29 avril, 2022

La fin de l’universalisme

L’Europe a cru à l’universalisme. Elle a cru que les frontières culturelles, religieuses, humaines, politiques étaient des chimères que l’on pouvait effacer. Elle a cru qu’en dehors de l’Europe les autres étaient d’autres soi-même, avec les mêmes volontés, les mêmes passions, les mêmes objectifs. D’autres soi-même qui aspiraient, dans leurs désirs secrets, à devenir comme les Européens. Elle a cru que l’on pouvait exporter les valeurs et les idées, qu’il suffisait pour cela de coloniser, autrefois, de normaliser, aujourd’hui, si besoin au moyen d’une guerre.

 

Peindre le monde à son image

 

L’universalisme n’était pas exempt d’ambiguïté. En voyant dans l’autre un être encore à l’état de nature, qu’il fallait « développer » pour le transformer en homme complet et abouti, la pensée universaliste était porteuse de guerres et de drames. La première période coloniale (1880-1960) fut une tentative d’exportation des valeurs universelles. Puis, en dépit de l’échec de celle-ci, les Occidentaux continuèrent de vouloir peindre le monde à leur image. Ce fut la grande époque des objectifs de développement, d’une colonisation intellectuelle à laquelle des élites se prêtèrent, flattée d’entrer dans le monde occidental et d’être invités dans les colloques mondiaux. La modernisation devait suivre la voie de l’occidentalisation. Il y eut un premier accroc en 1979 quand les mollahs iraniens affirmèrent vouloir moderniser leur pays sans l’occidentaliser. Un accident de l’histoire probablement, qui se prolongea avec Kadhafi et Saddam Hussein. Mais la démocratie, qui n’était plus seulement un régime politique mais une idéologie politique, devait être la plus forte. L’universalisme, si doucereux et sirupeux dans son langage, provoqua des guerres sanglantes dont les blessures n’ont pas encore fini d’abîmer le monde. Yougoslavie (1991-2001), Afghanistan (2001-2021), Irak (2003), Syrie et Libye (2011-) pour les principales. La démocratie devait être exportée à coups de bombes et ainsi remodeler le visage et les peuples de ces pays. La planification politique à l’échelle internationale échoua. Ces pays rejetèrent l’Occident et ses valeurs universelles. Simultanément, d’anciens empires abattus se réveillèrent en voulant peser sur la scène du monde : Russie, Chine, Inde ; eux-aussi avec la modernité technologique mais sans les valeurs occidentales.

 

Dans l’espace occidental même, l’universalisme était rejeté au profit d’un retour à l’indigénisme ; l’Amérique latine et l’Afrique en furent les laboratoires. L’Afrique, qui devait avancer à marche forcée à coups d’élections, de démocratie et d’aides publiques au développement connait un émiettement sans précédent. En Europe même, l’assimilation et l’intégration des populations extra-européennes devient de plus en plus complexes ; loin de vouloir adopter les modes de vie européens elles souhaitent conserver leurs cultures et leurs spécificités. L’universalisme est mis en échec à l’intérieur même de l’Europe. Ainsi, nous avons un monde de plus en plus uni par la mondialisation, de plus en plus technologisé et connecté mais également de plus en plus émietté et diversifié parce que l’universalisme a échoué.

 

Accélérer quand on échoue

 

Le propre d’une idéologie est de ne pas reconnaitre son échec et de ne jamais déposer les armes : quand elle échoue, elle accélère. La fin de l’universalisme signifie donc l’accélération de sa défense, d’où les interventions passives ou actives en Syrie et en Libye, alors que l’échec de l’Irak était patent. D’où le refus de voir le monde tel qu’il est, de penser les empires renaissant, de comprendre les motivations et les idéologies qui sous tendent les actions des autres pays et des autres peuples. Reconnaitre l’échec de l’universalisme, c’est reconnaitre l’échec de près de deux siècles de politique mondiale.

