Pour Noël, mettez de côté les légumes oubliés et découvrez les apéritifs oubliés des provinces françaises. Certaines marques ont orné les murs des maisons le long des nationales, et les peintures effacées laissent encore deviner les slogans et les réclames superposés en palimpseste. On retrouve parfois dans les brocantes les affiches des anciennes publicités en style Art déco et rétro. Des slogans amusants qui témoignent d’une époque passée, comme cette réclame pour Cointreau : « Ne prenez jamais la route aussitôt après un bon repas sans un petit verre de Cointreau. » Les exigences de la sécurité routière ont depuis lors fait comprendre qu’il valait mieux rouler à jeun plutôt qu’ivre.
Nécessité thérapeutique et fruits choisis
Les apéritifs ont répondu à un double impératif : détendre et satisfaire le gosier bien sûr, mais aussi apporter un bienfait thérapeutique. C’est le cas du Picon ou de la Chartreuse notamment. Les vertus médicinales des plantes devaient soigner les consommateurs et les aider à lutter contre les maladies, comme celles d’Afrique et d’Afrique du Nord. Cet arrière-plan thérapeutique est aujourd’hui disparu, alors qu’il fut au fondement de la création de nombreuses boissons dont beaucoup, à leurs débuts, étaient vendues en pharmacie.
L’autre particularité des alcools et apéritifs français est d’être réalisés avec des produits de qualité, notamment des fruits choisis, alors que dans d’autres pays les alcools sont réalisés à partir des résidus de fruits. Cela donne des produits d’une grande variété, à base de vin, de fruits, d’épices, souvent marqués par les spécificités locales des régions. Il y a des apéritifs de ville, conçus et réalisés pour un public urbain, les apéritifs de vignoble, réalisés à partir des composants du vin et les apéritifs de montagne, à base de plantes.
Apéritifs de vignobles
C’est le cas d’Ambassadeur, créé en 1936 par Pierre Pourchet et réalisé à partir de mistelles de vin, c’est-à-dire de moût de raisin dont la fermentation a été arrêtée par ajout d’alcool. C’est ce que l’on appelle communément un vin cuit, alors qu’il n’est pas du tout chauffé. L’appellation exacte est vin muté, comme pour le porto et le rivesaltes. Ambassadeur est élevé un an en foudre de chêne, ce qui témoigne de la qualité de l’apéritif.
On y trouve également Bartissol, un vin doux naturel, donc réalisé à partir de mistelles. Il a été élaboré en 1904 par Edmond Bartissol et, dans les années 1950, il a intégré l’appellation Rivesaltes contrôlée.
Les grandes marques oubliées
Le Byrrh est probablement l’un des apéritifs les plus connus. Vermouth français, il a été créé dans les Pyrénées-Orientales, à Thuir, en 1866. Il est présenté comme un tonifiant et un réconfortant. Il s’inscrit dans la tradition de ces alcools nés de la conquête algérienne, comme le Picon (inventé par le pharmacien Gaëtan Picon). Ils répondent tous à des besoins thérapeutiques : lutter contre la malaria et les fièvres. Pour cela, de la quinine est ajoutée à du vin muté, afin que l’amertume soit compensée par la sucrosité de la boisson. Selon les marques, des oranges et des épices sont également rajoutées, pour modifier le goût et en donner plus de subtilité.
La création du Byrrh répond à un autre impératif : trouver des débouchés aux vins du Languedoc qui subissent la concurrence du pinard algéro-tunisien, tout autant alcoolisé, mais moins cher. Le vignoble connaît une première crise de surproduction, avant de connaître celle du phylloxéra. La transformation du vin en vin muté apéritif est donc une solution, d’autant que les apéritifs se vendent plus cher que les vins de table du Languedoc. Il y a donc non seulement une diversification, mais une montée en gamme. À ses débuts, le Byrrh n’est vendu qu’en pharmacie, car considéré comme un médicament. C’est « une boisson hygiénique » qui s’exporte de l’autre côté de l’Atlantique. La marque développe une communication efficace, composée de belles affiches, de peintures murales, de produits dérivés consacrés au monde du football et du bridge. Byrrh est non seulement une réussite vinicole, mais aussi un succès et un modèle en termes de gestion de marque.
