3 avril, 2014

La parabole des Proxynautes et des Télénautes

Notre société traverse une période de changements de grandes envergures. Mais à la manière de Mark Twain, parlant du futur : « Si cette société est favorable au progrès, c’est contre le changement qu’elle se bat ! ». Notre futur est handicapé par un déficit pédagogique considérable. Nombre de nos concitoyens et de nos politiques égocentrés sur eux mêmes ne comprennent pas les transformations du monde et leurs  conséquences concrètes sur nos vies. D’ailleurs l’on ne sait plus trop où se situent les clivages de la société française au siècle des réseaux électroniques, de l’Internet. Dans ce monde sans frontières, ou plutôt dans un monde où les frontières sont celles des savoirs, vivent et s’affrontent régulièrement deux tribus qui passent leur temps à se chamailler : les proxynautes et les télénautes. Les proxynautes ne cessent de se plaindre que leurs hôpitaux sont trop chers, les internes et les infirmières mal payés. Leurs élus sans cesse cherchent des fonds pour subventionner leur santé nationale si mal en point. On y réduit le nombre d’hôpitaux afin de réduire les dépenses de santé. Même chose pour les tribunaux. La tribu des télénautes a fait le même constat. Puis elle a entamé une campagne de prospection internationale pour vendre ses compétences pour aider des pays à organiser leur administration judiciaire. Dans le secteur de la santé, les services de leurs meilleurs chirurgiens, de leurs plus grands professeurs en matière de traitement du cancer de la prostate ou du traitement de la vue sont proposés partout où cela est possible. Les clients ne tardèrent pas à arriver de tous les coins du monde au point que 60% des hospitalisations sont des patients venus de l’étranger. En Pologne, les cliniques font de la publicité pour inviter des clients pour se refaire des dents. Idem en Tunisie, où l’on pratique une chirurgie esthétique accessible au plus grand nombre. Venus du monde entier, des blessés de guerre, des handicapés sévères viennent se faire soigner à l’hôpital de Baltimore, dans le Maryland, devenu récemment célèbre pour la greffe du visage et la mâchoire pratiquée par une de ses équipes.

Les proxynautes ne cessent de récriminer sur les insuffisances de leurs écoles, de leurs centres de formation, du manque d’effectifs et de moyens. Leurs impôts augmentent régulièrement pour financer un nombre croissant d’intervenants et de types de formation. L’idée d’amortir les coûts de l’enseignement sur la base d’une assiette autre que locale est jugée hérétique par la tribu qui veut maîtriser tous les savoirs du monde. Pour ces derniers la formation comme la santé ne sont pas censées être mises dans le secteur marchand alors que, pour les télénautes, elle devient une source de devises qui intéresse un nombre croissant de postulants. La tribu des télénautes a fait le même constat. Elle a décidé de gagner des devises en fournissant des services de formation à distance et en exportant une partie des savoirs de ses meilleures écoles. Pour cela, les télénautes ont développé des plates-formes de formation coopérative associant des entreprises et des centres de formation organisés en réseaux. Ils proposent aux marchés distants des compétences spécialisées afin de gagner des devises, au grand bénéfice de leurs écoles, à l’exemple du Centre de Ploufragan en Bretagne pour aider au développement de l’élevage de porcs à l’étranger encore. Aux Etats-Unis, l’University of Phoenix est une des plus grandes universités privées au monde avec 250 campus et centres de télé-enseignement.  Le chiffre d’affaires de la formation y représente le quatrième poste des exportations avec plus de 7 milliards de dollars annuel. De même, les centres universitaires d’Australie, de Singapour multiplient la téléformation auprès de millions de jeunes qui continuent des études supérieures. Pour les télénautes, la formation n’est plus une prérogative des États, en entrant dans la sphère marchande, elle devient un acteur de la compétition internationale dans une économie des connaissances. Une démarche bien comprise par les télénautes qui ont fait de la formation et de la téléformation un atout de leur développement économique.

Durant ce temps, les mêmes proxynautes toujours se plaignent du chômage dans leur village, des délocalisations. Ils ont peur et parlent de « la fin du travail ». Dans les rues leurs chômeurs manifestent afin de prendre un peu du travail du voisin, soit sous la forme de partage du travail, soit sous la forme de partage de la richesse créée par ceux qui travaillent. Leur tribu est une citadelle assiégée par les tribus du voisinage avec qui d’ailleurs ils réduisent leurs échanges au minimum par crainte de la concurrence. Ils parlent volontiers d’exception culturelle pour mieux dénier celle des autres. Les télénautes, de leur côté font des affaires en travaillant avec leurs voisins et télénautes avec qui ils multiplient la RD coopérative, le co-développement durable, la coproduction, la codistribution ou la co-commercialisation. Créant ainsi des courants d’affaires internationaux nouveaux, propices à nouvelles formes de création de richesses et d’emplois, les télénautes multiplient les contacts avec la planète entière pour proposer leurs services. Ce sont d’anciennes tribus de proxynautes qui ont compris que la solidarité et l’intelligence partagée relevaient d’une culture de l’échange pour mieux répartir la richesse créée avec d’autres tribus. Comme autrefois dans l’histoire des grands courants commerciaux chacun propose ce qu’il fait le mieux et le moins cher en se spécialisant si nécessaire avec d’autres partenaires télénautes. Ainsi, la société française Snecma et la société américaine Pratt & Whitney, associant leurs ressources et leurs savoir-faire ont développé ensemble un nouveau moteur qui est un succès mondial. La Snecma sera leader commercial pour l’Europe, son partenaire jouera le même rôle Outre-Atlantique. En Estonie, le gouvernement a encouragé les coopérations entre les universités et les entreprises afin de faciliter les créations d’emplois au point que le taux de chômage est tombé à 4,9% de la population contre 14% fin des années 90.

