donc la droite par doctrine et la gauche par réalisme social et électoral devraient avoir une seule et même politique dans le domaine commercial : donner naissance et favoriser fiscalement la consommation efficace… c’est très exactement l’inverse qui se produit !
Intellectuellement parlant il y a d’un côté le raisonnement économique compliqué et tortueux des intellectuels de l’économie libérale qui ne mettent jamais en doute le rôle des métiers de la vente et de la publicité dans l’économie et de l’autre le raisonnement » en ligne droite » du bon sens populaire qui exigerait tout simplement que la consommation efficace soit un fait social.
Concrètement il y a d’un côté le brave électeur-contribuable qui achète tous les jours ce qu’il peut comme il peut, c’est-à-dire quasiment jamais efficacement, et toujours dans des entreprises de vente et de l’autre, l’homme politique, de droite comme de gauche, au pouvoir comme dans l’opposition, qui laisse pendant un siècle et demi l’économie libérale évoluer toujours davantage dans le sens inverse de ce qui correspondrait à l’intérêt général.
Enfin, pour résumer et pour rester dans un juste milieu entre concept abstrait et bon sens ordinaire, concrètement il s’agirait de passer de l’économie de » marché inefficace » actuelle à l’économie de » marché efficace » à venir. Il y a là au moins théoriquement en perspective une sorte de révolution économique intellectuelle possible… dont notre société moderne ne prend vraiment pas le chemin !
Il semble bien, encore une fois conformément à ce que suppose le bon sens populaire, que tant qu’on n’aura pas corrigé cette immense anomalie conceptuelle et effective, tous les efforts tant de nos hommes politiques que de nos chefs d’entreprise, buteront sur cet obstacle majeur et cette limite permanente depuis 150 ans : l’incapacité du libéralisme à créer la consommation efficace.
—————————-
Dyr'
11 septembre 2018La réponse du père à Alexandre Del Valle (que j’aime beaucoup d’ailleurs) fut éblouissante de bon sens. Le Pape devrait s’en inspirer un peu je crois.
Merci à vous Emmanuelle pour la traduction en temps réelle 🙂
bibi
10 septembre 2018Il y a une petite faute de frappe dans la traduction :
Durant tout ce temps, Mme Schneider ne m’avait par regardé une seule fois.
– par à remplacer par : pas.
idlibertes
10 septembre 2018Merci beaucoup. Je corrige
rogger
9 septembre 2018infiniment heureux de vous lire, Père Sirico, et vous Emmanuelle, née sous la bienveillance de votre Sage papa Charles.
Catholique et Libéral m’a été délivré il y a quelques jours par Amazon avec l’aide des services de la poste, ne me reste qu’a trouver le temps pour le lire.
vos propos qui précède mon commentaire m’ont mit l’eau à la bouche.
Bebas
8 septembre 2018Merci de cette synthetique presentation des pensees du Pere Sirico et de votre analyse.
La Sagesse orientale est egalement une belle source d’inspiration savez vous ? Et elle contribue a pacifier les relations et au respect mutuel.
Aljosha
7 septembre 2018Pourrait-on avoir la version anglaise ?
😉