Mais la boisson passe de mode dans les années 1960. Elle fait trop vieille, trop ancien monde, pas assez américanisé. Les apéritifs français sont supplantés par les produits anglo-saxons dans les années 1960-1970 : whisky et bourbon, qui font plus modernes et paraissent plus en phase avec le monde des Trente glorieuses. Comme les digestifs, les apéritifs français ont subi une dégradation de leur image de marque qui a entraîné une baisse de leur consommation. Aujourd’hui, les Français consomment davantage de whisky que les Anglais et les Anglais davantage de cognac que les Français… Le whisky est bu en apéritif alors qu’il n’est pas adapté à cela : trop alcoolisé, il abîme le palais. C’est plutôt une boisson de digestif ou d’après-midi. Toujours est-il que le Byrrh a apporté une grande contribution à l’art de l’affiche et des belles publicités.
Les usines Byrrh de Thuir sont aussi un exemple d’architecture industrielle. Elles ont été conçues par Gustave Eifel et présentent une superbe charpente en fer. Elles possèdent également le plus grand foudre de chêne au monde, d’une capacité de plus de 10 000 hectolitres. Aujourd’hui propriété de Pernod Ricard, la marque vivote loin de ses gloires passées.
Autre grande marque oubliée, le Dubonnet, créée par le chimiste Joseph Dubonnet, dont les publicités s’étalaient dans le métro parisien : « Dubo, Dubon, Dubonnet ». Comme Byrrh, Dubonnet a révolutionné l’art de l’affiche et de la réclame, ce qui a servi les développements de la marque. Comme Byrrh, et pour les mêmes raisons, il a décliné à partir des années 1960.
Apéritifs de montagne
On y trouve les boissons réalisées à partir de la gentiane, cette longue racine qui donne un goût amer et qui possède de riches vertus thérapeutiques, digestives et toniques. Pline l’Ancien la mentionne parmi les plantes médicinales. Aujourd’hui, la gentiane sert pour différentes marques.
En Auvergne on trouve Avèze, distillerie depuis 1929, la Maison Turin et Salers. Dans le Jura suisse la Suze, dont une publicité de 1931 la présentait comme « l’amie de l’estomac ». L’apéritif de gentiane s’est développé à partir du milieu du XIXe siècle, comme réponse à la demande de quinine, boisson amère, souvent bue avec de l’eau gazeuse. La quinine était alors en vogue, car elle servait de fébrifuge dans les colonies pour lutter contre la malaria et les fièvres. Son usage s’est ensuite répandu dans les stations thermales d’Auvergne et des Pyrénées, mais l’amertume ne fut plus apportée aux boissons par la quinine, mais par la gentiane.
Apéritifs de fruits
Des noms qui ne ne parlent plus, mais qui sont liés à des régions de France.
Le Lillet, de Bordeaux (1872), à base de vin et de liqueurs de fruits. Il est obtenu par macération de plusieurs mois dans de l’alcool de fruits (oranges douces, oranges amères, oranges vertes) et élevé en fût de chêne. Il sert aujourd’hui de base à de nombreux cocktails, ce qui l’éloigne de ses raisons apéritives premières. Si l’on peut encore le trouver, il a disparu d’un grand nombre de radars apéritifs.
Le Guignolet est une boisson originale puisqu’elle est faite avec des cerises, nommées guignes, et originaire d’Anjou. Loin du vin, des épices et des oranges que l’on retrouve dans les autres boissons, c’est la cerise qui apporte sa touche fruitée à cette boisson, généralement servie fraîche avec des glaçons. Sa préparation rappelle le vin de noix, obtenu lui aussi par macération et souvent réalisé dans les familles.
