17 octobre, 2014

Pan dans l’œil (de veau)

Selon la légende familiale, ma grand-mère maternelle appréciait beaucoup le tête de veau pochée. Mon père me raconta que son morceau de choix était l’œil et qu’elle avait la réputation de le croquer d’un coup de dent. Encouragé par cette réputation, j’ai bien entendu essayé mais je suis, si j’ose dire, tombé sur un os. Il est pratiquement impossible de mâcher un œil de veau poché car il est extrêmement élastique. La dent n’y a pas prise et il semble rebondir sous la pression de la mâchoire.

 

Bien des années plus tard, j’ai compris comment il fallait s’y prendre en lisant Le cuisinier gascon, un précieux livre de cuisine publié en 1740. Ce livre est dédicacé à SAS monseigneur le prince des Dombes (Louis Auguste de Bourbon, 1700-1755) qui en est probablement l’auteur. Il contient une très remarquable recette : Des yeux de veau farcis au gratin (p.26). Les yeux sont blanchis puis l’on ôte « les prunelles et le noir », c’est-à dire le cristallin et le corps noir situé au fonds de la cavité. L’œil est ensuite farci de la « prunelle d’une petite truffe entière », braisé et présenté sur un gratin de petits oignons et de truffes et saucé avec une espagnole claire ou une sauce au vert.

 

J’ai essayé la recette. C’est remarquable mais il ne faut pas forcément indiquer aux convives ce qu’ils dégustent… J’avais fait l’erreur et la famille a été unanime pour m’indiquer que mettre l’œil une fois au menu était plus que suffisant !

 

On peut imaginer que ces yeux truffés ont été préparés et servis aux soupers fins de Philippe d’Orléans, régent de 1715 à 1723. Dans Les soupers assassins du Régent (2008), Michèle Barrière suppose que le chef renommé François Massialot est aux fourneaux et indique plusieurs recettes tirées de son ouvrage Le Cuisinier royal et bourgeois (1691). Malheureusement aucune recette d’yeux dans le roman ou dans le livre de cuisine. Aucun plat d’yeux non plus dans les nombreux soupers galants du film « Que la fête commence » (1975) de Bertrand Tavernier sur le Régent.

 

Pourtant les yeux continuent à être à la mode. Ils sont mentionnés par Menon dans son célébrissime ouvrage La cuisinière bourgeoise dont la première édition parut en 1746. Il les braise au vin blanc puis les « déguise » de différentes façons. Pannés et grillés ils sont mis à la Sainte Menehould. Cet apprêt est très fréquent au XVIIIe siècle. Il ressemble à celui des pieds de porc éponymes servis avec une sauce à l’oignon, au vin blanc, au vinaigre, à la moutarde, aux cornichons et aux fines herbes. Les yeux peuvent aussi être accommodés avec différents « ragoûts » comme concombres, petits oignons ou salpicon de jambon.

 

Un siècle plus tard le baron Brisse propose des yeux de bœuf à la sauce piquante dans sa Cuisine à l’usage des ménages bourgeois et des petits ménages (1868). Léon Brisse collabore au journal La Liberté  d’Emile de Girardin dans lequel il a l’idée d’une rubrique gastronomique quotidienne qui, devant son succès, est rapidement imitée par de nombreux journaux. Il est ami du compositeur Rossini dont il épouse la cuisinière !

 

Dans Un chien andalou (1929), l’œil de Simone Mareuil semble être tranché par un rasoir tenu par Luis Buñuel. Contrairement à certains qui croient reconnaître un œil de cochon, de mouton ou d’âne, c’est en fait un œil de veau. C’est ce que Buñuel indique tardivement dans une interview de 1975 ou 1976. Un éclairage intense et le passage à l’eau de Javel de la peau du veau pour la blanchir contribuent à l’illusion.

 

Dans le film Indiana Jones and the Temple of Doom (1984) de Steven Spielberg, une soupe d’yeux est servie à Willie Scott (Kate Capshaw). Ce pourraient être des yeux de veau mais nous sommes en Inde où les vaches sont sacrées. Alors l’illusion d’yeux humains ? Kate Capshaw est l’une des 120 actrices qui postulent pour le rôle et c’est comme cela qu’elle rencontre Steve Spielberg, sont futur mari. Elle a dû lui faire de l’œil et lui taper dans l’œil !

