Ce qu’il y a de beau dans les marchés financiers, c’est qu’une simple courbe résume l’histoire. À la revue Conflits, nous avons voulu tester le marché de la Défense pour voir si la guerre d’Ukraine et le réarmement annoncé se traduisait par des évolutions pour les entreprises du secteur militaire. Nous avons donc créé un « indice Conflits de la Défense », qui ne se veut nullement un conseil financier d’investissement, mais qui tente de synthétiser les bouleversements en cours depuis mars 2022. La finance est mon amie mais ce n’est pas mon métier. Donc je vais ici me borner essentiellement à ce que je sais faire : l’analyse géopolitique. Je laisse l’analyse strictement financière à ceux qui s’y connaissent.
Création de l’indice
Pour créer cet indice, nous avons pris les 30 plus grandes capitalisations boursières mondiales dans le secteur de la défense. Nous avons retiré les entreprises qui ont d’autres activités que la défense et le militaire (des conglomérats, par exemple, ou des entreprises de transport qui font beaucoup de civils). Trois entreprises non cotées en bourse ont également été retirées. Restaient 19 entreprises, auxquelles nous avons ajouté les deux plus grandes entreprises indiennes et la principale entreprise turque (ces trois-là n’étant pas dans la liste des 30). Cela dresse donc une liste de 22 entreprises. Cet indice de 22 sociétés représente une capitalisation de 1 070 milliards d’euros, dont 60% est concentré sur 5 valeurs. Cédric G., de Gavekal, a mis en forme les données pour aboutir aux tableaux ci-dessous (merci à lui !). Cet « indice Conflits » a été comparé à l’indice MSCI Monde.
Analyses géographiques
Premiers éléments intéressants, cet indice révèle la géographie des industries de défense dans le monde. Sur les 22 entreprises, 7 sont aux États-Unis, sans surprise le premier pays. La France se classe 2e, avec 4 entreprises, puis le Royaume-Uni avec deux entreprises. Les entreprises du continent européen sont au nombre de 10 (Allemagne, Suède, Norvège, Italie s’ajoutent à la liste). Pas d’entreprises chinoises et russes, dont la capitalisation boursière ne figure pas parmi les 30 premières. Israël et Singapour ont une entreprise chacun. Pour Singapour, il s’agit de ST Engineering, détenue par un fonds souverain singapourien. Le siège de l’entreprise est basé dans la cité-État, mais les usines sont bien évidemment ailleurs.
C’est donc bien un pôle « Occident » qui domine les entreprises de la défense, preuve de la maîtrise technique, des savoir-faire et de la capacité à trouver des marchés à l’international. La deuxième place de la France est une très bonne nouvelle. Dassault, Safran, Thalès figurent parmi ces leaders qui contribuent à faire de la France une puissance mondiale.
Notons aussi que l’industrie de la Défense est un secteur économique très particulier puisque les clients sont quasi exclusivement des États. Ce n’est donc pas véritablement un marché libre. Les contraintes politiques sont fortes, le capitalisme de connivence très présent et les entreprises, mêmes privées, sont dépendantes du secteur étatique.
Analyses financières
Graphique 1
La rupture de mars 2022 est nette ; la guerre d’Ukraine a tout changé. Alors que l’indice Conflits suit le MSCI Monde, il s’envole avec le retour de la guerre. Plafond à 200 points tout au long de 2022, puis croissance en 2023 pour atteindre 250 et croissance forte en 2024 pour atteindre les 350. L’indice passe de 150 à 370 en 3 ans. Preuve que les États s’arment, que les carnets de commandes se remplissent, que les achats sont soutenus. Pas seulement en Europe, où la Pologne a décidé de devenir la première armée du continent, mais partout dans le monde. Pour les marchés financiers de la Défense, la guerre d’Ukraine est bien une rupture.
Est-ce purement conjoncturel ? Ou, pour le dire autrement, la paix revenue en Ukraine, est-ce que les commandes vont baisser et donc les cours de bourse chuter ? Je ne pense pas. À l’Ukraine s’ajoutent le Moyen-Orient, les attaques houthis en mer Rouge, les menaces sur le Groenland, le Panama. Le climat de guerre est mondial. Les programmes de réarmement prennent du temps et se développent sur 15 à 20 ans. Des commandes effectuées en 2024 ne pourront être livrées qu’en 2034. Il est donc tout à fait possible que nous soyons partis sur un cycle long où l’indice de Défense va continuer à croître.
Deux choses pourraient le limiter.
Le premier est la capacité de production : produire un Rafale, un char, un navire prend du temps et nécessite de nombreux moyens industriels. Les industries de défense pourront-elles tenir le rythme et répondre à la demande ? Cela nécessite également de se fournir en acier, en ingénieurs, en outils de production.
