4 avril, 2024

Iran : la clef du Moyen-Orient

Syrie, Gaza, Irak, Caucase, les théâtres d’opérations de l’Iran sont nombreux. Le pays des mollahs est la clef de la région, rien ne peut se faire en dehors de Téhéran.

Vu de France, on a beaucoup de mal à comprendre ce régime qui nous parait obscur et mystérieux, avec ses mollahs et ses femmes voilées, son idéologie islamiste, mais aussi ses femmes qui étudient les mathématiques et qui deviennent ingénieurs, son développement technique et sa civilisation millénaire. En dépit des nombreuses manifestations de la population civile, le régime tient encore. La répression est sanglante, la terreur est quotidienne, la police du régime contrôle et surveille. Nous sommes très loin de l’Iran des années 1950-1970, à l’époque où le pays était ouvert et se modernisait. Trop peut-être. Khomeiny a joué sur la corde du nationalisme en s’attaquant aux Américains et en tenant un discours anti-corruption et nationaliste qui a séduit une partie de l’opinion. Le Shah renversé, les liens diplomatiques rompus, il ne restait plus à l’Iran que la voie du ban des nations pour jouer les boutefeus au Moyen-Orient.

Le sel dans les plaies

 

Quand l’Iran n’ouvre pas les plaies, le pays y met du sel pour les entretenir et fragiliser la région. Au Yémen, en soutenant le groupe des Houthis, Téhéran maintient le feu de la guerre des clans et entretient la crainte en mer Rouge en déstabilisant le commerce mondial. Habile guerre par proxy qui permet d’atteindre ses adversaires non de façon directe, mais par des tiers. Cela permet à la fois de nuire aux Occidentaux, de conserver la main dans la péninsule arabique, de regarder de l’autre côté du détroit, c’est-à-dire vers l’Éthiopie et la Somalie et de fragiliser l’Arabie saoudite. Le Yémen, cette ancienne « Arabie heureuse » d’où viennent la myrrhe et l’encens, est aujourd’hui un carrefour de déstabilisation du Moyen-Orient.

Autre intervention iranienne, la plus notable, le Liban et la Syrie, via le Hezbollah. Ce mouvement n’est rien sans l’Iran, qui lui fournit des armes, de l’argent, des bases de replis et un contenu intellectuel et idéologique. Le Hezbollah a pris le contrôle du Liban, il est incontournable en Syrie, il menace Israël, il est l’une des épines dans la chair de la paix. Rien ne peut se faire au Proche-Orient sans passer par le Hezbollah, qui lui-même n’est rien sans l’Iran. Parfaitement structuré, en ordre de combat, fidèle et discipliné, le groupe armé bénéficie en plus du soutien non négligeable d’une partie de la population grâce à ses actions caritatives et humanitaires. La « destruction » d’Israël demeure un mythe fédérateur, capable de canaliser les énergies et de mobiliser la jeunesse. Par ce mythe politique, l’Iran démontre une nouvelle fois qu’il faut disposer d’un ennemi, afin d’orienter la politique et de fédérer les populations.

Dans le Caucase, l’Iran surveille de près ce qui se passe au Karabagh et ce que trame son voisin azéri. Comme en Iran, la population y est chiite, mais la nation l’emporte sur l’appartenance religieuse, le watan sur l’oumma.

La même problématique se pose en Irak, où la population chiite y est aussi nombreuse (près de 20% de la population). Qu’est-ce qui prédomine ? La nation, c’est-à-dire le fait d’être Irakien, où la religion, c’est-à-dire le fait d’être chiite ou sunnite ? C’est un débat porté depuis la naissance de l’Irak et la fin de la monarchie, que le parti Baas, celui de Saddam Hussein, avait tenté de régler en se positionnant sur une ligne nationaliste et laïque. Si c’est la nation qui l’emporte, alors les minorités ethniques et religieuses ont une place dans le pays, en tant que citoyen à part entière. Si c’est la religion, elles seront aux mieux tolérés, au pire chassé ou exécuté.

