Le salon de l’agriculture est un événement annuel assez curieux : des paysans viennent à Paris, des urbains ont l’impression d’aller à la campagne, des politiques se sentent obligés de passer leur journée dans les traverses pour se montrer « proches du terrain » et au « contact des territoires » (on ne dit plus province depuis quelque temps, mais territoire, comme si les villes n’étaient pas territorialisées). Tout le monde répète à l’envi que l’agriculture est « une chance pour la France », au moment même où, d’une part, des agriculteurs se suicident dans une grande indifférence et où, d’autre part, la peur irrationnelle de la science et du progrès fait raconter n’importer quoi à des pseudo écologistes. Beaucoup parlent ainsi du « bio » sans savoir de quoi il s’agit et semblent confondre le jardinage de leur carré de jardin avec l’agriculture, qui est une activité bien particulière et très diversifiée.
Une amélioration constante de la qualité et de la quantité
La France et l’Europe ont connu depuis deux siècles une rupture historique majeure : nous sommes passés d’une société de pénurie à une société d’abondance. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la famine et la disette ont été éradiquées. Ce n’est pas rien. Il suffit de relire les textes de l’hiver 1710, date de la dernière famine en France causée par le refroidissement climatique du petit âge glaciaire, un printemps froid et un été pluvieux, pour se rendre compte de ce qu’est une famine. Les mémoires des lettrés de l’époque relatent la présence de corps décharnés dans les villes et des cadavres de morts de faim dans le bas-côté des chemins. Cet épisode terrible est aujourd’hui heureusement révolu.
Aujourd’hui, la question posée est de bien manger et non plus seulement manger, ce qui est un progrès immense. On oublie trop souvent que l’agriculture française, dans les années 1950-1960, était encore largement arriérée et sous-développée. Peu mécanisée, peu industrialisée, peu rationalisée, la paysannerie française était incapable de nourrir la population ; la France devait donc importer une part importance de son alimentation. Aujourd’hui, avec moins d’agriculteurs, on nourrit une population plus nombreuse et on peut même exporter nos produits à travers le monde.
La science agricole est dynamique. Les progrès de l’agrochimie et de la technologie sont constants, que ce soit en matière de croisement d’espèces, d’intrants, de mécaniques. C’est de l’amélioration continue des outils agricoles que viendront les résolutions des défis d’aujourd’hui, c’est-à-dire par l’innovation et le travail.
Discutant récemment avec un paysan retraité, celui-ci m’expliquait que, dans les années 1970, les poules ne pondaient pas l’hiver. Il lui fallait donc faire des provisions d’œufs, conservés dans un tonneau au milieu de la sciure, afin de disposer d’œufs pendant la saison creuse. De même, les vaches laitières ne produisaient que 20 litres de lait par jour. Aujourd’hui, les poules pondent en toute saison et les laitières peuvent produire jusqu’à 60 litres de lait quotidien durant leur période de lactation. On comprend alors la baisse des prix des matières premières et des produits dérivés, ce qui a permis aux plus modestes d’accéder à des produits autrefois luxueux. Cet accroissement de la production a été réalisé par plusieurs facteurs : croisement des races pour en obtenir de meilleures, amélioration de l’alimentation animale, améliorations techniques (la traite mécanique est plus productive que la traite manuelle).
L’agriculture, un atout économique
Pour mesurer la place de l’agriculture dans l’économie française, il ne faut pas s’arrêter aux seuls chiffres du PIB et de la population active, qui sont des miroirs déformants. Comme nous le rappelle l’INSEE, l’agriculture représente 4% des actifs et 2,2% du PIB français. Autant dire des chiffres dérisoires, surtout quand on se souvient de ce qu’elle pesait en 1955 : 27% de la population active et 13,7% du PIB. Cette diminution de la population active agricole est due à l’accroissement de la productivité : une moissonneuse-batteuse nécessite moins de bras que le fauchage et le vannage manuel. Jean Fourastié proposait d’ailleurs une tripartition fondée non pas sur la production (agriculture, industrie, services) mais sur la productivité (productivité moyenne, forte, faible), ce qui est beaucoup plus pertinent pour évaluer les transformations économiques.
Pour prendre la mesure du poids réel de ce secteur, c’est l’ensemble de l’industrie agroalimentaire qui doit être analysée. La paysannerie, mais aussi la fabrication des denrées alimentaires, le travail du bois, la restauration, l’artisanat, etc. Que seraient Danone, Carrefour ou LVMH sans la puissance du secteur agricole français ?
