14 décembre, 2023

Note de préparation à la video sur les auteurs du libéralisme.

 

 

John Locke

« Deuxième Traité du Gouvernement Civil»

1690)

Quarante ans après la décapitation du roi Charles Ier ,l’Angleterre est toujours en proie à une violente agitation politique. La succession entre Charles II et son frère Jacques II est houleuse : ce dernier est en effet soupçonné par les libéraux de vouloir instaurer une monarchie absolutiste et autoritaire. Parmi ses opposants se trouve le comte de Shaftesbury, chef de la frange radicale du parti whig, dont John Locke est le secrétaire et ami depuis plusieurs années. Les whigs sont farouchement opposés à l’absolutisme royal à la française et militent pour un Parlement fort.

En 1679, le comte de Shaftesbury a ainsi fait voter l’Habeas corpus, un ensemble de textes de loi qui empêche les arrestations arbitraires et la détention sans jugement. Mais lorsqu’il tente de faire passer une loi qui exclut de la succession au trône le frère du roi, c’est la goutte de trop. Charles II poursuit Shaftesbury pour trahison, et Locke craint pour sa vie – on ne sait toutefois pas dans quelle mesure le philosophe a participé activement ou non aux divers complots et tentatives de renversement qui animent ces années.

En 1683, les deux hommes quittent l’Angleterre pour se réfugier en Hollande. Sous le faux nom de Van der Linden, Locke disparaît aux yeux des autorités et peut tranquillement travailler à ses deux Traités du gouvernement civil.

Pourquoi, sur les deux traités, ne s’intéresse-t-on en général qu’au second ? En raison de leur caractère très différent : le Premier Traité est une réfutation quasiment ligne à ligne d’un essai signé par Robert Filmer, Patriarcha or the Natural Power of Kings paru en 1680.

L’anti-Hobbes

Le Second Traité du gouvernement civil s’ouvre sur la description d’un moment originel dans lequel les êtres humains ne sont soumis à aucune loi écrite mais à la « loi naturelle ». Contrairement à Hobbes qui en fait un état apocalyptique de « guerre de chacun contre chacun »,Locke décrit l’état de nature comme « un état de parfaite liberté » et un « état d’égalité » qui semble de prime abord ne pas poser de problème, puisque « sans demander de permission à personne, sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu’il leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature ».

Sortir de l’état de nature relève donc dans un premier temps d’une question juridique : comment arbitrer équitablement et de la façon la plus juste possible entre des personnes qui se seraient affranchies des lois de la nature ?

 Si chacun peut se faire juge, il y a de fortes chances que les passions et les petits intérêts personnels prennent le relais. Le gouvernement civil vise ainsi avant tout à instaurer des règles communes et un juge impartial pour les faire appliquer. L’idée est toutefois de rester le plus proche possible de cet état de nature où les êtres humains sont à la fois libres et dans un rapport d’égalité les uns avec les autres.

On voit bien que, dans ce cadre, la monarchie de type absolu ne peut pas constituer un gouvernement civil convenable. Locke va même jusqu’à dire qu’elle est « incompatible avec la société civile » et qu’elle « ne peut nullement être réputée une forme de gouvernement civil »,dans le sens où elle œuvre contre les intérêts des individus qui la composent au profit d’un seul, le monarque.

On trouve ainsi une amorce de théorie de séparation des pouvoirs chez Locke, qui annonce les travaux de Montesquieu dans De l’esprit des lois (1748).

Propriété et biens communs

Au cœur de la pensée politique de Locke se trouve un concept, que le gouvernement civil a pour mission de protéger tout autant que la liberté des individus : leur propriété. Parce que la loi de nature engage les individus à assurer leur propre subsistance, il est naturel que ceux-ci s’approprient des parts de terre pour en tirer un certain fruit via le travail. Les êtres humains reçoivent la terre en Si les êtres humains vivent dans une parfaite entente, qu’est-ce qui peut bien les pousser à renoncer à certaines libertés pour se constituer en communauté politique ? L’équilibre de l’état de nature repose sur la rationalité de chacun : tout le monde a intérêt à respecter l’intégrité physique et morale des autres, puisque de la sécurité d’autrui dépend celle de chacun. Les lois de la nature sont ainsi faites qu’elles favorisent un certain équilibre, car elles ont pour but « la tranquillité et la conservation du genre humain ». De ce fait, chacun a la possibilité de réparer les torts qui peuvent lui être causés. Et c’est là que les ennuis surgissent. Si « chacun a le droit de punir les coupables et d’exécuter les lois de la nature », les risques d’abus sont d’autant plus élevés.

partage, mais leur subsistance individuelle implique de renoncer au commun selon Locke : « . » 

“Autant d’arpents de terre qu’un homme peut labourer, semer, cultiver, et dont il peut cultiver les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en propre”
John Locke

Il ne s’agit toutefois pas d’accaparer à l’envi toutes les ressources naturelles disponibles. Locke dit bien que le droit à la propriété suppose « certaines bornes » : il n’est pas question de rompre l’égalité naturelle qui existe entre les êtres humains. Ces « bornes de la modération »concernent non seulement les autres individus mais aussi la quantité de bien commun disponible.

Désobéissance civile

En bon penseur des équilibres, le philosophe libéral théorise également les conditions d’un gouvernement civil juste, qu’il voit s’incarner sous la forme d’une monarchie parlementaire – tout critique de l’absolutisme qu’il est, Locke ne va pas jusqu’à se prononcer en faveur de la démocratie.

. Locke défend ainsi la possibilité pour un peuple qui s’estime lésé de se débarrasser du despote :

L’impossibilité d’assurer sa propre subsistance en raison de l’accaparement par certains de ressources finalement pas si illimitées que cela constitue pour Locke une bonne raison de se soulever. Ou encore la tendance à légiférer pour satisfaire les intérêts d’un petit groupe de personnes au détriment de l’intérêt commun. Locke justifie donc la désobéissance civile, au motif que le pacte de départ est rompu en cas de comportement despotique : « La fidélité à laquelle on s’engage par les serments, n’étant autre chose que l’obéissance que l’on promet de rendre conformément aux lois, il s’ensuit que, quand il [le souverain] vient à violer et à mépriser ces lois, il n’a plus le droit d’exiger de l’obéissance et de rien commander. » 

Il peut paraître surprenant qu’un partisan de la monarchie puisse insister à ce point sur la légitimité du peuple à se soulever en cas de penchant pour la tyrannie. C’est que la préoccupation première de Locke, lorsqu’il pense la genèse de la communauté politique, est la conservation à la fois des biens et de la vie de chacun – « la raison pour laquelle on entre dans une société politique, c’est de conserver ses biens propres », rappelle-t-il plusieurs fois.

“Un peuple généralement maltraité contre tout droit n’a garde de laisser passer une occasion de se délivrer de ses misères, et secouer le pesant joug qu’on lui a imposé avec tant d’injustice”
John Locke

Montesquieu

«De l’Esprit des Lois»

(1748)

Montesquieu, les dates clés
1689 Il naît à La Brède, près de Bordeaux.
1705-1708 Il étudie le droit romain.
1714 Il achète une charge de conseiller au parlement de Bordeaux.
1721 Il publie anonymementLes Lettres persanes, qui connaissent immédiatement un grand succès en Europe.
1748 Il publie De l’esprit des lois, qui suscite de vives polémiques.
1755 Il meurt à Paris.

Paru en 1748, De l’esprit des lois entend donner un aperçu, le plus complet possible, de la façon qu’ont les êtres humains de légiférer, en évitant le principal écueil des savants de l’époque : l’occidentalo-centrisme. Montesquieu étudie avec une même attention les lois de la Rome antique et celles de la Chine impériale, sans chercher à proposer de hiérarchie : c’est une nouveauté qui rend son « travail de vingt années » passionnant et original. Contrairement à Voltaire, les auteurs de l’Encyclopédie ne s’y tromperont pas. D’Alembert se fend d’ailleurs d’un « Éloge de Monsieur de Montesquieu » et d’une « Analyse de l’Esprit des lois » parus après la mort du philosophe, dans lesquels le mathématicien rappelle les nombreuses polémiques qui entourèrent l’homme et son œuvre, pourtant célèbre pour sa discrétion : « On cherchait un livre agréable ; et on ne trouvait qu’un livre utile, dont on ne pouvait d’ailleurs, sans quelque attention, saisir l’ensemble et les détails. »

« L’ensemble et les détails » sont justement ce qui fait la substance de De l’esprit des lois, comme le reconnaît son auteur dans l’introduction : « Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes ». On retient les notions de séparation des pouvoirs – que Montesquieu ne formule jamais en tant que telle –, la théorie des climats et la pacification des relations internationales par le commerce..

Décrire sans juger

Dans un premier temps, Montesquieu distingue trois types de régimes qu’il se donne pour tâche essentiellement de décrire, jamais de comparer pour dégager une préférence.

 À chacun d’entre eux, il attribue un principe particulier :

à la monarchie revient l’honneur,

 à la république démocratique la vertu et

au gouvernement despotique la crainte.

Pour cette raison, la république démocratique est le régime le plus fragile, le plus volatil et susceptible de basculer dans son exact opposé :

« Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tout. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus. On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître. » Pour cette raison même qu’elle repose sur la vertu d’un trop grand nombre de personnes, la démocratie semble quasi chimérique aux yeux de Montesquieu, qui préfère un pouvoir qui s’assume comme tel.

Dans le gouvernement monarchique, « l’État subsiste, indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler », ironise-t-il.