Le second est l’accès à l’énergie. L’industrie en a besoin, la plus abondante et la moins chère possible. Elle est l’une des clefs pour soutenir l’effort de guerre et pour répondre aux besoins. Or, l’énergie dont la défense a besoin est aujourd’hui concurrencée par l’IA. Les centres de données et les ordinateurs qui tournent pour développer les programmes sont gourmands. Il risque de ne pas y en avoir pour tout le monde.
Croissance future ?
Graphique 2
Cette croissance de l’indice Conflits est peut-être le signe d’une croissance future. Le graphique 2 indique le pourcentage de capitalisation boursière. Les 5 premières entreprises représentent 60% de l’indice. On y trouve notamment Airbus et Boeing, qui ne font pas que du militaire. Mais l’histoire économique nous apprend que la recherche dans le domaine militaire percole toujours dans le domaine civil, entraînant de nouveaux cycles de croissance. Le nylon, le web, pour le XXe siècle ; l’étrier, l’artillerie, c’est-à-dire la maîtrise de la fonte et du feu, pour le Moyen-Âge, sont quelques exemples d’innovations dans le domaine militaire qui ont contribué à créer de la croissance par l’innovation, c’est-à-dire en économie une croissance schumpétérienne.
Graphique 3
Le troisième graphique montre que les confinements ont créé une récession, dont témoigne la chute de la capitalisation boursière. Il a fallu attendre 2024 pour que la croissance rompue de 2019 soit récupérée. Sommes-nous désormais à l’aube d’une nouvelle ère de croissance ?
La demande pour l’industrie de défense, couplée à la croissance de la capitalisation et des cours de bourse, donc des investissements, vont stimuler la recherche et donc l’innovation, ce qui conduira à des inventions majeures qui vont bouleverser l’économie dans la décennie qui vient. En 1950, tout le monde regardait le nucléaire, et c’est le web qui a surgi, que peu de monde a vu venir. Aujourd’hui, tout le monde regarde vers l’IA, et ce sont peut-être des innovations issues de Leonardo ou de Safran qui transformeront l’économie de demain. Ce qui se joue depuis mars 2022, c’est donc la mise en place de conditions technologiques qui permettront la croissance de demain, que nul ne peut prévoir aujourd’hui.
À ceci près qu’il ne faut pas que les États-Unis et l’Europe se sabordent. La haine de l’avion qui se déploie de plus en plus nuit à des entreprises comme Dassault et Airbus. Les industries de la défense sont très innovantes, mais elles reposent aussi fondamentalement sur le pétrole. On n’est pas prêt de faire mouvoir des Rafales et des Leclerc avec des moteurs électriques. Les normes délirantes imposées par l’UE sont des freins futurs à la croissance et à l’innovation. Des normes qui sont absentes en Inde et que Donald Trump commence à détricoter aux États-Unis. L’Europe devra suivre, ou disparaître. L’indice Conflits de la Défense est aussi une illustration des guerres normatives et cognitives qui se jouent entre les pays d’Europe et ceux du reste du monde.
À suivre.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
Amike
17 février 2025« C’est donc bien un pôle « Occident » qui domine les entreprises de la défense » …
… dans un indice dont est exclu le reste du monde (ou presque).
Je comprends l’idée de l’indice et l’importance de l’homogénéité du panel, mais attention aux fausses conclusions.
sala
17 février 2025et pourquoi pas un ETF sur cet indice?
Bayou Mohamed
16 février 2025Une très belle synthèse
fred
15 février 2025Moralité ? nous avons encore du potentiel sur le vieux continent mais il nous faut emplacer – et vite – l’appareil politique obtus et inadapté face aux enjeux géopolitiques du XXIe siècle. « Si tu veux la paix, prépare la guerre »…
Robert
14 février 2025L’ Europe est d’ores et déjà sortie de l’ Histoire.
Elle a de « beaux restes » mais pour combien de temps encore ?
Soumise plus que jamais aux Etats-Unis, décidés à s’entendre avec les Russes pour avoir les mains libres face à la Chine, elle n’a plus aucune marge de manoeuvre…
Les discours volontaristes des dirigeants à destination des naïfs sont pathétiques !
Patrice Pimoulle
15 février 2025L:a fameuse regle « duobus litigantibus tertius gaudet » ne fonctionne pas. La France en afait l’experience a ses de[ens dans les annees 50. L’aveir de « l’Euriopr » (de Maastricht( c’est asseyes-vou s e prenez note,
guerbert
14 février 2025Ouf : l’ humanité a un avenir assuré : la guerre, donc rien de nouveau à l’ horizon. On est dans le xème millénaire de guerre, qui forge la destinée de l’ humanité…vers sa fin !!!
Patrice Pimoulle
14 février 2025ftancais: on n’ est pas « pres » et nn pas « on n’est pas pret » Merci.
Jacques
14 février 2025Merci pour cet article, il est ridicule de pinailler pour une erreur, ou alors le faire complètement avec : « nous ne sommes pas prêts » .
Jaume
14 février 2025L’Europe actuelle est donc un frein à la recherche
Je retiens : » L’Europe devra suivre, ou disparaître. »