L’agriculture est aussi au fondement du secteur touristique. Certes, les étrangers peuvent venir en France pour visiter les châteaux de la Loire, Versailles ou le Mont-Saint-Michel, mais ils viennent aussi pour la gastronomie de la France et ses paysages : la Provence, les côtes bretonnes ou languedociennes, les Alpes et les Vosges, etc. Des paysages qui sont le fruit du travail des paysans. Imagine-t-on que des touristes viendraient sur les plages de Saint-Tropez s’ils ne pouvaient trouver dans cette cité varoise des marchés vendant du miel, de la lavande, du vin local et d’autres gourmandises ? Le secteur touristique hivernal et estival repose sur une agriculture puissante et le travail des paysages permit par la paysannerie. Les paysans sont des jardiniers du paysage ; ce qui est une richesse majeure difficilement quantifiable.
Un monde méconnu
L’agriculture ne se contente pas d’alimenter l’économie, elle permet aussi d’éviter de nombreuses dépenses aux collectivités territoriales : quand les paysans se retirent c’est aux communes de prendre à leur charge l’entretien des friches, des digues ou des haies. Un entretien qu’elles ne font pas toujours, d’où des drames naturels qui surgissent lors de fortes précipitations ou d’intempéries violentes. Le monde agricole souffre de préconçus intellectuels. Dans le système de pensée des économistes influents et de certains politiques, la puissance agraire était bonne pour le Moyen Âge. Au XIXe siècle la puissance d’un pays se mesurait à son industrie, et aujourd’hui par les services. C’est ainsi que le ministre du Commerce extérieur français de 2005 a pu dire, lors d’un entretien au Miami Herald, « Je préférerais que vos lecteurs n’associent pas seulement la France au vin. Je préférerais qu’ils l’associent à Airbus. Nous avons de nombreuses entreprises technologiques, pharmaceutiques. Nous devons donner une image moderne (1). » Le vin et le monde agricole ne sont pas modernes. Airbus et l’informatique si. C’est méconnaître tout ce qu’il y a de moderne dans un tracteur, une serre en plastique, dans la configuration d’une ferme d’élevage.
Si ce sont les animaux qui attirent en priorité les visiteurs, on ne peut que conseiller la visite des stands dédiés aux machines agricoles et aux produits phytosanitaires. On mesure alors les progrès accomplis par l’homme et le haut degré de technicité de l’agriculture d’aujourd’hui. Mais même les halls des animaux sont très instructifs, car la plupart des bêtes présentes ne sont pas « naturelles » mais sont des créations humaines. Je suis à chaque fois surpris par la variété d’espèces de chaque race, que ce soit pour les lapins, les brebis, les moutons… le tout obtenu par croisement et sélection animale. La révolution industrielle a commencé en France au XVIIIe siècle, grâce notamment à la bergerie royale de Rambouillet, aux travaux de Turgot sur le transport des grains ou, plus avant, aux essais agronomiques de Pierre de Boisguilbert dans son domaine de Pinterville. C’est la révolution agraire qui a permis ensuite la révolution industrielle puis celle des services. En contemplant la diversité des pigeons, poules et vaches, on se rend compte à quel point ce monde-là est en perpétuelle amélioration.
L’agriculture sert d’abord à manger
L’agriculture sert d’abord à manger, et cela n’est pas une lapalissade. Dans les pays d’abondance, là où les disettes et les famines sont chassées, on oublie trop que se nourrir est le premier besoin de l’homme. Nous mangeons trois fois par jour, et la nourriture que nous absorbons est essentielle pour notre vie et pour notre santé. Le Professeur David Khayat rappelle ainsi qu’« Il faut comprendre qu’une bonne partie de nos cancers est liée à la façon dont nous nous alimentons. […] Certaines études dont on parle beaucoup en France et qui pointent le lien entre consommation de viande, charcuterie et cancer sont américaines et ne sont pas transférables de la même façon dans notre pays. Pour une raison simple : l’alimentation n’est pas la même dans nos deux pays. Les études d’outre-Atlantique avancent qu’aux États-Unis, le risque de cancer colorectal est augmenté de 29% par la consommation de 100 grammes de viande par semaine et de 21% par la consommation hebdomadaire de 50 grammes de charcuterie. [Or on ne constate pas de tels taux en France] Pourquoi ? Ces différences s’expliquent par le terroir et les modes de production. Lorsque nous faisons analyser le gras d’une viande américaine, 100 grammes de filet de bœuf contiennent 280 calories, contre 150 en France (2). »
Enjeu industriel et sanitaire, enjeu économique et territorial, enjeu humain ; l’agriculture demeure une activité essentielle pour l’avenir de l’homme.