Quant au régime despotique, il ne tient essentiellement que par la peur, sans besoin d’honneur ou de vertu, puisque les hommes y sont tous égaux mais en tant qu’esclaves. Ce n’est toutefois pas tellement cette dernière caractéristique que Montesquieu reproche au despotisme. Il en veut plutôt à son instabilité : contrairement à la monarchie, où les souverains se succèdent selon un ordre filial mais dont les lois demeurent à peu près fixes car liées à un ordre divin, et à la démocratie où le peuple choisit ses propres lois au terme de délibérations, le régime despotique est soumis au caprice sans cesse changeant d’un tyran. Il n’y a pas de constitution, seulement le bon vouloir du prince. Or c’est cette dernière qui est la garante de la sécurité des citoyens et de leur liberté.

Pour comprendre la relative neutralité de Montesquieu en matière de régime politique (encore qu’il se permette des écarts en glissant quelques allusions ironiques), il faut s’intéresser à sa définition de la liberté. Il distingue deux types de liberté : la philosophique, « qui consiste dans l’exercice de sa volonté », et la politique, qui « consiste dans la sûreté ».

. L’État et sa constitution ont pour objet premier de garantir la sécurité des individus qui, sans cela, seraient livrés à l’arbitraire de la loi du plus fort. « C’est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime. Tout l’arbitraire cesse ; la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose ; et ce n’est point l’homme qui fait violence à l’homme », plaide Montesquieu.

La liberté sans excès

L’autre garant de la liberté politique des citoyens et de la stabilité du régime est le principe de séparation des pouvoirs. Montesquieu ne le décrit jamais en ces termes mais le détaille dans un chapitre intitulé « De la Constitution d’Angleterre ».

La monarchie parlementaire est en effet un modèle de gouvernement pour le juriste, qui y a séjourné pendant un peu plus d’un an, entre 1729 et 1731. Après avoir voyagé dans toute l’Europe, notamment en Autriche et en Italie, il observe l’ennemi héréditaire d’abord comme une bête curieuse : des partis (que Montesquieu nomme « factions ») s’y affrontent, et deux rois se sont déjà trouvés chassés du trône, Charles Ier et Jacques II. Vu de France, c’est encore exotique – Montesquieu meurt plus de trente ans avant la Révolution française. Si ces « excès » ont plutôt tendance à le rebuter, il est séduit par la liberté d’opinion et la tolérance religieuse qui y règnent. Aussi ne cache-t-il pas son enthousiasme dans Les Lettres persanes. Il y décrit un pays où l’on voit « la liberté sortir sans cesse des feux de la discorde et de la sédition, le prince toujours chancelant sur un trône inébranlable, une nation impatiente, sage dans sa fureur même, et qui, maîtresse de la mer (chose inouïe jusqu’alors), mêle le commerce avec l’empire ».

De ses observations découle ce célèbre passage de De l’esprit des lois :« Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs ; la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. »

Voici donc décrits les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire. Quand le despotisme concentre les trois pouvoirs sur la tête d’un seul, qui devient par là

Il ne s’agit toutefois pas pour Montesquieu d’indiquer une répartition de tâches entre différentes instances. Plutôt d’énoncer un principe général selon lequel « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Le juriste s’exprime là presque comme un géomètre qui chercherait à établir les bons équilibres entre différentes figures. La séparation des pouvoirs découle de sa définition de la liberté conçue en termes de limites : très classiquement, « la liberté politique ne consiste pas à faire ce que l’on veut », mais « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et, si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir. »

On l’aura compris, Montesquieu tient en horreur l’excès : dans sa vie privée d’ailleurs comme en politique, il est un fervent partisan de la modération et des équilibres bien balancés. Dans son « Éloge », d’Alembert le décrit ainsi : « Rien n’honore plus sa mémoire que l’économie avec laquelle il vivait, et qu’on a osé trouver excessive, dans un monde avare et fastueux, peu fait pour en pénétrer les motifs, et encore moins pour les sentir. » Rien d’étonnant à ce que Montesquieu trouve subitement indispensable de rappeler au livre XXIX de De l’esprit des lois quel doit être « l’esprit du législateur », soit « l’esprit de modération ». Cela car « le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites ». Il conclut ledit livre par une observation qui s’inscrit là encore dans une démarche naturaliste et descriptive, plus que normative : « Les lois rencontrent toujours les passions et les préjugés du législateur. Quelquefois elles passent au travers, et s’y teignent ; quelquefois elles y restent, et s’y incorporent. » D’où la nécessité de quelques principes généraux de modération et d’équilibre.

L’influence du climat

L’un des aspects qui risque de surprendre le plus le lecteur contemporain dans De l’esprit des lois est sans doute la théorie des climats. Montesquieu constate en effet que la diversité des lois qui gouvernent les hommes dépend de la diversité des milieux dans lesquels ils se trouvent. Là encore, il tente de s’abstenir de tout jugement de valeur, seulement de s’en tenir à quelque chose de descriptif – sans toutefois y parvenir complètement. Dans les premières pages de De l’esprit des lois, il affirme sa volonté d’envisager la loi dans toute la multiplicité de ses déclinaisons, aussi légitimes qu’il existe des paysages et des atmosphères différentes : les lois « doivent être relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant, ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou pasteurs ». Difficile, cependant, de ne pas considérer sa valorisation des « climats froids » où « le cœur a plus de puissance » en raison de « l’air froid [qui] resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps », comme un éloge de l’Europe, par opposition avec d’autres continents au climat plus chaud, donc, selon lui, plus mous.

L’Angleterre, qu’il admire tant, dispose par exemple d’un climat propre à la dépression. Si Montesquieu réprouve le suicide, il reconnaît que l’interdire outre-Manche serait un non-sens : « Il est clair que les lois civiles de quelque pays ont eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même : mais, en Angleterre, on ne peut pas plus le punir qu’on ne punit les effets de la démence. » Que les lois doivent s’adapter au climat : illustration.

Montesquieu réprouve toutefois certaines pratiques et s’aventure même dans une dénonciation de l’esclavage qui tranche avec la modération prêchée dans tout son ouvrage. Contrairement à nombre de ses contemporains, il condamne fermement « l’esclavage des nègres », ainsi que les motifs religieux et économiques qui y ont mené. S’il loue la religion chrétienne comme convenant mieux au gouvernement modéré de la monarchie, quand la « religion mahométane » lui paraît davantage convenir au despotisme, il voit bien le lien qui unit mise en servitude d’un peuple par un autre et volonté d’expansion religieuse. Il n’hésite pas à parler des « crimes » de la colonisation, qui ont suivi les grandes découvertes, notamment du continent américain, et dénonce la dévotion de « brigands » qui se sont donné pour mission l’évangélisation des populations natives. « Louis XIII se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies : mais, quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit », ironise-t-il. Si le commerce contribue selon Montesquieu à la pacification des relations internationales, il montre aussi qu’il s’est parfois fait au prix d’exterminations et de servitudes qu’aucun climat ne saurait justifier.

Edmund Burke

«Réflexions sur la Révolution de France»

 

(1790).

L’ouvrage de l’homme politique et philosophe irlando-britannique Edmund Burke Réflexions sur la Révolution de France (en anglais Reflections on the Revolution in France) a été publié pour la première fois le 1er novembre 1790. L’auteur s’y livre à une critique de la Révolution française, qui venait alors de commencer. L’ouvrage a exercé une influence considérable, notamment dans les milieux conservateurs et libéraux ; les arguments d’Edmund Burke ont été réutilisés par la suite contre les propositions politiques se réclamant du communisme et du socialisme.

Edmund Burke siégeait depuis de nombreuses années déjà à la Chambre des communes, au sein du parti whig, et était fortement lié à Lord Rockingham. Au cours de sa carrière parlementaire, il avait défendu avec vigueur les limitations constitutionnelles à l’autorité royale, dénoncé la persécution des catholiques irlandais, soutenu les revendications des habitants des colonies britanniques en Amérique, soutenu la Révolution américaine, et réclamé que le gouverneur-général du Bengale, Warren Hastings, soit démis de ses fonctions pour corruption et abus d’autorité. Il jouissait donc d’une grande réputation dans les milieux démocrates et libéraux au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Europe continentale.

En 1789, peu après la prise de la Bastille, un jeune noble français, Charles-Jean-François Depont, qui avait fait la connaissance de Burke au cours d’un voyage en Grande-Bretagne, avait demandé à Burke quelles étaient ses impressions sur les bouleversements politiques que connaissait la France. Burke répondit à Depont par deux lettres successives ; la deuxième, beaucoup plus longue que la précédente, fut publiée quelques mois plus tard sous le titre Reflections on the Revolution in France.

Anglican et whig, Burke rejette la notion de droit divin, ainsi que celle qui voudrait que le peuple n’ait pas le droit de déposer un gouvernement qui se rendrait coupable d’oppression. D’autre part, il croit au rôle central de la propriété privée, de la tradition et des préjugés (c’est-à-dire l’adhésion du peuple à des valeurs sans justification rationnelle consciente), qui permettent d’intéresser les citoyens à la prospérité de leur pays et au maintien de l’ordre social. Il se prononce en faveur de réformes graduelles, dans le cadre d’une constitution. Burke insiste sur le fait qu’une doctrine politique fondée sur des notions abstraites comme la liberté ou les droits de l’homme peut être facilement utilisée par ceux qui détiennent le pouvoir pour justifier des mesures tyranniques. Il plaide au contraire pour l’inscription dans une constitution de droits et de libertés spécifiques et concrets, permettant de faire barrage à l’oppression gouvernementale.

Pour Burke, les individus sont surtout déterminés par des sentiments innés, et sont fermement attachés à leurs préjugés ; les capacités de raisonnement de l’individu étant limitées, il est donc préférable de s’en rapporter « au fonds universel des nations et des époques » — c’est-à-dire les préjugés. Il défend les préjugés en raison de leur utilité ; ils permettent de déterminer rapidement la conduite à tenir dans les situations critiques. Chez l’homme, les préjugés « font de la vertu une habitude »1.

