Bien sûr, ce titre est au mieux provocateur, au pire faux : la culture et l’identité européenne sont nées bien avant le XVIIIe siècle. Mais durant ce siècle, il s’est passé quelque chose, une sorte d’émulsion intellectuelle, qui a fixé l’idée d’Europe telle que nous la concevons encore aujourd’hui. Grâce à différents facteurs, notamment l’amélioration des communications, les intellectuels et les hommes de pouvoir ont pris conscience qu’ils appartenaient au même monde, différent des autres mondes. Le vêtement en est l’illustration ; on le voit notamment dans les grands musées européens. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, les rois, les écrivains et les hommes illustres sont habillés différemment selon leurs pays. Le roi d’Angleterre Charles 1er (1600-1649) a ainsi un style anglais qui le différencie, dans les portraits officiels, de Louis XIII, son contemporain (1601-1643). À la cour de France, les habits sont plus colorés, surtout chez les hommes. À la cour d’Espagne, influencée par l’étiquette du duché de Bourgogne, c’est le noir qui domine. Dans le célèbre portrait de Philippe II d’Espagne par Anguissola, celui-ci ressemble à un prêtre, avec une soutane et une cape noire, quand son contemporain Henri III de France porte des habits verts et dorés et des pendants d’oreille.
Perruque poudrée pour tous
Tout change au XVIIIe. Il n’y a plus un habit national et un marqueur des capitales d’Europe, mais une uniformisation du vêtement masculin. C’est perruque poudrée pour tous, bas de soie blanc, culotte et gilet. De Lisbonne à Naples, de Paris à Saint-Pétersbourg, le vêtement est le même, en dépit de quelques légères variantes. Au XIXe siècle, la culotte disparaît en Europe pour laisser sa place au pantalon. Désormais, quand une mode touche un pays prescripteur, elle se diffuse sur l’ensemble du continent. Il en va de même aujourd’hui où l’on porte costume et cravate partout en Europe. Il y a certes des différences de tenue entre le style anglais et le style napolitain, mais la base vestimentaire reste la même. Au XVIIIe siècle, les portraits royaux s’uniformisent : colonne, épée, lourde tenture en velours, même style de vêtements. Il en va de même pour l’armée où le port de la culotte se généralise dans l’infanterie. Chacun se copie et s’imite. Si une mode paraît bonne, elle est copiée ailleurs. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’Europe, en tant qu’unité de civilisation et surtout prise de conscience de cette unité, est née au XVIIIe siècle. C’est aussi le moment où l’on cesse de parler de chrétienté pour désigner cette portion du territoire mondial.
Le musée Pouchkine à Moscou recèle à ce titre des tableaux qui illustrent bien ce phénomène. Jusqu’au XVIIe, les princes russes sont des seigneurs des steppes et des cavaliers perpétuels. Tout commence à changer avec Pierre le Grand, qui interdit le port des vêtements longs et de la barbe. Par l’adoption de ce nouveau style vestimentaire, il démontre à toutes les chancelleries que désormais la Russie n’est plus un pays de nomades regroupés autour de quelques villes, mais un pays d’Europe qui veut jouer un rôle de premier plan sur la scène continentale. Catherine II poursuit son œuvre, notamment en attirant les artistes et les écrivains à sa cour.
Versailles partout
Bien que classique, le style de Versailles est copié à travers l’Europe, souvent en y ajoutant des formes plus arrondies et plus souples, davantage XVIIIe. Après le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755 qui a causé la mort de près de 90 000 habitants (notamment à cause du raz-de-marée et des incendies), le marquis de Pombal rase la ville restante et édifie une ville nouvelle. Ce n’est plus le Lisbonne de l’époque médiévale, avec ses ruelles étroites et ses maisons en torchis, c’est une ville XVIIIe, avec ses maisons en pierre, son plan quadrillé et ses grandes avenues. À Naples, autre grande capitale européenne, Charles de Bourbon structure lui aussi une partie de l’urbanisme de la ville et fait édifier deux vastes palais : Capodimonte et Portici.