La victoire du pastis
Le seul apéritif à dominer aujourd’hui et à tenir la lutte face au whisky, c’est le pastis. Pernod Ricard, deuxième entreprise de spiritueux au monde, possède une grande partie des marques de whisky et des apéritifs oubliés (comme Byrrh). Le petit jaune a gagné sur ses concurrents et les goûts provençaux l’ont emporté sur les autres boissons régionales.
L’essor du pastis est la conséquence de l’interdiction de l’absinthe, boisson qui pouvait rendre fou, essentiellement produite dans la région de Pontarlier. Au moment de l’interdiction, les distillateurs jurassiens se sont tournés vers la production de boisson à base d’anis, car celles-ci se préparaient comme celles à base d’absinthe. Le rituel de consommation était aussi le même : un fond de liqueur dilué dans une grande quantité d’eau. D’où la vogue des anisés à partir du début du XXe siècle. À Montfavet, en Provence, Jules Pernod abandonne lui aussi la production de boisson à base d’absinthe pour s’orienter vers celles à base d’anis. Il reprend des coutumes provençales et la distillation des épices pour commercialiser le pastis à grande échelle. Il est ensuite concurrencé par Paul Ricard qui, à l’âge de 22 ans, lance une boisson destinée à un grand avenir : « le véritable pastis de Marseille ». Avec la mode de la Côte d’Azur, des congés payés et d’Eddie Barclay, le pastis supplante les autres apéritifs, et notamment ses concurrents algériens, comme le Picon, après l’indépendance de l’Algérie. Né en ville, dans les bars de Marseille, le pastis se diffuse dans les grands centres urbains et supplante les apéritifs ruraux et campagnards qui entrent en perte de vitesse. Ricard rachète Pernod puis Byrrh, ce qui témoigne d’un changement des habitudes de consommation et d’une victoire des codes urbains sur les habitudes rurales.
Dans ses publicités, Ricard s’inspire fortement des réclames de Byrrh et de Dubonnet, par le graphisme des affiches et par les histoires qui sont racontées. On ne boit pas une boisson uniquement pour son goût, mais aussi pour l’image qu’elle véhicule et l’histoire qu’elle charrie. Boire, c’est être. C’est ce que racontent en partie les apéritifs oubliés et la victoire du whisky et du pastis.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
P. Lacroix
16 décembre 2019Bonjour
Merci pour ce texte documenté et agréable.
Quelques souvenirs de radio de ma jeunesse
« pourquoi Picon, parce que c’ est bon ! »
L’ homme des vœux Bartissol.
Il me semble aussi que cette fameuse boisson appelée coca cola était vendue à l’ origine comme un médicament !
Tout est poison, rien n’ est poison, seule la dose …..
Autres temps autres mœurs !
Steve
14 décembre 2019Bonsoir
La clarté de l’eau troublée par l’anis , la transparence qui devient glauque …. Le phénomène est devenu image dans la littérature policière: être dans un « sacré pastis », une affaire qui se révèle être « un drôle de pastis »; cela témoigne de l’ancrage culturel réalisé. De la subtilité face à la brutalité du whisky assenée par les films noirs américains.
Raimu face à Eddie Constantine…. La langue française toute en nuance face au parler pratique et terre à terre des ferblantiers , des smiths.
Cordialement.
Le Rabouilleur
13 décembre 2019Vous avez bien raison de parler des apéritifs à base de gentiane.
Leurs vertus sont connus depuis la plus haute Antiquité.
SOLS
13 décembre 2019Volià de vrais apéritifs, dans tous les sens du terme. Ils sont agréables et préparent au repas. Ça change des Desperados et autres mojitos de bas étage et des spritz à la piquette vendus 8 ou 9 €. Moi j’aime la Suze et quand j’en commande une le garçon a du mal à comprendre ma commande et à trouver la bouteille… J’aime aussi le Picon bière mais ça »tape » un peu.
Merci pour cet article, léger mais nécessaire!