 Au xixe siècle, l’historien positiviste Hippolyte Taine renforça les arguments de Burke dans son Histoire des origines de la France contemporaine, parue entre 1876 et 1885. Pour Taine, le principal défaut du système politique et administratif français était la centralisation excessive du pouvoir. Pour Taine la Révolution française n’avait fait que transférer le pouvoir d’une aristocratie à une élite qui se voulait éclairée, mais moins démocratique.

Au xxe siècle, plusieurs observateurs occidentaux trouvèrent dans les Réflexions des arguments applicables aux révolutions socialistes ; Burke devint donc une référence obligée dans les milieux conservateurs et libéraux classiques. Deux des principales figures du libéralisme au xxe siècleFriedrich Hayek et Karl Popper, reconnurent leur dette envers lui. Pour l’essayiste américain Russell Kirk, avec plusieurs des Lettres écrites par Burke dans ses dernières années, les Réflexions représentent « la charte du conservatisme3 ».

Alexis de Tocqueville

«De la Démocratie en Amérique»

(1840)

. Ce double recul donne la Penseur et homme politique libéral, inspiré par Montesquieu, Alexis de Tocqueville est considéré comme l’un des meilleurs analystes du la démocratie dont il voit à la fois les forces et les faiblesses. Son acuité s’explique peut-être par le double regard extérieur qu’il porte sur ce nouveau régime que les révolutions américaines puis françaises ont inscrits durablement dans l’histoire : issu de la vieille noblesse normande, Tocqueville est un aristocrate lucide qui, mieux qu’un autre, met en perspective le passage de la monarchie à la démocratie ; missionné en 1831 pour aller étudier le système pénitentiaire américain, il examine le mode de vie des citoyens des États-Unis d’un point de vue français, sans parti prismatière de ses deux grands livres : De la démocratie en Amérique (1835-1840) et L’Ancien Régime et la Révolution (1856). Le premier, suite à son immense succès éditorial, lui ouvre les portes de l’Académie française où il entre à 36 ans et assure sa carrière politique : il sera député de la Manche, ministre des Affaires étrangères et rédacteur de la Constitution de la IIRépublique, avant que le coup d’État de Napoléon III ne ruine le projet en rétablissant un régime impérial.

Au fur et à mesure qu’il côtoie les Américains, Tocqueville découvre qu’en Amérique la démocratie est moins un régime qu’une mentalité animée par « la passion de l’égalité ». Si elle permet d’améliorer les conditions de vie de chacun et si elle offre à tous la liberté d’entreprendre, elle génère aussi un esprit individualiste : le citoyen américain aime à créer « une petite société à son usage et abandonne volontiers la grande à elle-même ». Cependant cet individualisme est tempéré par la pratique de la religion et par l’engagement dans les associations partout observable aux États-Unis. Mais, aux yeux de Tocqueville, le défaut principal de la démocratie américaine est que la différence d’opinion y est trop peu effective : alors que la presse est libre, elle entretient paradoxalement une véritable « tyrannie de la majorité » en véhiculant une « opinion publique » qui tend à nuire aux minorités en ignorant leurs revendications. Ainsi, aux États-Unis, le conformisme conditionne l’intégration sociale. Le goût pour l’égalité tend alors à se dépraver car les hommes finissent par préférer « l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté ». Visionnaire, Tocqueville voit que de la démocratie pourrait naître une forme d’oppression nouvelle, idéologique, pour laquelle « le mot de dictature ne conviendra pas ». Ce sera, en Europe, le totalitarisme.

Son point de départ, qui le distingue de la plupart des grands libéraux de la Restauration, tient dans deux propositions. Contre toutes les tentatives pour contenir la liberté politique dans les limites d’un régime censitaire, Tocqueville soutient que le libéralisme politique doit nécessairement entraîner le passage à la démocratie. Contre ceux qui doutent de la viabilité du nouveau monde démocratique, il pense que la démocratie peut donner naissance à un régime stable et respectueux des libertés, à condition de distinguer l’esprit démocratique de l’esprit révolutionnaire qui, en France, grève toutes les tentatives pour établir la liberté politique. Tocqueville cherche ainsi à comprendre les tendances propres de la démocratie en faisant abstraction de l’héritage aristocratique et des passions révolutionnaires. Le cas américain est, pour lui, exemplaire : les Américains étaient « égaux » avant la Révolution, qui n’a pas eu à détruire un « Ancien Régime » et les effets de l’« égalité des conditions » se déploient librement en Amérique, sans subir la distorsion créée en France par les passions révolutionnaires. Les deux volumes de De la démocratie, dont l’élaboration s’étend de 1831 à 1840, explorent cette idée dans ses ultimes conséquences, en partant d’une description minutieuse des institutions et des mœurs de l’Amérique du Nord pour s’achever sur une réflexion générale sur la nouvelle humanité démocratique qui va naître de l’égalité des conditions. Mais la lecture des notes de voyage de Tocqueville montre qu’il était en possession de son hypothèse centrale dès son départ. La puissance de son cadre intellectuel lui a permis de saisir l’importance de faits restés méconnus de la plupart des précédents voyageurs. Il a cherché à voir comment la démocratie modifie toutes les relations entre les hommes. En même temps, Tocqueville n’ignore pas que le peuple américain est aussi un peuple particulier, dont les rapports avec les Indiens et les Noirs ne sont pas fondés sur l’égalité, mais sur la lutte et la domination. Les Indiens sont en quelque sorte une aristocratie déchue, dont le sort montre la dureté propre au monde démocratique. Et l’esclavage des Noirs a pour effet d’introduire l’extrême inégalité dans un monde dont l’égalité est le principe suprême.

 

 

Frédéric Bastiat

«Harmonies Économiques»

(1864)

Frédéric Bastiat, né le 30 juin 1801 à Bayonne et mort le 24 décembre 1850 à Rome, est un économistehomme politique et magistrat français. Rattaché à l’école libérale française, il est entré tardivement dans le débat public. Il marque la France du milieu du xixe siècle en prenant part aux débats économiques : il collabore régulièrement au Journal des économistes et entretient une polémique virulente avec Proudhon. Élu à l’Assemblée, il participe à la vie politique française en votant tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite.

Il développe une pensée libérale, caractérisée par la défense du libre-échange ou de la concurrence et l’opposition au socialisme et au colonialisme. Il est considéré comme un précurseur de l’école autrichienne d’économie et de l’école des choix publics

 

Harmonies économiques est le traité d’économie de Frédéric Bastiat. De renommée internationale, il s’agit d’une œuvre de référence de la pensée libérale française, bien qu’elle soit relativement peu connue dans son pays d’origine. Bastiat fit paraître le premier volume en février 1850, quelques mois avant sa mort. Le second volume resta inachevé, cependant ses notes et ébauches furent ajoutées à l’édition posthume de ses œuvres complètes.

Cet ouvrage préfigure les idées de l’école autrichienne d’économie.

L’idée centrale du livre, annoncée dès l’introduction, est l’idée selon laquelle « tous les intérêts légitimes sont harmoniques ». Et par conséquent, que les problèmes économiques et sociaux se résolvent mieux dans la liberté que dans la contrainte. Intuition qui s’oppose à la plupart des théories socialistes et communistes selon laquelle les intérêts de classes sont antagoniques, qu’il y a une opposition entre capital et travail, etc.

 

Arnold Toynbee

« L’Histoire»

 

 

(1934)

Arnold Joseph Toynbee, né le 14 avril 1889 et mort le 22 octobre 1975, est un historienbritannique.

Arnold Joseph Toynbee était le neveu d’un grand historien de l’économie, Arnold Toynbee, avec lequel il est parfois confondu. Né à Londres, Arnold junior a fait ses études au Winchester College et au Balliol College. Il y a commencé sa carrière d’enseignant en 1912, qu’il a ensuite poursuivi à l’Université de Londres, à la London School of Economics, et à l’Institut royal des affaires internationales (RIIA) à Chatham House. Il a été directeur des études au RIIA (19251955) et professeur de recherche d’histoire internationale à l’Université de Londres.

Il a travaillé au British Foreign Office pendant la Première Guerre mondiale, et fut délégué à la Conférence de la paix de Paris en 1919. Avec son assistante de recherche, Veronica M. Boulter, qui fut aussi sa seconde femme, il était coéditeur du rapport annuel du RIIA Revue des affaires internationales. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a à nouveau travaillé au Foreign Office et a participé aux pourparlers de paix après la guerre.

L’œuvre de réflexion de Toynbee sur la genèse des civilisations est inclassable. Son approche peut être comparée à celle de Oswald Spengler dans Le Déclin de l’Occident. Il n’adhère pas cependant à la théorie déterministe de Spengler selon laquelle les civilisations croissent et meurent selon un cycle naturel.

Toynbee présente l’histoire comme l’essor et la chute des civilisations plutôt que comme l’histoire d’État-nations ou de groupes ethniques. Il identifie les civilisations sur des critères culturels plutôt que nationaux. Ainsi, la « civilisation occidentale », qui comprend toutes les nations qui ont existé en Europe occidentale depuis la chute de l’Empire romain, est traitée comme un tout, et distinguée à la fois de la « civilisation orthodoxe » de Russie et des Balkans comme de la civilisation gréco-romaine qui a précédé.