- The Miami Herald, 24 février 2005. Cité par Denis Saverot, In vino satanas, Albin Michel, 2008.
- Entretien avec le Professeur David Khayat, chef du service oncologie de la Pitié Salpétrière, La Revue du Vin de France, mai 2010, p. 13-14.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
Béret vert
3 mars 2020D’un non spécialiste, l’article le plus intelligent sur l’agriculture que j’ai lu depuis longtemps.
J’exposais cette année au Salon et j’y ai mené ma petite enquête à la rencontre des jeunes générations: il semble même que du côté institutionnel (administrations, syndicats, écoles spécialisées), souvent représentés par des jeunes en ce lieu, l’on soit quelque peu déconnecté du réel…
Le jeunisme pour accueillir les visiteurs et surtout les renseigner n’est peut-être pas la formule la plus indiquée: quand un étudiant en école d’agronomie n’est même pas capable de comprendre la finalité de l’agriculture, qu’il confond avec l’entretien de la nature, ça m’inquiète…
sissou
2 mars 2020Très intéressant et la chance que nous avons nous français c’est le gout ! De nos viandes de nos légumes de nos fruits de nos fromages ! Aux USA ce n’est pas le cas et dans bien d’autres pays. Mais la question est pendant combien de temps aurons nous ce privilège? L’évolution des recherches vise la rentabilité et moins le gout me semble t’il ?
BKK
1 mars 2020Etes vous certain que la France ne subira plus de famine ? j ‘ai remarqué que depuis 20 ans il y a une réduction graduelle de produits alimentaires à consommés en France.
Jacques Ady
1 mars 2020« Je suis à chaque fois surpris par la variété d’espèces de chaque race, que ce soit pour les lapins, les brebis, les moutons »
Remplacez race par espèce et vice versa, à part cela votre article est excellent. Bien des gens, coupés de leurs racines paysannes, oublient ce qu’ils doivent à l’agriculture moderne. Le fléau de cette dernière, surtout en France, étant son hyper-administration. L’empilement de normes, de taxes, de contrôles de toutes sortes finira par tuer notre agriculture ; mais n’est-ce pas ce que souhaitent nos politiques « progressistes » et leurs alliés écolos ?
Par exemple, la France est déficitaire en viande de volaille (depuis 2016), alors qu’elle a longtemps été exportatrice nette.
Et après, les mêmes viendront pleurer quand on importe(ra) des denrées alimentaires produites dans des conditions parfois moins bonnes, au plan sanitaire, qu’en France – cela se passe déjà pour certains fruits comme la cerise.
Il est temps de rappeler haut et fort que nous avons, à bien des égards, une agriculture performante et qui constitue un atout à la fois pour notre économie, et pour nos concitoyens.
Artiste
1 mars 2020Le microbiote d’un français est différent d’un américain d’un japonais d’un chinois cela n’est du qu’à la différence de nourriture d’où aussi des pathologies différentes.
La fin des famines n’est du qu’a la possibilité d’importer des productions de toute la planète et la possibilité d’avoir une activité de service et peu de paysans n’est que la conséquence d’une
production de pétrole permettant à des machines de faire le travail manuel.Quand le pétrole disparaîtra tous ces gens seront obligés de retourner suer dans les champs et retour des famines ce n’est pas plus compliqué que cela et là il faudra nourrir 7 ou 8 milliards d’individus c’est pas gagné.
JLP
29 février 2020Le terme province a toujours été ressenti de façon profondément péjorative par la plupart des « provinciaux » : que nos parisiens disent territoire relève de la novlangue. En France il y a tout simplement des grandes villes (Lyon, Bordeaux, Paris, Marseille, Lille…), des moyennes, des petites, des bourgs, des villages, des plaines, des montagne… et non pas Paris et le reste.