 

La seule recette récente d’yeux d’animaux que j’ai pu trouver est la recette de tête de veau d’Anissa Hélou dans Offal, The Fifth Quarter (2013), son passionnant livre sur les abats. La tête est pochée puis la cervelle et les yeux (évidés) servis avec de la fleur de sel ; la langue est servie en vinaigrette à l’estragon sur des feuilles de laitue et les joues sont présentés avec une sauce blanquette. C’est certainement très bon, mais j’aime bien l’idée du XVIIIe siècle de farcir les yeux avec des truffes.

 

Alors quel rapport avec la politique ? Très simple, la plupart des politiques ont une vision imparfaite. Ce sont des daltoniens qui ne peuvent distinguer si les signaux de l’économie sont au vert ou au rouge, ce qu’on appelle la dyschromatopsie rouge-vert (deutéranopie) qui atteint principalement le sexe masculin. Un exemple parmi d’autres : « La reprise est là. Il se passe quelque chose dans l’économie » disait François Hollande le 14 juillet 2013 (cité dans L’Express). Il n’avait pas froid aux yeux.

 

 

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

12 Commentaires

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  • Philippe

    21 mai 2015

    J’en croyais pas mes yeux (d’Homo Sapiens s’entend) lorsque je suis tombé sur ton article.
    Deviner les raisons qui te poussent a frequenter un site aussi éclairé que celui-ci, ma foi cela crève les yeux 🙂
    Quant aux yeux de veaux farcis … mon oeil oui !
    Tu dois quand meme avoir du mal a en trouver ici a Londres étant donné que les Anglais exportent le plus gros de leur veaux sur la France.
    All the best
    Philippe

    Répondre
  • Homo-Orcus

    2 novembre 2014

    @François
    Sur le thème des « yeux »…
    J’ai assisté à l’égorgement du cochon pour le transformer selon nos traditions. Le paysan m’annonce que tout est mangé et utilisé dans un cochon et j’ai cru faire le malin avec ma question…
    Et les yeux ?
    Dans les rillettes !
    J’adore les rillettes mais bon, les yeux, j’ai du mal !
    Bien à vous

    Répondre
  • Francois Brocard

    27 octobre 2014

    Sébastien:
    Merci. Je vais aller consulter le livre d’Eric Trochon. Les gens de Ferrandi sont toujours bons.
    L’opuscule de Yannick Alleno sur les Sauces est aussi intéressant, surtout la dernière partie sur les extractions qui indique beaucoup de pistes à explorer.
    Vive la gastronomie!

    Répondre
  • Francois Brocard

    24 octobre 2014

    Sébastien:
    Merci beaucoup. Je ne connaissais pas son nom mais ai eu le plaisir d’apprécier la cuisine d’Eric Trochon à la Semila. Souvent fort bon et j’aime bien m’assoir au bar où il n’est pas besoin de réserver. Je vais aller voir son livre sur les sauces.
    Le dernier livre intéressant sur le sujet que j’ai rencontré était « L’Art des Sauces » de l’Académies Gastronomes et de l’Académie culinaire de France paru en 1991.
    Vu qu’Eric Trochon avait fait un commentaire intéressant sur les classements des chefs sur francetvinfo.
    Vive la Gastronomie

    Répondre
    • Francois Brocard

      24 octobre 2014

      Il y aussi le récent livre sur les Sauces de Yannick Alleno. La dernière partie sur l’extraction est très intéressante mais aucune application directe.

  • Homo-Orcus

    18 octobre 2014

    Une autre expression bien connue qui nous vient de l’accueil du plat offert aux convives – « Tas de beaux yeux ! »

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    • Francois Brocard

      24 octobre 2014

      Cher Homo-Orcus:
      Vous êtes un connaisseur!
      Bonne journée,
      François Brocard

  • Romain

    18 octobre 2014

    Il paraît que l’expression « coûter les yeux de la tête » viendrait de la forte popularité (et donc du prix élevé) de ce met jusqu’au XVIIIème siècle.

    Répondre
    • Francois Brocard

      24 octobre 2014

      Cher Romain:
      Très intéressant. La rareté entraine le coût.
      Expression sans doute postérieure (sans jeu de mots) à coûter la peau des fesses.
      Vive la gastronomie!
      François brocard

  • Sébastien

    17 octobre 2014

    Et bien pour ajouter quelques pistes à explorer au terme de cet excellent article, je me permets un peu de réclame publicitaire pour l’excellent ouvrage d’Eric Trochon « Le répertoire des sauces » qui est à lire concomitamment avec le bon vieux guide culinaire d’Auguste Escoffier.

    Le premier ouvrage complète parfaitement le second (qui malheureusement ne me semble pas présenter de recette à base d’yeux ; il est néanmoins possible de se consoler avec quelques potages de tortue qui eux me font de l’oeil…)

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