La milice et la communauté

Le géographe Fabrice Balanche, l’un de nos meilleurs connaisseurs de cette région et auteur d’un livre remarquable Les leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024) fait remarquer que l’Orient n’est pas compliqué et finalement assez simple à comprendre. Le problème ne vient pas de sa complexité, mais des mauvaises grilles de lecture appliquées à la région. En Orient, ce qui prime, ce sont les communautés. On est d’abord chrétiens, arméniens, druzes, alaouites, chiites, sunnites, avant que d’appartenir à un État et à un pays. La compréhension de l’existence des communautés, leurs interactions, leurs alliances, leurs combats et leurs oppositions, est essentielle pour comprendre le fonctionnement de l’Orient. Aux communautés s’ajoute un autre phénomène, qui se superpose et souvent prend appui sur elles, celui de la naissance et du développement des milices. Le Hezbollah en est une, comme le Hamas. Il y a des milices de grande ampleur (les deux précédemment citées) et des milices qui contrôlent uniquement une ville ou un quartier. Les milices n’ont pas qu’une fonction sécuritaire. Elles jouent aussi un rôle humanitaire, social, de politique locale. Elles se substituent à des États défaillants ou évaporés, elles encadrent les populations, elles se font, pour certaines, États à la place des États. L’Iran en finance beaucoup et, en retour, les milices protègent les flux financiers qui vont vers l’Iran, déstabilisent ses adversaires, luttent pour les projets de Téhéran.

Le grand reporter Emmanuel Razavi vient de publier un ouvrage remarquable d’enquête sur le fonctionnement de l’Iran, La face cachée des mollahs (Le Cerf, 2024). Il y démontre notamment comment ce pays vit du trafic de drogue, recycle l’argent sale, inonde les pays occidentaux de ces produits néfastes. Les drogues sont l’un des piliers économiques de l’Iran, lui permettant de palier les sanctions économiques (là aussi inefficaces, comme en Russie) et c’est en s’appuyant sur les milices que les trafics sont possibles, à la fois celui de la drogue et celui des flux financiers et de leur recyclage. Les flux de la drogue passent par la Palestine, le Liban, la Syrie, nourrissent des familles, enrichissent les chefs locaux, remplissent les caisses de l’État iranien. On mesure mal en Europe à quel point les drogues sont une arme de destruction massive contre les Occidentaux, comment elles sont utilisées par des États ennemis pour se financer et détruire les populations européennes. L’Iran fait partie de ces moteurs-là.

Que faire ?

Les sanctions économiques n’ont servi à rien, si ce n’est à affaiblir des populations civiles, victimes innocentes de ces affrontements. Comme en Syrie, comme à Cuba, comme en Corée. Les Européens et les Américains doivent trouver un autre levier. Le premier élément est de définir l’objectif à atteindre : est-ce le renversement du régime des mollahs ? Si c’est le cas, il faut trouver un remplaçant, or il y a peu de monde dans l’opposition iranienne, si ce n’est le descendant du dernier Shah. Il faudra trouver des fonctionnaires et des administrateurs capables d’assurer les rouages de l’État et s’appuyer sur la diaspora iranienne, en Europe et aux États-Unis, pour développer les liens économiques et relancer la machine. Avec son histoire très riche, sa population éduquée et bien formée, ses ingénieurs et ses scientifiques, l’Iran pourra facilement être remis sur pied et devenir un grand pays du Moyen-Orient. Mais il n’est pas certain que les Occidentaux aient vraiment envie d’aider à mettre un terme à ce régime. Eux aussi ont intérêt, ou avaient intérêt, à disposer d’un ennemi dans la région, pour tenir les autres pays arabes, pour bénéficier d’un précieux bouc émissaire, pour financer le réarmement. Finalement, l’Iran convenait à beaucoup. Face aux défis du monde, notamment en Asie, il est peut-être temps désormais de passer à autre chose et de prendre le dossier iranien au sérieux.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