Capodimonte possède un superbe jardin à la française, avec un belvédère duquel on dispose d’une vue incomparable sur le golfe. C’est un modèle inspiré de Versailles. Comme le palais de Portici, avec son jardin à l’anglaise et ses salons composés de stucs, de parquet et de porcelaine fine. Le plus impressionnant reste le palais de Caserte, à l’extérieur de Naples, directement copié sur Versailles, mais avec quelques notes de mouvement toutes napolitaines.
Beaucoup plus au nord, en Allemagne, dans le Mecklembourg, se trouve le château de Ludwigslust, « le désir de Louis » en référence au duc Christian-Louis de Mecklembourg qui le fit bâtir dans les années 1730. Lui aussi est inspiré de Versailles, aussi bien pour le style du château que pour celui des jardins. En Pologne, le palais royal de Varsovie est lui aussi bâti sur le même style. On pourrait multiplier les exemples à travers le continent.
Du nord au sud, de l’ouest à l’est, on assiste donc en Europe, pour la première fois, à une uniformisation du style sur l’ensemble du continent. Les styles roman et gothique n’avaient pas connu une telle diffusion, même si l’on trouve des éléments communs, surtout dans les grandes capitales.
Les mots et les idées
À cela s’ajoutent les idées et les lettres. Le français bien sûr, langue parlée dans toutes les cours. Les livres circulent, les auteurs se lisent les uns les autres. Ils voyagent aussi de plus en plus. Les Anglais lancent la mode du grand tour pour les fils de bonne famille, mode reprise par les autres familles d’Europe. Cela explique que des événements comme la guerre d’indépendance américaine et la Révolution française ne sont pas limités à leurs pays respectifs, mais concernent toute l’Europe, alors que la Glorious revolution anglaise était restée cantonnée à l’Angleterre. Les idées circulent beaucoup plus vite et chacun regarde ce que fait l’autre. D’où la naissance d’une conscience commune à l’échelle du continent. C’est ainsi que l’on réfléchit aux moyens de bâtir une paix continentale, surtout après l’expérience de la guerre de Sept Ans (1756-1763) qui a tant marqué le continent et qui fut une guerre mondiale, des combats ayant lieu en Inde et en Amérique. Tentatives de paix ratées, comme le démontre l’extension des guerres révolutionnaires à l’ensemble du continent. Un des aspects marquants de cette guerre de la Révolution est sa diffusion chez les intellectuels d’Europe. Nombreux sont ceux qui y ont adhéré, préférant se rallier à des idées plutôt qu’à leur pays. Un tel phénomène était impensable au XVIe et au XVIIe siècle.
Le premier gilet jaune
Le premier gilet jaune, c’est Werther, le héros du roman de Goethe Les souffrances du jeune Werther (1774). Vêtu d’un pantalon bleu et d’un gilet jaune, Werther déclenche une mode quasi hystérique à travers l’Europe. Le succès du livre est considérable : on le lit partout. Certains se suicident, à l’imitation de leur héros. Les jeunes femmes s’habillent en Charlotte, en robe blanche et rose. Les messieurs se drapent en Werther, annonçant la mode romantique. Ce livre lance Goethe sur la scène européenne qui devient l’exemple type de l’écrivain du temps, qui voyage, se documente, se pique d’archéologie et de sciences. Goethe et son héros Werther symbolisent cette Europe nouvelle qui est en train de naître.