Une fois que les civilisations sont délimitées, Toynbee présente l’histoire de chacune d’entre elles en termes de défis et de réponses. Les civilisations surgissent en réponse à certains défis d’une extrême difficulté et alors que les « minorités créatrices » conçoivent des solutions pour réorienter la société entière. Défis et réponses peuvent être physiques. Ce fut, par exemple, le cas lorsque les Sumériens exploitèrent les marais insalubres du sud de l’Irak en organisant au Néolithique les habitants dans une société capable de mener à bout des projets d’irrigation de grande ampleur. Ils peuvent être sociaux, lorsque par exemple l’église catholique a résolu le chaos de l’Europe post-romaine en enrôlant les nouveaux royaumes germaniques dans une communauté religieuse unique. Quand une civilisation arrive à relever des défis, elle croît. Sinon elle décline.

« Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre. »

La minorité dominante ne peut construire l’imposant appareil de l’État universel sans imposer son autorité et exiger la soumission : son action est donc basée sur la force et la répression. En conséquence d’une civilisation qui a cessé de séduire pour contraindre se forment deux types de prolétariats : un prolétariat intérieur constitué des sujets de la minorité dominante et un prolétariat extérieur constitué des peuples primitifs ou barbares sur lesquels la civilisation exerce un attrait. Toynbee souligne également le rôle essentiel de la religion dans la séparation des prolétariats : le prolétariat intérieur crée une religion supérieure, ou Église universelle, tandis que le prolétariat extérieur manifeste son nationalisme par l’intermédiaire de religions dérivées ou de l’hérésie. En fait, face à l’action coercitive de la minorité dominante, l’Église universelle représente l’échappatoire du prolétariat intérieur quand le prolétariat extérieur répond par la violence. Il en résulte un affrontement prolongé opposant l’État universel aux bandes de guerriers barbares.

Friedrich Hayek

«La route de la servitude»

 

 

Friedrich Hayek naît à Vienne sous l’Empire austro-hongrois dans une famille d’intellectuels : son père, August von Hayek, professeur de botanique à Vienne, a écrit un ouvrage de botaniqueréputé, tandis qu’il est cousin de Ludwig Wittgenstein par sa mère, née Felicitas von Juraschek. En 1917, il rejoint le régiment d’artillerie dans l’armée de terre austro-hongroise et combat sur le Front italien. Une grande partie de son expérience de combat fut en tant que spotter dans l’aviation. Hayek a souffert de dommages auditifs à son oreille gauche durant la Première Guerre mondiale7, et a été décoré pour bravoure. Durant la guerre, il a également survécu à la grippe espagnole8. Hayek déclara à propos de son expérience de guerre : « L’influence décisive fut véritablement la Première Guerre mondiale. Elle attire certainement votre attention sur les problèmes d’organisation politique ». Par la suite, il promit de travailler pour un monde meilleur9.

Hayek a servi durant la Première Guerre mondiale et déclara que son expérience dans la guerre et son désir d’aider à éviter de nouveau les erreurs qui ont conduit à ce conflit l’ont amené à étudier les sciences économiques.

Il fait des études de droit et de sciences politiques à l’université de Vienne dont il est diplômé en 1921 (doctorat de droit) et 1923 (doctorat de sciences politiques). Touchant à nombre de domaines de la connaissance, il étudie également la psychologie et l’économie. Il considérait en effet qu’un bon économiste devait s’intéresser à tous les champs de la connaissance10. Initialement proche des idées socialistes et notamment des Fabiens11, il se rapproche des idées libérales après avoir suivi un séminaire privé de Ludwig von Mises avec, entre autres, Fritz Machlup. Il a reçu l’enseignement de Friedrich von Wieser avant de rencontrer Ludwig von Mises et de lire sous sa direction les ouvrages de Carl Menger et Eugen von Böhm-Bawerk.

Dans ce livre, Hayek soutient que l’interventionnismede l’État a tendance à toujours empiéter davantage sur les libertés individuelles et qu’il peut progressivement conduire au totalitarisme, c’est-à-dire à la servitude des peuples. Cet ouvrage est devenu au fil des ans un classique de la pensée libérale contemporaine. Il a été traduit dans une vingtaine de langues. À titre d’exemple, abrégé dans le Readers’ Digest en 1945, il fut diffusé auprès de plus de 600 000 abonnés. Sa traduction française actuellement disponible est très imparfaite1.

 

Au moment où il publie son ouvrage en 19442, il craint que les desseins économiques pour l’après-guerre d’une partie de l’élite du Royaume-Uni n’engendrent les mêmes situations que celles qui ont contribué à l’apparition des régimes fascistes ou totalitaires en Allemagne ou en URSS, et se propose d’en expliquer l’origine. Une partie importante de l’électorat des pays d’Europe penche alors en faveur du communisme.

Il cherche en effet à combattre les idées prônant un interventionnisme fort de l’État dans l’économie en cas de crise, idées défendues par son ami John Maynard Keynes, ainsi que les économistes dits « keynésiens » qui reprennent les idées de Keynes et recommandent une intervention étatique permanente dans l’activité économique. Keynes cependant se dira en accord avec la plupart des idées du texte de Hayek3.

De plus, l’économiste britannique William Henry Beveridge avait remis en 1942 un rapport au Parlement britannique intitulé Social Insurance and Allied Services, prônant la mise en place d’un État-providence (Welfare State) et d’un système « beveridgien » de sécurité sociale administrant l’assurance chômage, l’assurance maladie et un système obligatoire de retraite par répartition. Ce système sera effectivement mis en place au Royaume-Uni dans l’après-guerre après la victoire des travaillistes aux élections et durera jusque dans les années 1980.

Analysant les régimes totalitaires, le livre est essentiellement un avertissement contre la socialisation de l’économie qui selon Hayek pousse les citoyens sur la route de la servitude et conduit les démocraties occidentales à de graves dérives, jusqu’à la dictature d’une minorité sur le peuple. Le livre est un fervent plaidoyer en faveur des régimes libéraux. Bien qu’il n’empêche pas la domination des idées keynésiennes dans les années d’après-guerre et la mise en place d’économies interventionnistes et planifiées dans les pays occidentaux, le livre a une grande influence sur la pensée libérale et finit par contribuer à la « révolution libérale » des années 1980. En particulier, il a eu une grande influence sur les laboratoires d’idées libéraux-conservateurs et a inspiré le programme de Margaret Thatcher4 au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis.

C’est l’idée du « planisme » qui prend la forme actuelle de l’utopisme socialiste: celle d’un grand plan qui règlementerait en détail tous les aspects de la vie et de l’activité des travailleurs. Son danger vient de ce qu’il est difficile d’avoir un planisme sur certains aspects de l’économie ou de la société : rapidement le planisme devient une économie dirigée, c’est-à-dire un collectivisme et un centralisme intégraux.

Reprendre le slogan du XIXème et parler de laisser-faire pour désigner le libéralisme est réducteur, car un encadrement rationnel de la concurrence est nécessaire et admis. Mais cet encadrement se limite à la seule concurrence et laisse libre l’initiative individuelle.

Bertrand de Jouvenel

«Du Pouvoir»

 

 

Bertrand de Jouvenel est un écrivain et journaliste français, né le 31 octobre 1903 à Paris, où il est mort le 1er mars 1987.

Penseur libéral, il fut, avec Gaston Berger, l’un des pionniers et théoriciens de la prospective en France. Il fonda la revue Futuribles, consacrée à la réflexion sur les futurs possibles au 5 rue des Saints-Pères, et fut romancier à ses heures sous le nom de plume de Guillaume ChamplitteJuristepolitologue et économiste, il fut également un pionnier de l’écologie politique1 et un fervent défenseur du fascisme français porté par le PPF, durant ses premières heures.

Opposé à la politique du Front populaire et préoccupé par le rôle de la France dans le monde, il rejoint la même année le Parti populaire français (PPF) créé par l’ancien membre du Parti communiste Jacques Doriot11. Il devient alors rédacteur en chef du journal de ce mouvement, L’Émancipation nationale, dans lequel il fait l’éloge du fascisme. Visitant l’Allemagne en septembre 1938, il est impressionné par la puissance allemande et le mythe du surhomme repris par le national-socialisme : « on n’a rien vu de semblable depuis Mahomet » écrira-t-il12.

Cependant, il rompt avec le PPF en 1938 quand Doriot approuve les accords de Munich qui laisse l’Allemagne s’emparer de la Tchécoslovaquie, à la naissance de laquelle il avait été mêlé à travers le rôle de sa mère Claire Boas, amie de Tomáš Masaryk.

Pendant l’Occupation, Bertrand de Jouvenel travaille pour le SR, le Service de renseignement de l’Armée de l’armistice, qui fournit des renseignements aux Britanniques. Il discute à diverses reprises avec André Malraux et Pierre Drieu la Rochelle sur l’option à prendre, puis menacé d’arrestation par la Gestapo, il s’exile en Suisse en septembre 1943 et décide d’abandonner la politique pour se consacrer à l’économie, à la sociologie politique et aux questions d’environnement. À son retour en France, à la Libération, du fait de sa collaboration avec le SR, il échappe à l’épuration, mais se voit considéré, selon sa propre expression, comme un « pestiféré »13.

Il collabore occasionnellement au Courrier français.

Son parcours sera sévèrement critiqué par l’historien Zeev Sternhell qui pour illustrer sa thèse ambiguë et contestée d’un fascisme français né au sein des écrivains « anticonformistes » veut voir en Jouvenel l’un des intellectuels français les plus engagés en faveur du fascisme14. Cette opinion conduit Jouvenel à poursuivre en justice Sternhell qui sera condamné pour diffamation. Le témoignage émouvant et fraternel le 17 octobre 1983 de Raymond Aron, qui devait mourir d’un arrêt cardiaque quelques heures plus tard, a été sans doute décisif.

 

Parmi ses trente-sept livres, Du pouvoir reste une référence. Jouvenel est d’ailleurs, avec Friedrich Hayek et Jacques Rueff, le fondateur du club d’intellectuels libéraux, la société du Mont-Pèlerin. Nombre de jeunes économistes ont senti poindre leur vocation en découvrant son analyse des États et en suivant ses cours.