 

Pourtant, cette fin de l’universalisme est une bonne nouvelle. Parce qu’il est un sentimentalisme et un idéalisme, il a conduit à la guerre, il a bouleversé des régions, il a affaibli l’Europe. En posant systématiquement le débat sur le terrain des valeurs et de la morale il a empêché toute entente et toute conciliation. L’universalisme est une rupture intellectuelle avec la vision classique de l’homme et des relations entre les nations, fondée sur la nature humaine et les rapports de forces. La fin de l’universalisme n’est pas le fait des idéalistes qui auraient reconnu leur échec, il est le fait des autres peuples qui l’ont rejeté parce que contraire à leurs cultures et à leurs intérêts. Parce qu’il est né en Europe et qu’il a été exporté dans les zones tenues par les Occidentaux, l’Europe est aux premières loges de sa disparition. Les guerres extérieures et intérieures qu’elle connait désormais signent la fin de l’universalisme, même si beaucoup ne veulent pas le reconnaitre. Le projet même de l’Union européenne, fondée sur la dissolution des nations dans une bureaucratie impériale, est un échec, les nations, notamment l’Allemagne, reprenant leurs intérêts de puissance. le nouveau siècle débuté est donc en rupture avec les deux siècles passés du fait de cette disparition de l’universalisme.

 

L’école des réalistes

 

Pour la France et l’Europe, une autre voie était possible. Loin de l’adhésion systématique à l’universalisme, l’école française d’économie politique puis l’école de géographie ont proposé une étude réaliste des échanges entre les nations. La vision mondiale portée par François Guizot, Frédéric Bastiat ou encore Alexis de Tocqueville est en opposition avec la pensée des idéalistes, notamment dans leur opposition à la colonisation. Durant la période coloniale, le maréchal Lyautey su tenir compte des différences culturelles des peuples et s’appuyer sur les spécificités du Maroc pour assurer son développement économique sans porter atteinte à son identité historique.

 

L’école française de géographie, initiée par Paul Vidal de la Blache, a ancré ses recherches dans l’étude première du terrain géographique et de l’occupation humaine ; une étude réaliste et critique qui n’a jamais cessé d’exister en dépit de la prééminence du courant idéaliste.

 

La fin du monopole du dollar, la mise en place d’une zone monétaire chinoise, le combat contre les normes juridiques américaines, la volonté chez certain de bâtir un empire islamique, le rejet des cultures européennes pour la redécouverte des cultures locales sont autant de manifestation de la fin de l’universalisme. Nous revenons ainsi au début du XIXe siècle, quand le monde comptait plusieurs empires et que l’Europe ne l’avait pas encore conquis, mais avec la technologie et la modernité technique du XXIe siècle. La fin de l’universalisme n’est donc pas un retour en arrière mais une continuation de l’histoire.