L’Europe et les autres
Pourquoi cette conscience européenne émerge-t-elle au XVIIIe siècle ? Parmi les nombreuses raisons possibles, il y a la découverte du monde. L’Amérique d’abord, l’Asie ensuite, l’Océanie, puis l’Afrique au XIXe siècle. Découvrir les autres conduit à se poser la question de savoir qui on est. Qu’est-ce qu’un Japonais, un Chinois, un Mélanésien ? Et donc, de façon implicite, qu’est-ce qu’un Européen ? C’est la question que pose l’ouvrage des Voyages de Bougainville, dont je ne peux que recommander la lecture, ne serait-ce que pour la découverte de ces nouveaux mondes. D’où la passion de la France pour les expéditions de La Pérouse et les notes de découvertes que l’on reçoit de lui. Dans le genre roman, c’est l’ouvrage de Jonathan Smith, Les voyages de Gulliver (1721). Smith utilise le thème du voyage et de la découverte de l’autre pour se livrer à une satire sociale de l’Angleterre de son temps. La même idée est reprise dans Les lettres persanes (1721) de Montesquieu et le Candide (1759) de Voltaire. Derrière la question « Comment peut-on être Persan ? » posée par Montesquieu, c’est surtout la question de savoir ce qu’est un Européen qui est posée. L’Europe, isthme de l’Asie, s’est toujours définie en creux par rapport aux autres. La question identitaire et culturelle posée par les politiques et les écrivains du XVIIIe siècle est toujours la même que celle que nous nous posons aujourd’hui : qu’est-ce que l’unité du continent européen dans sa diversité des peuples et des nations ?
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
LKS
11 décembre 2018On dit que la mode a été créé par Louis XIV pour appauvrir les grands de son Royaume.
Votre article donne le goût d’aimer son pays, la France, et l’Europe et c’est très bien car le problème que vous soulevez de manière sous-jacente c’est que les occidentaux ne s’aiment et en particulier les français.Cela a même été constaté par le Dalai Lama.
De son côté, la philosophe, Chantal Delsol parle d' »occidentophobie ».
Le mal est donc très profond…probablement d’ordre philosophique et spirituel.
Ockham
10 décembre 2018Exact. Cela me fait penser qu’il n’y a pas plus divers ni profondément singulier qu’un habitant de Landerneau ou Champagnole, de Celle près de la Lüneburger Heide ou Potsdam, de Stranraer face à Belfast ou Oxford et encore Parlaba en Catalogne et Tarifa en Andalousie mais ils sont européens. Par contre de Seattle ou Miami, Sapiens va à Safeway ou Worldfood. Tous les mêmes en bardage-stuck contenant tout ce que le monde entier offre dans les mêmes banlieues avec au loin les mêmes tours remplies d’ordinateurs, enveloppées d’écharpes de béton et celles-ci chargées des véhicules du monde entier. Chacun vit dans une maison en bois avec le même design bien que les robinets et le lego des pièces changent selon le statut social, presque la même machine à laver, les mêmes T-shirt en coton imprimé de préférences personnelles iconiques même quand ce Sapiens vaut 100 000 000 de dollars… rien n’est singulier sauf le taux d’imposition beaucoup plus bas. L’élite ne se voit pas dans un affluence télévisée ! Finalement au centre du monde, il y a une fois de plus la France et le Français, qui pour reprendre en substance le vieux Fritz, Frédéric II de Prusse, disait: les Français n’excellent en rien -surtout pas en efficacité ni efficience – mais ILS ONT du GOÛT!
Philippe
7 décembre 2018Gulliver est de Jonathan Swift – et pas Smith…ceci dit l’ émulation culturelle au XVIIIe laisse la place au grand chambardement de 1789 .
Toute l’ europe traditionnelle est saisie d’ effroi à la vue de l’ execution de Louis XVI en 1793 .
Le mouvement pendulaire peuple allié a la bourgeoisie contre l’ aristocratie est lancé , et 50 an plus tard c’ est le peuple contre la bourgeoisie qui descend dans les rues , en 1848 . Dans la partie de billard a trois , c’ est la France qui va perdre en premier contre l’ Allemagne en 1870 pour laisser 40 ans plus tard le choc final de 1918 saigner a blanc l’ europe .
L’ europe est bien ne au 18eme , elle a fait sa mue démocratique en 1848 , elle a perdu toute consistance culturelle en 1918 .
Le drame de 1940-45 vient réiterer ad nauseam , ce qui était déjà clair pour Henri Heine dés 1835 dans » de l’ Allemagne » , pour Friedrich Nietzsche en 1888 dans » ecce homo » , l Allemagne n’ est pas du tout fréquentable pour un esprit européen . L’ Allemagne est étrangère a la Renaissance . Or que faisons-nous en France entre 1940 et 2018 , nous accroupir comme une femelle abandonnée aux pieds de la puissance teutonne .C’ est le meme réflexe profond , collaborationniste pétainiste ou europhile bruxellois qui veut que la France doivent forcément s’ abaisser devant l’ Allemagne .
