11 octobre, 2025

Soudan : la tragédie silencieuse

Pendant que les regards sont tournés vers la Palestine et l’Ukraine, d’autres conflits se déroulent dans le monde, souvent hors des radars médiatiques. C’est notamment le cas du drame soudanais, débuté il y a près de trois ans, devenu un drame humanitaire de grande ampleur.

 

Avril 2023. Le gouvernement en poste à Khartoum se déchire sur fond de rivalité entre deux hommes. D’un côté, le général Abdel Fattah al-Burhan, chef des forces armées soudanaises (SAF) et dirigeant de facto du pays depuis le coup d’État militaire d’octobre 2021. De l’autre, Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemedti, à la tête des RSF, une force paramilitaire née des milices Janjaweed, célèbres pour leurs exactions au Darfour dans les années 2000.

 

Après la chute d’Omar el-Béchir en 2019, les deux hommes s’étaient partagé le pouvoir. Mais les tensions entre les deux camps militaires, alliés de circonstance lors du coup d’État, ont fini par exploser. Chacun cherchait à consolider son influence sur l’État et l’économie, dans un contexte d’instabilité politique et de luttes d’intérêts autour des ressources minières, des revenus frontaliers et du contrôle du territoire. La prise pour le pouvoir politique devait être totale afin de faire main basse sur les ressources étatiques.

Au fil des mois, ce conflit qui était géographiquement limité à la capitale et ses environs, a pris une dimension nationale, avec des conséquences sur les voisins directs, notamment le Tchad et l’Égypte. Les combats, d’abord concentrés dans la capitale, se sont propagés au Darfour, au Kordofan et dans les États du sud et de l’est. D’autres groupes armés régionaux, issus d’anciennes rébellions, se sont insérés dans le conflit, parfois en s’alliant temporairement à l’un ou l’autre camp selon leurs intérêts locaux. D’une lutte pour le pouvoir entre deux hommes, la guerre a viré à la mise à feu du Soudan, avec le réveil des haines ethniques et des revendications sécessionnistes.

 

Guerre locale, influences étrangères

 

D’un conflit soudanais, nous sommes ainsi passés à un conflit régional.

 

L’Égypte, le puissant voisin du nord, a toujours considéré le Soudan comme son arrière-cour. Elle conserve la nostalgie du protectorat établi sur ce pays où coule le Nil, un Soudan qui a toujours été inséré dans l’espace égyptien. Si quelques migrants soudanais se sont installés dans le sud de l’Égypte ainsi qu’au Caire, ce sont les autres voisins qui subissent de plein fouet les conséquences humaines de la guerre.

Le Tchad tout d’abord, qui voit affluer des milliers de réfugiés, notamment dans la zone frontalière du Darfour. Des réfugiés qui menacent la stabilité précaire de ce pays déjà en butent aux incursions du nord, venues de Libye. Le Tchad a toujours été le verrou de cette région africaine. La déstabilisation de ce pays aurait de graves conséquences pour l’espace sahélien, d’autant plus que l’armée française n’est plus présente pour y assurer la stabilité.

La Centrafrique et le Soudan du Sud, lui-même ravagé par sa propre guerre, sont eux aussi touchés par les réfugiés qui brisent le fragile équilibre démographique et ethnique de ces pays.

 

La présence de mercenaires étrangers, dont certains venants d’Amérique latine, a été attestée par plusieurs ONG et associations. Des mercenaires loués par les deux camps afin de renforcer leurs troupes et de former leurs combattants. L’accès aux armes est l’autre nerf de cette guerre, ce qui accroît les trafics et le marché noir dans une région où ceux-ci sont déjà légion.

 

Cette internationalisation du conflit illustre son importance stratégique : le Soudan, par sa position au carrefour de la mer Rouge, du Sahel et de la Corne de l’Afrique, est devenu un enjeu géopolitique majeur où s’affrontent intérêts arabes, africains et mondiaux.

 

Une guerre sans fin et un pays en ruines

 

Deux ans et demi après le déclenchement des hostilités, la situation militaire reste bloquée. Khartoum est dévastée, des villes entières sont en ruines, et des batailles prolongées se déroulent encore à El-Fasher, au Darfour, ou dans les États du Kordofan et de Sennar. Les combats urbains sont d’une violence extrême : bombardements indiscriminés, tirs d’artillerie, drones et sièges prolongés ont causé d’innombrables pertes civiles.

Le bilan humain exact demeure difficile à établir. Selon le Council on Foreign Relations, le conflit aurait fait jusqu’à 150 000 morts depuis 2023. Les Nations Unies évoquent « des dizaines de milliers » de victimes, tandis que des millions d’autres souffrent de blessures, de famine ou de maladies. À cela s’ajoute une épidémie de choléra, déclarée en 2024, qui a déjà fait près de 6 000 morts et infecté plus de 460 000 personnes.

 

Les déplacements forcés atteignent une ampleur dramatique. Environ 13 millions de personnes ont fui leur foyer, dont plus de 8 millions à l’intérieur du pays. Près de 4 millions ont trouvé refuge dans les pays voisins, en particulier au Tchad et en Égypte. Les camps débordent, les infrastructures humanitaires sont saturées, et beaucoup de réfugiés vivent dans des conditions précaires, exposés à la faim, aux maladies et à la violence.

 

La pire crise humanitaire du monde

 

L’ONU et les ONG estiment que plus de la moitié de la population, soit près de 25 millions de personnes, a aujourd’hui besoin d’aide d’urgence. Les hôpitaux sont détruits, le personnel médical manque, et les infrastructures de base, comme l’eau et l’électricité, sont effondrées. Dans certaines régions, notamment au Darfour et au Kordofan, l’accès humanitaire est presque impossible, les routes étant coupées ou sous contrôle des belligérants.

Les organisations internationales, comme l’ONU, le HCR ou Médecins Sans Frontières, tentent de venir en aide aux populations, mais elles sont confrontées à des obstacles constants : pillages, attaques, blocages administratifs ou militaires. De nombreux travailleurs humanitaires ont été tués dans l’exercice de leur mission.

 

Une guerre sans fin, dans l’indifférence

 

À long terme, le Soudan devra affronter un défi colossal : reconstruire un État déchiré, restaurer la confiance entre communautés, et rebâtir des institutions civiles capables de gouverner. Mais pour l’heure, aucune solution politique crédible n’est en vue. Les tentatives de médiation menées par les Nations Unies, l’Union africaine ou les pays arabes n’ont pas encore abouti à un cessez-le-feu durable.

Un conflit qui engendre un drame humanitaire de grande ampleur et qui se déroule dans une indifférence totale. C’est peu dire que cette guerre n’intéresse pas. Ni les pays africains, qui n’ont aucune solution à proposer, ni l’ONU et les Occidentaux, qui sont démunis et ne savent pas comment empêcher cette violence. La guerre semble durer jusqu’à épuisement complet des forces. Tant qu’il y aura des armes pour tirer, tant qu’il y aura des hommes à abattre, le conflit se poursuivra.

Au-delà du drame humanitaire, le Soudan illustre aussi l’impossibilité de la paix. Il ne suffit pas de vouloir la paix chez les autres pour que celle-ci advienne. Que ce soit en Palestine, en Ukraine, au Soudan où ailleurs, la force l’emporte sur la justice, la violence balaie le pacifisme. Impossible d’imposer la paix à ceux qui ne la veulent pas, impossible de réconcilier les peuples quand ceux-ci se haïssent. C’est l’une des autres leçons de la guerre au Soudan.

 

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

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