Le savon est un objet apparemment anodin que l’on utilise plusieurs fois par jour. Sa route nous conduit d’Alep en Castille en passant par Marseille. Comme il y a la route de la soie et la route de l’ambre, il y a également la route du savon, tracée en Méditerranée depuis les siècles lointains de l’Antiquité jusqu’à l’époque médiévale et contemporaine. Objet apparemment anodin certes, mais dont la fabrication relève pourtant d’une haute inventivité et de beaucoup de technicité. Derrière le savon se cache le mystère technique de la saponification et le mystère culturel du propre.
Comment fait-on un bon savon ?
Quelques données techniques tout d’abord sur la façon de fabriquer un savon. Celui-ci est le fruit de la saponification, procédé par lequel s’effectue une réaction chimique qui permet la synthèse du savon. Le terme technique nous indique qu’il s’agit d’une hydrolyse en milieu basique d’un ester : le mélange d’un ester de glycérol et d’une base forte se transforme en un mélange de savon et glycérol. C’est le chimiste français Eugène Chevreul qui, en 1823, a démontré que les corps gras sont formés d’une combinaison entre le glycérol et les acides gras. La glycérine, la potasse, la soude et le corps gras jouent donc un rôle essentiel dans la fabrication, auquel il est possible d’ajouter des huiles essentielles, pour les bonnes odeurs. Munie de ces ingrédients, la fabrication du savon peut commencer.
Alep, ville savonneuse
Avant que ne débute en 2012 cette longue guerre, Alep était connu pour être la ville du souk et du savon. Le savon d’Alep remonte à la plus haute Antiquité ; on estime qu’il était fabriqué dès 1500 ans avant J.-C. Il est fabriqué à partir d’huile d’olive (le corps gras), d’huile de baies de laurier et de soude d’origine végétale. Il est marron à l’extérieur et vert à l’intérieur.
Selon sa fabrication traditionnelle, l’huile d’olive est mise dans des cuves enterrées, avec de l’eau et de la soude végétale. Le tout est ensuite chauffé et porté à ébullition pendant trois jours. L’huile de baie de laurier est ajoutée à la fin. La pâte obtenue est ensuite étalée sur le sol des ateliers. Le savon y refroidit sur du papier de paraffine pendant que des ouvriers avec des planches de bois attachées à leurs chaussures marchent sur le savon pour uniformiser son épaisseur. Le savon est ensuite coupé en blocs. Les pains sont estampés et ils sont disposés dans les caves pour un vieillissement qui dure entre six mois et trois ans. Pendant ce vieillissement, le taux d’humidité diminue, ce qui les rend de plus en plus durs.
Alep, ville commerciale, comme Damas, exportait son savon dans tout l’Empire romain. Grâce à la présence des oliviers et des lauriers, les savonniers disposaient de la matière première nécessaire à la fabrication des savons. Grâce aux allées et venues des marchands, ils pouvaient les vendre et les exporter dans tous les empires, ceux des Perses, des Grecs et des Romains. Nombreux sont les rois et les régimes à être passés par Alep, mais le savon y est toujours resté.
L’usage du savon est attesté en différentes zones de la Méditerranée, notamment dans les îles grecques. L’écrivain latin Pline explique que les Gaulois se lavent avec de la graisse de chèvre et des cendres de bouleau.
Diffusion médiévale
Le savon d’Alep est redécouvert au moment des croisades. Sa recette se diffuse en Méditerranée et notamment en Espagne et à Marseille, où les recettes de savon existantes semblent s’être inspirées de celle d’Alep. Dans la péninsule ibérique, on produit déjà le fameux savon de Castille, mentionné dès l’époque romaine. De même à Marseille, où la fabrication de savon remonte à la fin de l’Antiquité. On en trouve toutefois des mentions plus récentes et plus certaines à partir des XIIe-XIIIe siècles. Marseille fut longtemps en concurrence avec Toulon pour la production de savon, avant qu’un édit de Colbert de 1688 en donne l’exclusivité à la cité phocéenne. Notons toutefois qu’aujourd’hui savon de Marseille et savon d’Alep désignent des procédés de fabrication, non des appellations d’origine contrôlées. Il est donc possible de produire des savons de Marseille et d’Alep ailleurs que dans ces villes. La technique supplante la géographie.