Selon Ivo Rens dans Bertrand de Jouvenel (1903-1987), pionnier méconnu de l’écologie politique15, il a compris le premier que la gestion de l’environnement revêtait une importance politique. Enfin, il s’est fait le promoteur de la prospective.


Fasciné par la croissance ininterrompue du Pouvoir qui rendit possible la guerre totale entreprise par Adolf Hitler, l’auteur se donne pour tâche d’étudier cette montée en puissance du Pouvoir, ce gonflement à la fois irrésistible et démesuré au cours des âges. Mais, protecteur a priori de l’ordre social, le Pouvoir en est également l’agresseur né, et ce avec la complicité générale : car pour avoir la capacité d’agir, puisque c’est ce que l’homme moderne attend de lui, ne faut-il pas qu’il soit tout-puissant ?

1. Introduction

Bertrand de Jouvenel disait de Du Pouvoir qu’il s’agissait « d’un livre de guerre à tous égards ». En effet, l’ouvrage a été conçu dans la France occupée, et la rédaction commencée au monastère de La Pierre-Qui-Vire, où l’auteur avait trouvé refuge. Puis c’est quasiment avec pour seul bagage ce manuscrit que lui et son épouse franchiront en 1943 la frontière suisse. C’est dans la Confédération helvétique en effet que l’auteur trouvera un asile sûr pour les dernières années du second conflit mondial.

C’est le Genevois Constant Bourquin, « plus qu’un éditeur, un ami des mauvais jours », aux dires de Bertrand de Jouvenel lui-même, qui se chargera de faire publier en 1945 le manuscrit, auparavant refusé par plusieurs maisons ayant pignon sur rue. Il est vrai qu’en pleine Seconde Guerre mondiale, une étude de ce type, consacrée à l’inflation du Pouvoir au cours des âges, avait de quoi effrayer.

Grâce à la ténacité de l’auteur et de son éditeur cependant, ce texte à la fois historique et philosophique trouvera rapidement son public, et sera acclamé comme l’œuvre majeure de Bertrand de Jouvenel. Aujourd’hui, Du Pouvoir est unanimement considéré comme son livre le plus important.

2. Le Pouvoir est un Minotaure

Le Pouvoir a une réalité : la tentation permanente de la toute-puissance, qui est totalitaire dans son essence même. Pour l’auteur, tout pouvoir, et a fortiori le Pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir politique, a vocation à verser dans le totalitarisme. Voilà pourquoi il peut être défini comme un Minotaure, qui opprime, soumet de force, étouffe, dévore et détruit ceux qui se trouvent placés dans sa dépendance.

Le sous-titre de l’ouvrage de Bertrand de Jouvenel, Histoire naturelle de sa croissance, est assez explicite. En évoquant l’histoire naturelle, c’est-à-dire la biologie, l’auteur veut signifier que le Pouvoir se développe comme un cancer, ou comme une lèpre. Par la multiplication de métastases, de cellules malignes qui altèrent irrémédiablement l’organisme de la société.

Mais, à côté de cette dimension biologique du Pouvoir existe également une dimension mécanique. Il avance, progresse, par effets de cliquet, c’est-à-dire par évolutions qui, une fois quelle ont eu lieu, rendent impossible tout retour en arrière. Il franchit des seuils qui rendent certaines situations irréversibles. Une fois ces seuils franchis, tout retour en arrière devient impossible. Le progrès accompli par le Pouvoir dans son emprise sur l’individu et sur la société devient définitif.

Aussi l’auteur accorde-t-il une importance toute particulière au thème qu’il baptise « la chambre des machines » : l’appareil gouvernemental constitué d’organes concrets, l’administration, et de droits, la puissance législative, que l’on peut se représenter comme une « chambre des machines » d’où l’on meut les individus à partir de leviers toujours plus puissants et toujours plus perfectionnés. C’est cette « chambre des machines » que le Pouvoir s’emploiera à développer au cours des âges, au point que son histoire est celle des progrès de ces techniques.

3. Vraie et fausse liberté

La liberté moderne, issue de la Révolution française, celle qui consiste essentiellement sinon uniquement à déposer un bulletin de vote dans une urne à intervalles plus ou moins réguliers, apparaît comme une fausse liberté.

Dans son ouvrage L’État, le Droit objectif et la Loi positive (Paris, 1901), le jurisconsulte Duguit l’explique de manière très claire pour Bertrand de Jouvenel. En effet, à la page 320 du tome premier de cette somme juridique, il écrit : « Par une fiction, d’autres disent une abstraction, on affirme que la volonté générale, qui en réalité émane des individus investis du pouvoir politique, émane d’un être collectif, la Nation, dont les gouvernants ne seraient que les organes. Ceux-ci d’ailleurs se sont de tout temps attachés à faire pénétrer cette idée dans l’esprit des peuples. Ils ont compris qu’il y avait là un moyen efficace de faire accepter leur pouvoir ou leur tyrannie. »

Une analyse à laquelle souscrit totalement Bertrand de Jouvenel. C’est assez dire donc qu’il n’est pas porteur d’une vision« sacralisée » de la démocratie politique moderne. Il l’étudie sous l’angle historique, pistant son apparition, puis son développement, tout en restant infiniment conscient d’une donnée fondamentale : la démocratie politique ne constitue pas de nouvelles Tables de la Loi qu’une divinité indéterminée aurait transmise à un autre Moïse sur le Mont Sinaï.

Elle constitue un régime politique parmi d’autres, qui a une histoire, qui est apparu un jour dans des circonstances données et qui, comme toute œuvre humaine, est appelée à connaître une fin et disparaître. Cette certitude, qui heurte de plein fouet les convictions (les préjugés ?) de nos esprits politiquement corrects actuels, constitue l’un des aspects les plus originaux et les plus puissants de l’œuvre de Bertrand de Jouvenel.

Mais, à côté de cette liberté qui pour l’auteur est une duperie, existe une liberté authentique, telle qu’il la définit lui-même : « La liberté est bien autre chose. Elle consiste en ce que notre volonté ne soit point sujette à d’autres volontés humaines, mais régisse seule nos actions, arrêtée uniquement lorsqu’elle offense les bases indispensables de la vie sociale » (pp. 513-514). Cette liberté, d’essence aristocratique et qu’un constitue un exercice extrêmement difficile, une véritable ascèse qui n’est possible que dans des sociétés infiniment civilisées. Ce qui, pour Bertrand de Jouvenel, n’est pas le cas de la société du XXe siècle…

Aussi la liberté véritable n’est-elle possible qu’à un petit nombre de personnes du point de vue individuel. Du point de vue social à présent, la liberté authentique se définit plus par un ensemble d’attitudes et par un état d’esprit que par des droits politiques positifs. Là encore, la liberté « moderne » issue de la Révolution française de 1789 est un leurre. La liberté telle que la conçoit Bertrand de Jouvenel ne peut pas, et ne pourra jamais, être un phénomène de masse.

4. Un Pouvoir à l’extension infinie

L’Occident connaît la guerre la plus atroce et la plus dévastatrice de son histoire au moment où Bertrand de Jouvenel rédige son ouvrage. Une guerre totale, dans toute l’acception du terme. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité en effet qu’un conflit prend de telles proportions, proprement planétaires.

Et, dans cette guerre totale, même les peuples les plus profondément démocratiques et individualistes, les plus « civilisés » en quelque sorte, sont « décervelés » au profit d’un bourrage de crâne belliqueux orchestré par le Pouvoir. C’est le cas, notamment de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Car ce qui n’étonne pas dans l’Allemagne nazie surprend au plus haut point lorsqu’il se trouve transposé dans l’univers anglo-saxon.

Au bout du chemin marqué par une avancée indéfinie du Pouvoir, l’homme européen qui se croit civilisé se trouve à un stade inédit de sauvagerie et de destruction: détruire les habitations des civils, affamer les non-combattants, réduire les vaincus en esclavage. C’est, tout simplement, la victoire de la barbarie.

Et, pour l’auteur, l’homme contemporain ne peut plus croire, sauf à être d’une naïveté proprement criminelle, qu’en brisant Hitler et son régime la civilisation européenne refleurira comme auparavant, comme aux plus beaux jours. Car, dans le même temps, toutes les nations démocratiques élaborent pour l’après-guerre des plans détaillés aux termes desquels l’État, c’est-à-dire le Pouvoir, deviendrait responsable, du berceau jusqu’à la tombe, de tous les sorts individuels.

C’en sera fini alors non seulement de la liberté bien entendu, mais aussi et surtout d’une certaine intégrité de la personne. Les derniers atomes d’autonomie réelle et effective face au Minotaure disparaîtront de ce fait corps et biens, et peut-être à jamais.

Car un État qui lierait à lui les hommes par toutes les attaches des besoins et des sentiments, qui disposerait pour sa tâche à l’immensité aux contours encore mal définis, mais déjà infiniment inquiétants, de tous les moyens que jusqu’ici la raison et la prudence humaines lui ont refusés, s’étendrait comme jamais. Pour Bertrand de Jouvenel, l’homme moderne se trouverait alors dans une société d’automates, de robots, et non plus d’individus ayant vocation à être libres.

5. Pouvoir & puissance militaire

La voie vers le second conflit mondial, vers une guerre toujours plus destructrice et absolue dans ses effets, s’est développée à mesure de l’avancée du Pouvoir. Car, pour l’auteur, le Pouvoir est en effet avant tout guerrier. Ce qu’il vise, c’est la puissance militaire, le pouvoir des armes. À la fin des guerres napoléoniennes, trois millions d’hommes s’étaient trouvés sous les armes en Europe. La Première Guerre mondiale en a tué, blessé ou mutilé quinze millions : cinq fois plus.

Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Mais Bertrand de Jouvenel en cite d’autres, tout aussi éclairants. En 1515, à la bataille de Marignan, 50 000 hommes participaient aux combats. Deux siècles après, pendant la guerre de Succession d’Espagne, c’est 200 000 qui s’entretuaient à la bataille de Malplaquet. Charles VII avait une armée permanente forte de 12 000 « gens d’armes ». Son lointain successeur, le roi Louis XVI, pouvait compter lui sur une armée permanente forte de 180 000 soldats. On voit bien le sens de l’évolution…

Encore faut-il noter qu’au même moment, la fin du XVIIIe siècle, le roi de Prusse disposait d’une armée forte de 195 000 hommes (pour un territoire infiniment plus petit que le royaume de France) et l’empereur du Saint-Empire romain germanique, comme troupes permanentes, rassemblait le chiffre impressionnant de 240 000 combattants.

Monarchie absolue, guerres dynastiques, sacrifices imposés aux peuples : une certaine histoire, républicaine et positiviste, a appris aux Français à conjuguer tout cela, comme si l’œuvre immense de la monarchie pouvait être ramenée à l’accroissement des armées. Il est donc d’autant plus paradoxal pour l’auteur de constater que les charges dont les sujets du Roi voulaient se débarrasser en priorité avec la Révolution de 1789, les impôts et surtout l’obligation de fournir quelques conscrits, en nombre très limité, se sont infiniment aggravés dans le régime moderne ! C’est la Révolution française qui a généralisé la conscription et lui a donné une base légale et permanente, de la même manière qu’elle a ouvert la voie à une inflation fiscale qui ne devait plus connaître le moindre coup d’arrêt par la suite.

6. La démocratie politique est d’essence totalitaire

Les totalitarismes, tous les totalitarismes, naissent des démocraties. Pour Bertrand de Jouvenel, c’est un constat en quelque sorte indépassable. Les sociétés traditionnelles, du type d’Ancien Régime, n’engendraient pas en effet de monstres totalitaires. Elles ne le pouvaient pas, car le Pouvoir n’était pas alors assez puissant pour pouvoir plier toute la société à son bon vouloir. Une liberté individuelle authentique, les libertés ou franchises provinciales anciennes et vivaces, les corps constitués dotés de privilèges nombreux et étendus : tout cela freinait très efficacement les prétentions du Pouvoir à régenter la société dans son ensemble et les individus pris isolément. La « société civile », comme on ne disait pas encore, était alors infiniment plus vivante, forte et résistante qu’au XXe siècle.

Pour Bertrand de Jouvenel, la démocratie politique est d’autant plus d’essence totalitaire que, dans les cercles dirigeants de la société moderne, démocratique, s’exerce une vaste complicité en faveur de l’extension indéfinie du Pouvoir. Sous l’Ancien Régime, en effet, un esprit libre n’avait de cesse de dénoncer le moindre empiètement du Pouvoir.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, bien au contraire. Car toute personne exerçant une influence, et aspirant à détenir une parcelle de pouvoir politique, ne voudra jamais prendre le risque de limiter ses moyens d’action futurs. À présent que tous sont prétendants à l’exercice du Pouvoir, un accord tacite lie tous les hommes ambitieux, de quelque bord politique qu’ils soient, pour ne pas diminuer une position à laquelle ils espèrent tous parvenir un jour. On ne paralyse pas une machine dont on souhaite user à son tour…

Et l’auteur de conclure : « La démocratie, telle que nous l’avons pratiquée, centralisatrice, réglementeuse et absolutiste, apparaît donc comme la période d’incubation de la tyrannie » (p.36)

7. Conclusion

Le monde moderne n’a pas su préserver ou reconstituer l’harmonie infiniment fragile et délicate des sociétés civilisées. Faute d’avoir su relever ce défi, l’homme contemporain est revenu au mode de cohésion qui est celui de la tribu primitive.

Au sein de réflexes conditionnés communs, élargis à l’ensemble de la société, s’élaborent des totems et des tabous qu’il est impératif de respecter, faute de quoi on est traité en ennemi irréductible. Une sorte de totalitarisme mou, mais néanmoins infiniment agissant, broyant impitoyablement toute aspiration à la véritable liberté, qui est toujours d’essence aristocratique. La masse du peuple en effet préfère à la liberté la sécurité. Et c’est bien ce qu’elle attend d’un Pouvoir démesurément grossi, grossi aux dimensions d’un monstre qui dévore l’individu et ne laisse rien subsister de l’autonomie de ce dernier.

8. Zone critique

Le principal reproche adressé à Bertrand de Jouvenel tient à ses convictions élitistes. En effet, il partage avec d’autres éminents représentants de sa génération (Simone Weil notamment) ou proches de lui dans le temps (Léon Bloy, Georges Bernanos) une sorte de nostalgie des sociétés aristocratiques. Convictions qui ont parfois été mal comprises, tout comme sa profession de foi selon laquelle la démocratie de masse est d’essence totalitaire, et l’ont fait passer pour un adepte du fascisme.

Son attitude dans ce domaine a en effet pu prêter à confusion, et dans las années 1930 il sera violemment anti-parlementariste. Il sera également inquiété à la fin du second conflit mondial par les fameux « comités d’épuration ». En fait on ne pourra strictement rien lui reprocher de concret, si ce n’est d’avoir des idées qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’étaient pas dans l’air du temps.

Bertrand de Jouvenel était en fait un humaniste authentique, attaché à une liberté véritable qu’il ne trouvait pas dans la démocratie moderne, dont il considérait qu’elle trahissait l’esprit comme la lettre des Lumières.

 

 

(1945)

Karl Popper

«La société ouverte et ses ennemis»

(1945)

Karl Popper est né à Vienne (alors en Autriche-Hongrie) en 1902 dans une famille d’ascendance juive. Ses parents s’étaient convertis au luthéranisme avant sa naissance1,2 et il reçut un baptême luthérien3. Le père et la mère de Popper voyaient cette conversion comme une partie de leur assimilation culturelle et non comme un véritable acte de foi4. Le père de Karl, Simon Siegmund Carl Popper était un avocat de Bohême et un docteur en droit à l’Université de Vienne ; sa mère Jenny Schiff était d’ascendance silésienne et hongroise. Après s’être installés à Vienne, les Popper connurent une rapide ascension sociale au sein de la vie viennoise :

 

En 1928, il obtient un doctorat en psychologie sous la direction de Karl Bühler

En 1936, il donne des conférences au Royaume-Uni, où il rencontre ses compatriotes Hayek et Gombrich. En 1937, il accepte une proposition de professeur (lecturer) à Christchurch en Nouvelle-Zélande, où il reste le temps de la Seconde Guerre mondiale.

Début 1946, il revient s’installer à Londres. Sur une proposition de Hayek, il devient professeur à la London School of Economics. Il y fonde en 1946 le département de logique et de méthodologie des sciences12. Il participe également à de nombreux séminaires et conférences dans d’autres universités, notamment américaines.

Il est membre de la British Academy

 

Les deux ouvrages ouvertement politiques de Popper sont Misère de l’historicisme et La Société ouverte et ses ennemis, écrits tous les deux au titre d’effort de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont pour point focal la critique de l’historicisme et des théories politiques qui en découlent.

La Société ouverte et ses ennemis (en anglais : The Open Society and Its Enemies) est un ouvrage de philosophie politique écrit par Karl Popper. Il développe une critique de l’historicisme et analyse les écrits de Platon, de Hegel et de Marx comme précurseurs des totalitarismes du xxe siècle. Il s’agit d’un classique de la philosophie politique.

Popper se montre critique envers la doctrine historiciste, selon laquelle l’histoire aurait un sens, l’individu serait un pion, « un instrument minime de l’évolution générale de l’humanité ». Une de ses formes les plus anciennes est la doctrine du peuple élu, où Dieu « apparaît comme l’auteur de la pièce représentée sur la scène de l’histoire ». Il distingue les sociétés fermées (tribales) des sociétés modernes, ouvertes. Le tribalisme est une forme d’organisation suprême qui n’apporte aucune importance à l’individu, où le groupe prédomine

L’ouvrage de Popper reste, aujourd’hui, l’une des plus grandes défenses des valeurs libérales occidentales de l’après-Seconde guerre mondiale. Gilbert Ryle, lisant le livre deux ans après sa publication, écrivit que Platon fut « le Judas de Socrate« 16. La Société ouverte et ses ennemis fut acclamé par le philosophe Bertrand Russell, qui dit que le livre était « d’une importance fondamentale » ; Sidney Hook dit du livre qu’il « critique subtilement » les « idées historicistes qui menacent l’amour de la liberté et l’existence d’une société ouverte ». Hook estime judicieuse la critique de l’historicisme à laquelle Popper procède, car selon lui, l’historicisme gomme la possibilité d’alternatives dans la course de l’Histoire, mettant de côté le rôle des idéaux humains dans la détermination du futur. Cependant, Hook considère que Popper « lit Platon de manière trop littérale lorsque cela l’arrange, mais interprète trop sûr de lui les passages ambigus de l’auteur ». Il considère que le traitement que Popper réserve à Hegel est abusif, et rappelle qu' »Hegel n’est pas cité une seule fois dans Mein Kampf« 17.

Le philosophe Joseph Agassi estime que Popper a été l’un des premiers philosophes à montrer de manière éclatante l’attachement commun du fascisme et du bolchevisme aux « lois de l’histoire », c’est-à-dire à l’historicisme13.