Steve
6 décembre 2018Bonsoir
La mise en place de l’Europe se fait aussi, et assez tôt, par les mariages des souverains: Henri 1er Capet épousera Anne de Kiev; ce n’est pas tout à fait l’Oural, mais on s’en rapproche!
Toutes les grandes familles d’Europe se sont alliées ainsi.
Mais onc prince de France, non plus que grand d’Espaigne ou laird de la perfide Albion ne convola avec damoiselle de Cathay ou de Kush…..Depuis les déboires de Marcus-Antonius en Egypte,on épouse chez soi!
Cordialement
Cordialement.
Jean-Baptiste Noé
7 décembre 2018C’est le pacte des familles et l’Europe des cousins. Cette Europe-là disparaît en 1918 avec la dissolution des grands empires.
guillaume_rc
6 décembre 2018Article qui incite à réfléchir
Pour ce qui de la Guerre de Sept Ans (à peine étudiée en France – à tort), je recommande vivement la lecture du livre d’Edmond Dziembowski, qui en analyse de manière très fine les causes et les immenses conséquences.
Livre très bien écrit qui plus est.
Charles Heyd
6 décembre 2018En France on ne parle pas (beaucoup) des catastrophes que nous avons contribué, partiellement au moins, nous-mêmes à générer; ex. la guerre de 7 ans, mais avant déjà la guerre de Trente ans où nous avons certes récupéré l’Alsace et la Franche-Comté mais au prix de massacres dignes de génocides, et plus près de nous la débâcle de 1940!
On préfère célébrer les « hommes providentiels » qui ont réussi à nous sortir de certains guêpiers.
Jean-Baptiste Noé
6 décembre 2018Et pour ceux qui veulent avoir un aperçu des combats, il faut voir Barry Lyndon, dont une partie de l’action se déroule pendant cette guerre. Les reconstitutions sont très justes.
Francis
6 décembre 2018À Charles Hayed,
Il me semble au contraire qu’on s’auto-culpabilise beaucoup trop déjà comme ça, (à tort) sans ajouter d’autres catastrophes qu’on aurait prétendument générées.
Le mea culpa permanent est le mal de notre époque.
Mettons plutôt en avant tout ce que le monde doit à l’Europe.
Charles Heyd
7 décembre 2018je réponds à #Francis;
je ne parle absolument pas de repentance; non qu’il ne faille pas parfois faire acte de repentance mais quand on a pris une raclée il est salutaire d’en analyser les raisons!
Je ne parle pas de m. Macron s’excusant des « crimes contre l’humanité » perpétrés par l’armée française en Algérie par exemple; mais la débâcle de 1940, on doit pouvoir en débattre sans s’entretuer; à cet égard je salue un certain Eric Zemmour qui analyse ces événements à froid et vous aurez remarquez qu’il ne parle pas de repentance.
Quant à l’autosatisfaction et l’auto-congratulation, laissons cela aux petits orgueilleux!
JLP
6 décembre 2018Bonjour,
Excellent article très original et qui pose bien la question de l’Europe : son passé, son présent, et donc l’avenir que nous voulons pour elle.
J’ajouterais ce qui est pour moi la base de toutes les traditions et lois de notre « isthme de l’Asie » (l’égalité de tous et notamment des hommes et des femmes, la liberté de chacun de faire et penser ce qu’il veut mais en respectant (« aimant ») son prochain) à savoir le christianisme.
rivalta
6 décembre 2018Merci pour ces notes qui permettent toujours d’avancer dans la réflexion
Il y a eu à mon avis une autre Europe avant c’est la chrétienté avec son manteau d’abbaye cistercienne que vous esquiver à peine et plus tard la volonté de Charles quint de refaire cette Chrétienté, ceci est enseigné et largement ressenti en Italie, malheureusement en France c’est la lutte de François I et notre coté laicard qui masque cette vision
Gwenael
5 décembre 2018Merci de vos articles toujours aussi passionnants que de sujets variés !