Le savon de Marseille est lui aussi réalisé à partir d’huile d’olive. La soude provient des cendres des plantes des milieux salins, notamment la salicorne. Les savons d’Alep et de Marseille se sont imposés grâce à leur procédé végétal, supérieur en qualité au corps gras issu des animaux (suif ou saindoux). Mais c’est la révolution des transports au cours du XIXe siècle qui a permis à cette industrie de se développer et aux savonniers d’exporter en France et dans toute l’Europe. Cette diffusion a permis de mieux laver le corps et les linges et donc de faire d’important progrès dans la maîtrise de l’hygiène, ce qui va de pair avec le recul des maladies et de la mortalité. Huile d’olive et soude sont les bases d’une société hygiénique.
Le secours de la chimie
Derrière les bonnes odeurs et la joie d’être propre se cachent aussi les progrès majeurs de la chimie et de la science. Trois hommes ont joué un rôle important dans ces progrès : Nicolas Leblanc, Eugène Chevreul et Ernest Solvay. Les deux premiers sont Français, le troisième est Belge.
Nicolas Leblanc met au point en 1789 le procédé Leblanc. Il permet d’obtenir du carbonate de sodium à partir de sel marin. Or, le carbonate de sodium est essentiel pour la fabrication du savon, mais aussi pour l’industrie du verre, du papier et du textile. Le problème est qu’il est très couteux en énergie, ce qui fait que l’on a rapidement cherché un procédé différent.
Eugène Chevreul a expliqué le principe du glycérol et des corps gras, comme nous l’avons vu plus haut. Mais c’est Ernest Solvay qui, dans les années 1860, invente le procédé à l’ammoniac, qui permet de supplanter le procédé Leblanc. Le procédé Solvay est encore utilisé aujourd’hui. Il est beaucoup moins couteux et plus facile d’usage que le procédé Leblanc.
La chimie vient donc au secours de l’hygiène et des pratiques traditionnelles en modernisant les anciennes techniques de saponification. En l’industrialisant, elle permet aussi une expansion géographique de la production de savon. Les deux premiers producteurs de savon de Marseille sont aujourd’hui la Chine et la Turquie. À Marseille ne restent plus que quatre savonneries, dont celle de Marius Fabre qui, outre son métier de savonnier, fut champion du monde de dames.
Localisation des savonneries
Du savon pour le linge et pour le corps, on passe aisément au savon pour la barbe. Avant que l’industrie cosmétique et le marketing n’imposent la bombe aérosol, nettement moins économique et écologique, les messieurs faisaient usage d’un blaireau et d’un bol à savon pour leur rasage quotidien. On trouve encore de nombreux barbiere dans les rues de Rome, mais qui sont en réalité des coiffeurs. Cela fait longtemps qu’ils ne manipulent plus le sabre et le blaireau. À Paris subsiste un maitre-barbier dans le Marais, Alain, et à Londres on peut encore trouver Geo Trumper, près de Jermyn Street. Ce dernier a sa propre gamme de savon à barbe et d’eau de Cologne. En Italie toujours, la maison Proraso, fondée en 1908 à Fiesole, en Toscane, par Ludovico Martelli, produit toute la gamme nécessaire au rasage. Il a notamment trois types de savon, chacun étant conditionné dans une boîte spécifique : rouge, blanc et vert. On reconnaît là les couleurs du drapeau italien. Toutes les occasions sont bonnes de célébrer le Risorgimento et pas seulement la pizza Margarita (qui elle aussi est aux couleurs du drapeau italien : tomate, basilic, mozzarella).
La barbe orientale
Ces histoires de savons et de barbes pourront sembler éloignées de la géopolitique, pourtant nous y sommes en plein. La localisation de ces magasins est en effet riche d’indications sur les cultures et les pratiques des habitants. La pratique de l’hygiène, qui est éminemment culturelle, comme celle de l’usage des parfums. En Amérique latine, la rumeur court que les Français ne se lavent pas. J’avais un jour accueilli un Argentin dans une résidence d’étudiants à Paris qui était rassuré de voir que les chambres étaient équipées de douche, car il pensait que cela ne se faisait pas en France. L’origine de cette rumeur viendrait du fait que les Français font usage de parfums ; les Latinos pensant que si on se parfume c’est pour camoufler les mauvaises odeurs du corps. Guerlain et Channel sont à l’origine d’un malentendu culturel. En Asie également il n’est pas bien vu de se parfumer.