 

 

Ludwig Von Mises

«L’action humaine»

(1949)

Ludwig Heinrich Edler von Mises nait à Lemberg en Autriche-Hongrie (aujourd’hui, Lviv) le 29 septembre 1881. Il voit le jour dans une famille de marchands juifs germanophones, anoblie la même année et résidant depuis des siècles en Galicie, dans l’actuelle Ukraine.

En 1892, il entre à l’Akademisches Gymnasium de Vienne, où il étudie avec Hans Kelsen. De 1900 à 19061, il étudie à l’université de Vienne, d’où il sort docteur en droit canon et romain, l’économie n’étant alors enseignée qu’à l’université de droit2.

L’enseignement qu’il suit à l’université de Vienne est dominé par l’historicisme, en particulier dans les cours de Carl Grünberg. Si Mises rejette rapidement cette école, il est dans ses premières années d’université partisan de l’interventionnisme étatique. Il écrivit ainsi : « Quand j’entrai à l’université, j’étais moi aussi profondément étatiste »3. C’est à partir de 1903-1904 qu’il se rapproche des théoriciens de l’école autrichienne d’économie comme Carl Menger, dont il lit durant ces années les Principes d’économie, et Eugen von Böhm-Bawerk, dont il suit le séminaire privé entre 1904 et 19144. Mises déclara que c’est de la lecture des Principes de Menger que naquit sa vocation d’économiste5.

 Après son départ pour Genève en 1934, Mises profite de sa relative sécurité matérielle en tant que professeur rémunéré du Graduate Institute of International Studies pour se consacrer entièrement à la réflexion et à l’écriture. Il entreprend alors de synthétiser et de prolonger ses travaux antérieurs pour construire un système complet de théorie économique.

Mises est alors convaincu que l’ignorance et les théories fausses sont la source de bien des malheurs que s’inflige l’humanité, que les pratiques monétaires inflationnistes des États, et les théories qui prétendent les justifier, conduisent à la catastrophe et que le socialisme, voire toutes les formes d’interventionnisme économique même atténuées, conduisent à la ruine de la civilisation. Il se donne alors pour tâche d’éradiquer toutes ces erreurs en exposant les phénomènes économiques dans leur globalité.

Le résultat de ce travail paraît en 1940 et en allemand sous le titre Nationalökonomie, Theorie des Handelns und Wirtschaftens. Mais la guerre empêche sa diffusion et son éditeur suisse fait faillite. Pendant son exil aux États-Unis à partir de 1940, Mises en prépare une version en langue anglaise, qui est publiée en 1949 sous le titre Human Action, a Treatise on Economics (New Haven: Yale University Press).

L’Action humaine est à la fois un ouvrage militant par sa défense passionnée d’une conception réaliste de la science économique et de la liberté individuelle, un ouvrage didactique qui s’adresse à tous et pas seulement aux économistes spécialisés, et néanmoins un ouvrage savant qui exige beaucoup du lecteur et pousse la réflexion jusqu’à ses lointaines conséquences.

Cet ouvrage monumental (près de mille pages) présente une conception originale de la discipline, avec des développements sur la plupart de ses problèmes fondamentaux. Il couvre une large gamme de sujets, depuis les fondations épistémologiques jusqu’aux problèmes éthiquespolitiques et sociaux, en passant par une théorie de l’échange indirect, une théorie de la monnaie et du capital, une théorie du marché, une théorie des cycles économiques, et plus encore.

Ayn Rand

« La Grève»

 

 

Best-seller et livre de chevet de nombreuses personnalités américaines, “La Grève” est le roman-fleuve qui a valu la célébrité à la papesse de l’objectivisme.

«Un plaidoyer militant pour le laisser-faire économique et un éloge de la valeur morale de l’argent et de la réussite personnelle»

« Who is John Galt ? » (« Qui est John Galt ? ») : telle est la première phrase, devenue culte, de La Grève (Atlas Shrugged). Ce roman-fleuve (1 170 pages dans la traduction française…), sur lequel Ayn Rand a planché plus de dix ans, est une sorte de politique-fiction qui se déroule dans un futur proche aux États-Unis. L’intrigue principale se dévoile progressivement : mystérieux ingénieur, inventeur d’un moteur révolutionnaire, John Galt a lancé une grève très spéciale, inversée ; ce ne sont plus les ouvriers qui se soulèvent, mais les entrepreneurs et autres créateurs de richesses, ulcérés par l’interventionnisme étatique et un climat idéologique prônant l’altruisme au détriment de la prise d’initiative individuelle. L’objectif de Galt et de ses soutiens, qui vivent en communauté autosuffisante dans une vallée des Rocheuses au Colorado : qu’en leur absence, le monde bascule dans le chaos. C’est le sens du titre original du livre : dans la mythologie grecque, Atlas est le Titan qui porte le monde sur ses épaules ; ici, ceux qui « mènent le monde et le font avancer » décident de le secouer, de l’ébranler (le verbe to shrug signifie « hausser les épaules »). Œuvre foisonnante, rythmée par de nombreuses scènes d’action – on suit notamment les aventures d’une businesswomanambitieuse, Dagny Taggart, qui créé une nouvelle ligne ferroviaire –, La Grève est un plaidoyer militant pour le laisser-faire économique et un éloge de la valeur morale de l’argent et de la réussite personnelle ; la critique, elle, a pu dénoncer le manichéisme de Rand (les « gentils » entrepreneurs auquel le monde appartient vs. les « méchants » politiciens, syndicalistes, assistés…). Toujours est-il que, d’après une enquête de 1991 de la Bibliothèque du Congrès, il s’agissait du deuxième livre ayant le plus marqué les Américains, après la Bible…

Qui est donc Ayn Rand ? De son vrai nom Alisa Zinovievna Rosenbaum, fille aînée d’une famille aisée de confession juive, elle est née en 1905 à Saint-Pétersbourg, en Russie. Son père y était pharmacien, spolié après 1917 par les bolcheviques. Elle prit son mystérieux nom de plume en 1934 aux États-Unis où, munie d’un visa obtenu de haute lutte, elle avait débarqué huit ans plus tôt, fuyant l’« enfer stalinien » qui s’installait. Elle était devenue citoyenne américaine en 1931. Pionnière en dissidence, elle ne retourna jamais en Russie soviétique et décèdera à New York le 6 mars 1982. Son œuvre reste marquée par cette origine et sa réflexion se déploie à partir de sa brève mais intense expérience vécue du communisme. La critique sociologico-historique du totalitarisme n’est pas pour autant son affaire. Ayn Rand n’est pas Hannah Arendt et sa pensée n’a pas été contaminée par les thèses de Martin Heidegger contre la technique. Au contraire, Ayn Rand s’affiche « rationaliste » et soutient la valeur de la science pour maîtriser les phénomènes naturels auxquels l’homme est confronté.

Son argumentation se développe sous le coup d’une grande déception. Elle s’adresse à ses nouveaux compatriotes, prenant acte de leur manque d’intérêt pour les sinistres réalités soviétiques. Pire, elle découvre avec stupeur que le milieu des intellectuels et des artistes américains, de New York à Hollywood en passant par Chicago, fait preuve d’une grande mansuétude à l’égard du socialisme existant. Elle voit dans cette indifférence le signe clair d’une profonde crise morale du capitalisme.

Une femme d’influence

Cette passionnée de cinéma, tôt mariée à un acteur, écrit de nombreux scénarios, pièces de théâtres, textes de « politique fiction » de style orwellien… Mais c’est comme auteure d’épais romans philosophiques qu’elle rencontre, à la fin des années 1950, le succès. Des milliers de pages, des millions de lecteurs ! Rien pourtant de disparate dans cette abondante production. Ayn Rand procède à la mise en scène de sa philosophie sous les espèces de plaidoyers, allocutions et autres morceaux de bravoure insérés dans le corps de ses ouvrages. Son succès, elle le doit à la vie haletante de ses personnages, des héros de chair et de sang, passionnés et révoltés. Howard Roark, par exemple, l’architecte génial et incompris de La Source vive (1943), qui préfère détruire son œuvre plutôt que de céder aux désirs et aux caprices de ses clients ; John Galt, le plus fameux, cet ingénieur des chemins de fer, qui dans La Grève (1957), organise la sécession des élites productives – on dirait aujourd’hui du top management – et renverse l’idée même de grève puisque ce sont les « patrons », et non plus les « prolétaires », qui cessent toute activité. D’après une étude de la Bibliothèque du Congrès, ce dernier ouvrage, dont le titre anglais est Atlas Shrugged,serait même considéré par les Américains comme le livre le plus influent après la Bible… Anticipant, en pleine vague « progressiste », la fin de l’État providence (Welfare State), annonçant la politique du « moins d’État » qui va s’imposer au cours des années 1980, elle a su convaincre de puissants disciples, dont Alan Greenspan – longtemps président de la Réserve fédérale américaine – et Ronald Reagan, qu’elle avait connu à Hollywood. D’élection en élection à la Maison-Blanche, on a vu perdurer son influence via des candidats se présentant comme « libertariens », qui, pour défendre une extension maximale des libertés individuelles (liberté d’expression, liberté sexuelle, liberté de l’usage des drogues etc.), se revendiquent plus ou moins d’elle, même si elle s’est toujours refusée à cet enrôlement.