17 Commentaires

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  • verite verite

    14 avril 2024

    L ANALYSE DE L INPORTANCE DE L ARME QU EST LA DROGUE QUI DETRUIT L OCCIDENT EST UNE REALITE / // AVEC L ARGENT DE LA DROGUE ILS PEUVENT DÉSTABILISÉS DES PAYS / SI L OCCIDENT NE FAIT PAS LA GUERRE CONTRE LA DROGUE / NOTRE LIBERTE SERA PERDU? CAR AVEC BEAUCOUP D ARGENT ON PEUT TOUT PEUT TOUT FAIRE/ VERITE

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  • germain

    13 avril 2024

    Mes deux messages ne sont pas publiés dans votre rubriques « commentaires ». Je m’interroge, que devient la liberté d’expression sur les réseaux sociaux?

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  • Dominique

    8 avril 2024

    Que proposez vous ? Anéantir l’Iran, comme d’autres qui accusent les Perses de tous les crimes et veulent nous en débarasser comme d’un furoncle ?

    C’est oublier que les USA disposent de 300 bases militaires dans le monde et pas l’Iran, que la CIA y crée des attentats stay behind partout, des coups d’état, des guerres civiles, des invasions, des embargos, et des révolutions colorées dont la dernière en date était le Maidan de Kiev en 2014 avec des néo nazis qui a mené à la 3ème guerre mondiale. C’est oublier que les USA ont massacré les Serbes, Irakiens, Lybiens, assassiné leurs dirigeants, et détruit leurs pays. C’est aussi oublier que des Occidentaux ont entrepris depuis un siècle de génocider les Palestiniens, et que ISIS, Daesch etc. sont des créatures de la CIA et du MI6.

    Notre mission à nous Français est de faire la part des choses, comme il y a 50 ans. Que s’est il passé pour que nous soyons devenus un appendice de l’empire americain ? Vous connaissez les réponses.

     » Le temps du courage » est venu, il nous faut redevenir libres et éteindre le feu.

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    • verite verite

      14 avril 2024

      LE FREXIT ET UNE REPONSE / REPRENDRE NOTRE AUTONOMIE / CAR ETRE LE VASAL DE L OTANT C EST ETRE DOMINE ET ETRE ESCLAVE DES DOMINENTS / VERITE

  • Rafael

    8 avril 2024

    Clé du Moyen-Orient ? L’Iran s’oppose depuis toujours ( les Sassanides , les Achéménides ) a l’Europe mais la Perse est aussi la clé du Caucase ; c’est par le corridor Perse que les USA ont pu sauver l’URSS de Staline en débarquant à Chappour Abbas des quantités d’armes etc..La Russie de Poutine tient donc à l’Iran comme à la prunelle de ses yeux . Et les USA toujours aussi maladroits pense gagner contre la Russie en Ukraine donc s’imaginent récupérer l’Iran ensuite . C’est d’une naiveté consternante . On note que Victoria Nuland architecte néo-con d’Euromaidan a démissionné il y a un mois et que le budget de 60 Mds $ pour armer l’Ukraine reste bloqué au Sénat . Les cartes sont redistribuées ; le conflit Iran+Hamas vs Israel devient plus stratégique ( menace Iran-Houtis sur la navigation commerciale en Mer Rouge ) que le conflit Russo-ukrainien . La réelection de Trump fera basculer l’ instabilité actuelle avec une victoire russe congelée , une chute de l’europe , une escalade nucléaire – permise à l’Iran par Obama en 2015 – donc Armageddon se profile à court terme.

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  • Bastimes

    8 avril 2024

    De quels genres de drogues qui inondent les pays occidentaux parlez-vous dans votre article? Est-ce que vous avez des sources fiables à ce sujet SVP? Merci!