De tous les problèmes nouveaux auxquels doivent faire face les jeunes générations aucun ne me paraît plus important que celui posé par la fin des territoires et des frontières, celles des nations comme des corporations traditionnelles. Elles doivent désormais faire cohabiter le local et le distant, le « proxy » et le « télé ». Aujourd’hui la défense des patrimoines des peuples est moins celle des manufactures et d’un territoire que celle de la matière grise qui constitue le fondement d’une industrie, d’une agriculture ou de services incorporant de plus en plus de savoir et d’intelligence. Notre capital étant devenu immatériel, il est devenu impossible de développer cette économie immatérielle sans s’appuyer sur les réseaux d’échanges. Dans tous les cas, ceux d’entre eux qui sauront le mieux faire cohabiter le « Proxy » et le « Télé », sans les opposer sans cesse, seront culturellement les mieux armés pour pratiquer et développer les échanges d’idées et d’affaires qui s’appuient désormais sur les réseaux électroniques du 21ème siècle.

Denis Ettighoffer

 

En savoir plus sur l’économie des télénautes : http://www.place-publique.fr/article2899.html

http://www.ettighoffer.com/fr/idees/idees9.html

http://www.ettighoffer.com/fr/etudes/lettre44.html

http://www.place-publique.fr/spip.php?article6485

http://www.ettighoffer.fr/734/10-cartellisation-et-migrations-fiscales-dans-les-grappes-cooperatives

http://blog.emakina.fr/2008/02/20/soutenir_linnov/

http://www.liberation.fr/evenement/010167743-un-modele-qui-infiltre-toute-l-economie

 

 

 

 

Auteur: Denis Ettighoffer

Denis Ettighoffer, 68 ans, est une figure connue des spécialistes en technologies de l’information et de la communication et en sciences sociales et économiques. On lui doit les premières réflexions avancées sur L'Entreprise Virtuelle, son premier livre début des années 90. Denis Ettighoffer, ex-directeur de Bossard Consultants, conseil en management & organisation, est intervenu auprès de grandes sociétés, d’administrations centrales et de nombreuses collectivités territoriales. En 1992, il a fondé Eurotechnopolis Institut avec pour ambition d'étudier les impacts de la diffusion des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) sur notre société, l'économie, la compétitivité de nos entreprises et sur nos façons de concevoir le travail.

3 Commentaires

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  • Josick Croyal

    2 mai 2014

    Pour ma part, j’utilise également (pas avec cette dénomination) ces deux catégories d’analyses (Proxynautes et Télénautes) qui me semblent faire écho aux deux systèmes de vie mis en avant par Roland Pigeon : unicellulaires (dont le nombre fait la puissance) et pluricellulaires (fondé sur la collaboration), système de vie en lutte à finir…

    Pour le nom de proxynaute, moi je fais avec mes gros sabots et parle d’incestueux, de gens qui restent entre eux….

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  • xly

    3 avril 2014

    L’Empire romain a fait faire un bond gigantesque : agricole, économique, culturel, administratif aux populations qui progressivement l’ont rejoint. Avec une spécialisation économique régionale déjà très poussée. Les invasions barbares, fissurent cet empire, les routes deviennent incertaines, les transports sont dangereux et la mondialisation « romaine » s’arrête. L’Europe romaine s’enfonce dans la crise, la misère, la précarité. On ne sait plus comment produire des biens qui autrefois venaient de loin, Les techniques métallurgiques, agronomiques, artistiques, architecturales se perdent. On revient à l’autarcie, on ne produit que ce que son sol est capable de produire , c’est-à-dire pas grand’chose. L’Europe retourne à la misère et à la précarité « d’avant ». La création artistique s’arrête. Il va falloir tout réinventer, tout refaire, et ça prendra des siècles ! A Rome quelques uns s’étaient constituées des fortunes immenses, scandaleuses diraient certains, mais en contrepartie des centaines de millions d’habitants de cet empire avaient vu leur « niveau de vie » augmenter dans d’impressionnantes proportions.

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  • Robert Marchenoir

    3 avril 2014

    Donc, quand les Français doivent patienter des heures dans des services d’urgence désorganisés, sales et dangereux, ils sont censés se consoler en apprenant que 60 % des lits sont occupés par des étrangers ?

    Quand EDF est infichu de présenter des factures lisibles, prétend imposer des augmentations rétroactives et offre des châteaux à ses employés en détournant (légalement) l’argent des Français, ceux-ci devraient être rassurés en apprenant qu’EDF vend de l’électricité aux Argentins ou aux Moldo-Valaques ?

    Quand un manutentionnaire a perdu son emploi, il va proposer ses « compétences » par Internet à un employeur de l’Uttar Pradesh ?

    C’est bien gentil, vos théories, mais c’est assez éloigné de la réalité.

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