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

13 Commentaires

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  • Dominique

    1 mai 2022

    J-B Noé votre conclusion est optimiste :  » l’universalisme a vécu « . J’aimerais vous croire.
    Ne faudrait-il pas analyser ses composantes ?
    J’en vois deux principales :
    1. L’idéologie révolutionnaire française, qui a créé le projet du « citoyen » qui s’est voulu universel. Les guerres des Révolutionnaires puis de Bonaparte voulurent détruire l’Europe des monarchies, et la colonisation de l’Afrique par la France de la IIIème « république » fut motivée par ce même projet : imposer ce « citoyen universel ».
    Or, cette France révolutionnaire est toujours vivante et ceux qui la perpétuent ont toutes les commandes. L’ “universalisme”, né en France, est en effet animé par des êtres malfaisants, très vivants et très puissants, qui continuent à développer ce projet de « citoyen universel ».
    Ils sont légion, à gauche comme à droite et au coeur de notre société et les citer serait impossible : ils sont partout et ils agissent à travers le monde avec ce mythe du “citoyen universel”.
    Pour le moment, le “citoyen“ a vaincu la France traditionnelle. Cf. l’analyse du pr. Jean de Viguerie.
    2. L’autre idéologie est le « mondialisme », et vous le dénoncez très justement. Mais là aussi vous ne nommez pas les individus qui l’ont créé : les grands Franc-maçons européens et surtout la branche londonienne des banquiers Rothschild. Cf. l ‘analyse de Jacques Bordiot.
    Ils prirent, étant propriétaires de la Livre, le pouvoir en Angleterre, dominèrent la famille royale, et créèrent le Commonwealth qui fut leur espace de « Nouvel ordre mondial”.
    Aujourd’hui, les Rothschild sont installés à New-York et ils dominent, avec d’autres familles de très grands banquiers, les EUA et ainsi les pays qui sont soumis à leur Nouvel ordre mondial.
    Ils ont liquidé tous les pays qui refusaient leur domination – le Japon fut nucléarisé, la Yougoslavie, l’Irak, la Libye, etc. furent anéantis – et ils ne sont pas prêts à cesser d’imposer leur pouvoir sur le monde entier.
    Propriétaires du dollar ( la FED est une banque privée et leur appartient ) leur puissance est pour le moment, immense.
    Et si demain ils font la guerre à la Russie, ce serait autant pour s’emparer, enfin, du sous-sol le plus riche du monde que pour anéantir une nation qui entreprend de leur résister.
    3. Sans nommer les individus qui animent ces deux idéologies que vous avez très justement décelées, sans une analyse préalable, aller directement à la conclusion manque de capacité de persuasion, à mon avis.
    Mais bravo néanmoins, évidemment, et je souhaite que vous ayez raison.

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    • pythagore

      7 mai 2022

      la FED est une entreprise privée ( vous avez raison elle a un N° d’inscription d’entreprise) dont le patron est nommé par le gouvernement américain ( bizarre ) et qui gagne de l’argent en fabricant du dollar… comprenons qu’il suffit de créer des conditions de crises pour fabriquer du dollar pour gagner beaucoup d’argent… les actionnaires de cette entreprise privée sont (entre autres) la famille royale anglaise , néerlandaise et les grandes familles de banquiers du début du XX eme siecle …
      comprenons leur désarroi si certains pays veulent s’émanciper du paiement international en dollar … on touche à leur patrimoine financier…

    • Dominique

      10 mai 2022

      Personne, ou quasiment personne, n’en parle jamais : la FED est une banque privée et elle émet sa monnaie, le Dollar.
      Cette privatisation fut réalisée malgré des opposants notoires, dont beaucoup furent assassinés. Rien n’arrêta les grands banquiers venus de Londres, … où ils ont possédé la Livre Sterling durant plusieurs siècles.
      Ce silence est un mystère, car être propriétaire de la monnaie US n’est pas rien…
      Les fortunes incommensurables des grands banquiers nord-américains leur permettent de tout acheter, à commencer par les gouvernants des EUA.
      Évidemment ils ne vont pas au charbon mais ils ont monté au fil.des années tout un système, autrefois appelé Commonwealth et maintenant New World Order.
      Or, les noms de ces grandes familles, Rothschild en tête, ne sont jamais cités.

  • Philippe

    1 mai 2022

    En 1900 l’Europe-USA pesait 30% de la population mondiale , et ce groupe dominait le monde . En 2020 , ce groupe pèse 8% et recule partout sauf en technologie. Mais la technologie s’achète et ne fait pas d’enfants .

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  • Steve

    30 avril 2022

    Bonjour M. Noé

    Univers , unis vers l’unique ? C’est la version moderne de la tour de Babel ! D’essence totalitaire, aveugle à l’altérité. Depuis le premier unicellulaire apparu sur terre, le vivant n’ a pas cessé d’essayer tous les chemins dévolution possibles, se diversifiant sans cesse.
    Quelle différence il y a t’il entre un monde et un univers?
    Prétendre produire des valeurs universelles dans les rapports humains est peut être un peu présomptueux? Nous avons pu le croire en conquérant la planète grâce notre l’avancée technologique, mais celle ci désormais partagée, les cultures jadis subjuguées se réaffirment et l’algorithme triomphe du théorème dans de nombreux domaines. Postulats et axiomes ne sont plus aussi sûrs d’eux.
    On ne peut plus les prouver par le tank et par le missile.