La même fracture culturelle se manifeste dans le port de la barbe. Celle-ci est portée en Orient, mais pas en Occident, comme cela se manifeste notamment dans le clergé. En Occident, seuls les moines et les ordres religieux portent la barbe, alors que les prêtres séculiers ont le visage glabre. Quelques papes se sont essayés au port de la barbe au cours du XVIe siècle, notamment Jules II, afin s’identifier aux philosophes de l’Antiquité. Au même moment se déroulait la révolution luthérienne où Luther et Calvin décidèrent de porter la barbe, notamment pour manifester leur rupture avec Rome. Se raser et se laver est donc tout autant une manifestation hygiénique qu’un acte culturel. Le savon d’Alep regorge ainsi de richesses historiques.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
Steve
16 mai 2017Bonsoir
Il n’est pas possible de clore le sujet sans mentionner l’inoubliable hymne au savon de Bobby Lapointe: ‘le tube de toilette’.
Cordialement
Boudin
17 mai 2017Bobby Lapointe!!!!!!! ???
Nous allons bien nous entendre. ???
Quand nous allons à la pêche, nous chantons la maman des poissons. Normal. ?
Et avec mon co-auteur, on chante l’aragon et la castille. ???
Et Bobby Lapointe a aussi conçu un système de numération. Eh oui! ?
Citoyen
12 mai 2017Le propre ?… en géopolitique ?… peut être …
En politique, l’usage du savon a été largement détourné de sa fonction de base … il ne sert plus qu’à savonner la planche de l’adversaire,… et ce n’est pas toujours très propre !…
Ceci dit, article très intéressant.
Éric Monard
14 mai 2017@ citoyen
Tout à fait d’accord avec vous : c’est un article intéressant et sans rapport avec la géopolitique.
Un angle d’attaque intéressant aurait été – pourquoi pas – de rechercher si ont existé des corrélations significatives (> 0,9 ou 0,95) entre les chemins commerciaux permettant la diffusion du savon et les croissances démographiques des populations l’adoptant.
Cordialement.
Martinio
12 mai 2017Toujours un plaisir de lire vos papiers Monsieur Noé! En plus d’être des libres penseurs les contributeurs de l’IDL sont très cultivés!
Jean-Baptiste Noé
12 mai 2017Merci beaucoup !
Steve
11 mai 2017Bonjour
Article très intéressant! L’histoire du savon ne peut pourtant oublier la saponaire, plante comprenant des saponines (tensioactifs naturels) dans leurs rhizomes, appelée immémorialement ‘plante des lavandières’ etc…. le mélange saponaire eau est moussant et suffit pour se laver mais ne se conserve pas. L’adjonction de soude obtenue à partir de cendres végétales ( bouleau, hêtre) renforce l’action décapante tandis que le corps gras fixe l’ensemble et atténue l’effet corrosif de la soude. Les romains utilisaient la pâte savonneuse gauloise en dermatologie. Mais Il est certain que remplacer le suif de chèvre par de l’huile d’olive ou de palme améliore grandement le produit! A quoi bon être propre si l’on sent un peu la chèvre?… A moins de s’appeler Tonton Cristobal!
Cordialement.
sassy2
11 mai 2017Peut-être en rapport avec le mystère culturel du propre,
quel est le vendeur de savon le plus célèbre?
un indice: institutdelabourse
réponse : nedrud relyt
Boudin
11 mai 2017Quel savoir!
Aljosha
11 mai 2017Article très propre, merci.
j’ajouterais de façon Nolafienne, que le mot savon vient de l’arabe Saaboun.
idlibertes
11 mai 2017Excellent 🙂
Gilles helger
11 mai 2017Le mot gaulois sapo a donné le français savon à une époque où la langue arabe n’était même pas attesté
Ptolemaios
12 mai 2017Le concept datant de l’Antiquité et étant d’usage courant, je pense que les utilisateurs n’ont pas attendu les Arabes pour nommer ce produit quotidien. Il y aurait même plus de probabilités que le mot sabaoun vienne du latin ou du grec que le contraire.
Le Littré donne des pistes dans ce sens d’ailleurs :
ÉTYMOLOGIE
Picard, savelon ; provenç. sabo ; espagn. xabon ; port. sabão ; ital. sapone ; du lat. saponem ; grec σάπων, mot que l’on croit d’origine gauloise : Galliarum hoc inventum, dit PLINE, XXXIII, 12, 51.
Il faut certes se méfier des étymologies du vieux Littré qui nous en fait parfois façon Platon, mais ici je pense qu’il est dans le juste.