Pour la famine, quand toute la France sera sous la coupe du bio (rien à voir avec le naturel bien sûr : depuis quand mettre du sulfate de cuivre, et autres produits non biodégradables sans laisser des sous produits encore plus dangereux serait naturel?) nous verrons revenir la famine ou au mieux l’importation de denrées alimentaires des autres pays.
Ceci dit l’article est très intéressant bien sûr.
Jacques Ady
1 mars 2020Moi non plus, je n’ai jamais aimé le terme « provincial » qui me paraît comprendre une nuance de mépris du Parisien envers les non-Parisiens, ces péquenots.
Nous avons aussi le terme « régions », en plus de ceux que vous avez donnés, pour parler de la France ; Paris n’étant jamais que la capitale – trop jacobine à bien des égards – de la France.
Alexandre
1 mars 2020De la province ou des provinces, Paris ne devant jamais être qu’une province parmi toutes les autres..
Steve
28 février 2020Bonjour
Très bon article qui nous remet notre mémoire à jour!
Il me semble que l’état « arriéré » de l’agriculture française dans les années cinquante ne peut pas être dissocié des règles d’héritage en vigueur depuis le moyen âge: elles ont abouti à une diminution de la taille des propriétés agricoles et donc à une paupérisation limitant la recherche et le développement. On se souvient du grand bons en avant généré par les techniques modernisées introduites par le savoir monastique; (on peut relire les étoiles de Compostelle d’Henri Vincenot pour l’ambiance); plus tard l’effort de modernisation est toujours venu « d’en haut ». Je relis parfois avec plaisir le « Théâtre d’agriculture et ménagier des champs » d’Olivier de Serres….
On peut aussi se demander si la saignée du monde agricole opérée par le première guerre mondiale , en éliminant une génération, n’a pas joué au rôle aussi imoortant dans le retard pris.
Mais par ailleurs, cela a permis à la notion de terroir, si valorisante aujourd’hui, de perdurer et de progresser pour en faire un atout majeur pour notre pays.
je terminerai sur une remarque: le mot paysan, renvoie au territoire associé à un lieu, cultivateur est proche parent de la culture, d’une culture non verbeuse , mais exploitant agricole est une faute de français majeure: le mot juste serait exploiteur: vous n’allez pas chez le coiffant n’est ce pas? Ni ne récitez « le labourant et ses enfants » de maître Jean!
Cette vilaine torsion de notre langue en dit long sur notre monde!
A propos du salon de l’agriculture, lorsque j’étais étudiant, c’était l’occasion de déguster le meilleur et de manger pour une obole: en 1975, le sandwich au foie gras ( une demie baguette tartinée d’une couche pantagruélique de foie gras) y coûtait 5frcs!
Ce n’était pas le Pérou, c’était la France!
Cordialement.
PHILIPPE LE BEL
28 février 2020Bonjour !
Bon rappel historique et factuel. Merci.
Cela permet de mettre les sujets (société, alimentation, culture, économie….) en perspective.
Robert
28 février 2020La phrase de conclusion de l’ exposé de M. Noé résume à elle seule toute l’importance du secteur agricole dans le monde… Cet enjeu peut aussi être une arme !
Livinec
27 février 2020Les grandes surfaces se livrent à une guerre des prix sans pitié et la font payer aux agriculteurs
Pierre 82
28 février 2020Je ne suis même pas certain que les grandes surfaces sont « coupables » de la ruine des agriculteurs.
Finalement, qu’on aime ou qu’on aime pas, le métier de commerçant consiste à acheter des biens le moins cher possible, et d’essayer de d’en vendre un maximum le plus cher possible à des clients qui veulent le prix le plus bas possible.
Là où ça coince, c’est quand les règles sont faussées, quand des tombereaux de réglementations ineptes s’abattent sur les producteurs locaux, et quand on laisse entrer sur le même marché des produits qui n’y sont pas soumis. Forcément, on tue la productivité des locaux.
Ce qui est anormal également, c’est que les agriculteurs ne sont pas bien défendus par les organismes chargés de le faire. Et il est impossible de changer les structures, et les producteurs sont obligés de laisser les représentant officiels (FNSEA) les défendre. Or, j’ai un peu l’impression qu’ils s’en fichent… D’où des contrats léonins. Un acheteur professionnel d’un côté, et en face, un tye fonctionnarisé qui s’en fout, puisque ce n’est pas son argent.