    Cordialement.

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  • Oblabla

    30 avril 2022

    « Nous revenons ainsi au début du XIXe siècle, quand le monde comptait plusieurs empires et que l’Europe ne l’avait pas encore conquis, mais avec la technologie et la modernité technique du XXIe siècle. »
    Et en français, s’il vous plait ?

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  • Alain

    30 avril 2022

    Je ne suis pas d’accord, l’universalisme n’est pas un sentimentalisme et un idéalisme, c’est un outil d’hégémonisme camouflé: nos valeurs doivent être adoptées par tout le monde, sans débat, sans prendre en compte les valeurs des autres. Il divise le monde entre le camps du bien qui peut tout se permettre et le camps du mal dont toutes actions sont condamnables.

    C’est exactement le totalitarisme des religions

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  • Charles HEYD

    29 avril 2022

    Ah, la fin de l’histoire! Il faudrait un petit sommaire des âneries qu’ont proférées tous ceux (et celles) dont un certain Fabius, qui ont professé la fin de l’histoire au lendemain de l’écroulement, pas de la démolition, du mur de Berlin!

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  • Jacques B.

    29 avril 2022

    L’universalisme est d’autant moins défendable que les sociétés qui le promeuvent sont en décadence. Qui peut sérieusement s’étonner que les populations arabes, africaines, indiennes… refusent d’intégrer la culture « woke » et autres LGBT-ismes ?
    Du reste, on peut se demander s’il n’existe pas un lien entre les deux : la décadence morale de l’Occident d’une part, et la volonté de plus en plus affirmée de l’Occident de dominer le monde. Il me semble que les pays les plus solides au plan de leurs valeurs sont aussi les moins interventionnistes – la Suède et la Suisse, longtemps neutres, ou Israël, qui malgré sa puissance militaire n’intervient pas sur des théâtres d’opérations ne le concernant pas directement, par exemple.

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  • Robert

    29 avril 2022

    La fin de l’universalisme risque aussi de sonner le glas des valeurs de l’occident, ce dernier se révélant incapable de défendre son mode de vie…

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    • breizh

      30 avril 2022

      pas son mode de vie, la civilisation gréco-catholique qui l’a fait !

    • Dominique

      1 mai 2022

      Le « citoyen » de la révolution française et le « mondialisme » des grands banquiers anglo-américains sont les destructeurs de la civilisation « occidentale ».
      Les origines de notre civilisation sont gréco-latines ( et aussi celtiques ), mais elle fut fécondée et répandue par le christianisme, de la Palestine vers l’Europe puis de par le monde.
      La religion chrétienne est la première victime de l’ « unversalisme » qui détruit par conséquent l’Occident, puisqu’ il ne fait qu’un avec le monde chrétien.
      La France révolutionnaire est depuis plus de 2 siècles à la pointe de combat mortifére. Et en tuant la religion catholique les révolutionnaires de 1789 et d’aujourd’hui poussent la France hors cet Occident réel. A mon avis c’est la cause profonde de la chute de la France. Personne ou presque n’en parle, car les révolutionnaires ont réussi à repousser notre religion dans la fameuse « sphère privée ».
      Dans ces conditions, la fin de l’universalisme sauvera l’Occident.

    • Dominique

      1 mai 2022

      Pour être clair, si besoin, l’universalisme que nous propose JBN est la réunion du projet universel de la révolution française ( toujours en cours ) – symbolisé par le « citoyen » cet homme virtuel universel – et du projet de Nouvel ordre mondial des Mondialistes.

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