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    • Karl Braun

      8 avril 2024

      L’héroine afghane transite par Téheran, la Turquie , traverse la Mer Noire , entre a Odessa , puis bifurque vers l’europe du Sud par la Roumanie, Bulgarie, Macedoine, Albanie et pour le nord de l’Europe passe par Moscou .

  • Rabados

    7 avril 2024

    Soyez franc et clair: Vous voulez lancer une guerre contre l’Iran. Vous manquez de courage cette fois ! Pour vous l’Iran est le seul ennemi de la Paix. Pas Israel, de gentilles victimes. Le régime iranien est le seul hideux car autocratique. Mais la démocratie d’extrême droite israelienne est toute belle.
    Ah bas les masques !

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  • swen

    6 avril 2024

    Pourquoi vouloir à tout prix que le régime change en Iran, laissez-donc les Iraniens en décider eux mêmes et occupez-vous de changer le régime en France. Les Iraniens utiliseraient les Houtis en proxy là c’est mal, mais les Us utilisent depuis des lustres des dizaines de pays ou de tribus comme proxy et là on ne trouve rien à redire.

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    • Michel Higuet

      7 avril 2024

      Merci pour votre commentaire.

  • L’ours des Appalaches

    6 avril 2024

    toujours l’arrogance occidentale des neocons qui s’imaginent qu’ils ont le droit de changer les régimes qui ne leur plaisent pas dans le monde
    Designer comme futur dirigeant le fils du shah qui vit à Washington est risible
    Cette arrogance a amené de multiples guerres qui ont toutes été perdues :Viet Nam,Syrie,Afghanistan etc etc
    Il est temps pour l’Occident de faire face à la réalité : le monde est multipolaire et il y a des pays qui résistent à l’Empire du Bien

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  • Louis Rodrigue

    5 avril 2024

    Petite erreur sur la population chiite qui est plutôt de 60-65%. Donc très lié à l’Iran par cette version de religion commune. À l’époque de Sadam Hussein, il était, lui et son gouvernement d’allégeance sunnite. Les chiites étaient pratiquement absents malgré leur plus grand nombre ! Son bras droit, Tarek Aziz, lui était chrétien, un fait rare dans les pays arabes. il était ministres des affaires extérieures. Vous pourrez corriger et enlever mon commentaire, s’il y a lieu.

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  • Joel najman

    5 avril 2024

    Très juste analyse me semble t’il.
    Merci

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  • Michel

    5 avril 2024

    Mon opinion en lisant votre article : rien ne change sous le soleil. Les occidentaux dirigés par les USA ont les mêmes maux.

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  • Xavier Denoël

    5 avril 2024

    Merci pour cet article qui donne un éclairage sur ce qui se passe en Orient. Le seul reproche que je lui ferait est sa vision centrée sur nous, l’occident. Sommes-nous encore vraiment maître de l’échiquier ? Et si oui, pour combien de temps ? ….

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  • Paul

    4 avril 2024

    L’Iran théocratique , represssif à l’intérieur et agressif à l’extérieur ne serait aussi problématique si les USA n’ avait pas accumulé les désastres ; En 1979 Jimmy Carter a laissé tomber le Shah car il craignait le parti communiste Toudeh; George Bush en détruisant le régime de Saddam Hussein a ouvert une autoroute Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth. Obama a lui fait la promotion active de l’Iran en lui accordant un statut aussi important que les etats Sunnites ; Les Shiites 10% de l’Islam sont donc devenus aussi légitimes que les sunnites 90% de l’Islam, avec en plus le cadeau d’Obama , c’est à dire une licence nucléaire en 2025. Comme désastre stratégique pour les sunnites, et pour l’Occident , c’est la perfection ; le cauchemar d’une guerre nucléaire est enfin possible . Et l’Iran est l’allié étroit de la Russie et de la Chine . Le pire vient d’etre rendu possible et il a meme fallu accorder le prix Nobel pour la paix a Obama …Le monde à l’envers

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    • Michel

      5 avril 2024

      Bien dit.

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