«Dire “je”, là où on veut nous imposer de dire “nous”, et refuser la soumission, l’effacement devant les exigences et les valeurs des autres»

 

Pour le plus grand embarras de certains de ses partisans, Ayn Rand propose l’égoïsme comme valeur morale suprême. Mais comment se vanter d’être « égoïste » ? Rand donne au mot « égoïsme » un sens très éloigné de son acception vulgaire péjorative. Être égoïste, pour elle, c’est d’abord prendre le parti de soi. Ne pas céder devant l’opinion des autres, ne pas s’effacer devant leur volonté. Cela peut s’entendre évidemment contre les autres. Les trajets en métro et les embouteillages donnent à voir ce qu’est l’égoïsme de compétition lorsque l’intérêt personnel commande. Mais ce peut être aussi traiter les autres comme s’ils n’existaient pas. J’appelle cela l’égoïsme d’indifférence. Les exemples abondent tant il apparaît comme caractéristique de notre époque. On pense au regard qui se détourne devant une agression dont personne ne veut rien savoir. Mais cela peut s’entendre aussi pour soi-même. Et c’est-là le sens particulier que lui donne Ayn Rand. Prendre le parti de soi-même, c’est cultiver son « ego » pour en déployer toutes les capacités intellectuelles et affectives. C’est dire « je », là où on veut nous imposer de dire « nous » ; c’est développer toutes les ressources de sa créativité. Donc aussi refuser la soumission, l’effacement devant les exigences et les valeurs des autres.

« L’image que les héros du Thalys avaient d’eux-mêmes exigeait qu’ils se comportent ainsi en toute responsabilité »

 

Revenons aux héros du Thalys. Oublions les solennités. Écoutons-les. S’ils ont pris le risque d’un affrontement très périlleux, ce n’est pas d’abord par solidarité avec des victimes potentielles. Ce n’est pas simplement non plus pour « sauver leur peau », c’est parce que l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes (les militaires en particulier) exigeait qu’ils se comportent ainsi en toute responsabilité. Voilà en quoi l’égoïsme peut avoir une valeur positive, voire héroïque. On peut comme Rand parler d’« égoïsme rationnel » parce que ce n’est pas l’émotion qui les a mis en mouvement, mais la réflexion sur ce qu’ils ont considéré comme leur devoir.

Le piège de l’altruisme

Si nous avons du mal à admettre ce sens du mot, c’est parce que notre réflexion morale est viciée. Nous la cherchons dans une alternative entre égoïsme et altruisme qui se révèle fallacieuse. Cette alternative a été bâtie de toute pièce par Auguste Comte, le Grand Prêtre de l’Humanité, qui a construit le mot « altruisme » par symétrie en 1854. Au risque de choquer, Rand dénonce ce débat comme ce qu’elle appelle dans La Grève une « immense tromperie ». Ce qui importe pour la morale, c’est d’abord la recherche du Bien. Mais qu’est-ce que le Bien ? Une valeur qui s’impose à tous ? Autrement dit, une valeur qui se définit contre celles que chacun de nous recherche individuellement pour son bonheur personnel ! Dans ces conditions, le Bien apparaît comme une valeur négative puisqu’on le tient pour le résultat d’un renoncement, c’est-à-dire en terme religieux, d’un sacrifice. Gardons en tête la formule sacramentelle « je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres » ! Ayn Rand, qui s’affiche athée dans un pays, on le sait, très religieux, s’en prend à toute forme « sacrificielle » de la morale. Les paradoxes s’enchaînent. Le bon sens change de côté. Aux bons sentiments dont ruissellent les discours altruistes et humanitaires, elle oppose que l’esprit de chaque individu, s’y laissant prendre, y perd un peu plus de son indépendance.

«L’objectif moral de chaque être humain ne peut être que l’indépendance matérielle et spirituelle»

 

L’objectif moral de chaque être humain ne peut être que l’indépendance matérielle et spirituelle, seule conforme aux données de la nature humaine. Toutes les formes de la dépendance doivent au contraire être repoussées. Ceci vaut en particulier contre l’État providence – qui intervient trop dans l’économie –, mais aussi contre l’esprit communautariste. Ayn Rand se bat à contrecourant ou, si l’on préfère, à contretemps puisque, au même moment, on l’a vu, la mode est au keynésianisme et, sous l’administration Kennedy qu’elle n’appréciait guère, à un interventionnisme étatique dans l’économie censé favoriser la relance.

La jeune Ayn Rand cherchait à comprendre comment les leaders du pays de la liberté individuelle pouvaient éprouver la moindre complaisance pour le communisme. La réponse est maintenant claire. Ils sont tombés dans le piège de l’altruisme. Ils n’ont pas vu le lien entre altruisme et collectivisme sous toutes ses formes (y compris religieuses). Ils ont manqué le sens noble et généreux de l’égoïsme rationnel. Rand a élargi singulièrement le concept du collectivisme. Lectrice du philosophe allemand Max Stirner, auteur de L’Unique et sa propriété (1844), et dès sa jeunesse admiratrice de Nietzsche, elle dénonce toute philosophie qui aliène la pensée humaine pour la soumettre au pouvoir d’une entité supérieure (Dieu, le Veau d’or, le Parti, la Race…).

Éthique de vie, éthique de mort

Au fil des années, Ayn Rand a bâti un véritable système philosophique – une métaphysique, une épistémologie, une morale et une politique –, en inscrivant sa pensée dans la tradition des Pères Fondateurs de la démocratie américaine, ceux qui ont signé la Déclaration d’indépendance et la Constitution. À ses yeux, seule la liberté individuelle peut servir de fondement valable à l’organisation de la vie en société… Et ce n’est pas le moindre intérêt de son œuvre que de s’achever en une « philosophie de la vie ». À cette éthique s’opposent toutes les morales de ceux qui cherchent ailleurs qu’en eux-mêmes les valeurs auxquelles confier leur destin. Celles-ci agissent contre les premières. Elles constituent une éthique de la mort. L’actualité de cette réflexion est évidente lorsqu’on constate que la mort donnée ou subie, secrète ou mise en scène, intervient de façon décisive dans le processus mystérieux de la mobilisation soudaine de jeunes musulmans « radicalisés ». On n’a pas assez remarqué que le soi-disant État islamique (ou Daech) recrute sur la base assumée d’une « éthique de la mort ». Plus d’un de ces barbares ont sévèrement interpellé l’Occident. Ces illuminés font remarquer que nous aimons la vie, ce qui serait à leurs yeux notre faiblesse, et qu’eux aiment la mort, ce qui serait leur force.

«Je jure sur ma vie et l’amour que j’ai pour elle que je ne vivrai jamais pour le compte d’un autre homme, ni ne demanderai à quiconque de vivre pour la mienne»

Ayn Rand

Les développements plus techniques de la philosophie randienne de 1957 à 1982 visent à éclairer ses innombrables lecteurs sur les pièges de l’altruisme. D’articles en conférences, l’auteure de La Source viverevient sans cesse à la charge contre la logique aliénante de la morale sacrificielle. Elle insiste. Renoncer, c’est accepter d’avance l’échec dans la réalisation d’un désir. Le grand discours de John Galt, le génie volontairement disparu, le meneur de la rébellion de La Grève, s’adresse solennellement à la foule éperdue qui enrage d’avoir vu les « hommes de l’esprit » – leaders et cadres supérieurs –, écœurés des critiques dont on les accable, refuser désormais d’assumer leurs responsabilités dans le jeu social. Son héros peut enfin se révéler et déclarer « ce qui cloche dans la vie ». Il peut nommer ce qu’il pressentait depuis longtemps comme un obstacle au bonheur de chacun. C’est la « morale inversée », c’est ce discours qui consiste à toujours répéter : vous vivez pour les autres ; vous agissez d’après l’opinion des autres. On vous admire ; on vous aime ; vous croyez faire le Bien. Ayn Rand vous attend au tournant. Elle vous demande de « re »-conquérir votre liberté, dont l’essence même réside dans votre pouvoir de choix. Ce que vous appelez Bien – servir les autres  –, elle l’appelle Mal, parce que c’est faire un pas dans l’aggravation de la dépendance. Elle se déclare toujours prête à répéter le serment solennel qu’elle met dans la bouche du héros de La Grève en guise de conclusion : « Je jure sur ma vie et l’amour que j’ai pour elle que je ne vivrai jamais pour le compte d’un autre homme, ni ne demanderai à quiconque de vivre pour la mienne. »

 

(1975)

Jean-François Revel

«La tentation totalitaire»

 

Jean-François Ricard est né le 19 janvier 1924 à Marseille, dans une famille d’origine franc-comtoise. Il se marie une première fois en 1945 avec la peintre Yahne Le Toumelin, dont il a un fils et une fille : Matthieu Ricard et Ève Ricard. En 1967, il épouse en secondes noces la journaliste Claude Sarraute. De cette union sont nés le haut fonctionnaire Nicolas Revel en 1966 et Véronique Revel en 1968. Il a adopté, par auto-dérision, le pseudonyme « Revel », du nom du restaurant parisien Chez Revel, puis il change légalement de patronyme1.

 En fait, n’existerait-il pas en nous « un désir d’être gouvernés de façon totalitaire » (p. 22), dont un des principaux effets serait de réduire à zéro ou presque toute capacité critique à l’égard des régimes sociaux de type soviétique à tel point que « le refus de les juger doit probablement traduire la décision de les approuver envers et contre tout » (p.24) ? Ce désir de totalitarisme aurait deux composantes : l’une populaire, reposant sur l’ignorance des systèmes communistes, la « solution de rechange communiste » étant simple- ment conçue comme « l’envers des défauts de la société dans laquelle on vit » ; l’autre, « composante élitiste du désir de totali- tarisme » étant consciemment et délibérément choisie par les futurs dirigeants sûrs qu’ils sont eux-mêmes de pouvoir éviter les

« erreurs » et les « déviations » accidentelles de leurs aînés (p.30). Or, pour J. F. Revel « l’illusion des procommunistes libéraux de gauche consiste à penser qu’il existe un autre communisme que le stalinisme », ce qui à ses yeux est impossible quelles que soient les variantes possibles (dans l’échelle de la terreur) de l’application d’un système stalinien. L’auteur s’efforce donc de rechercher et de dénoncer les causes réelles de la progression du stalinisme dans le monde, développé ou non, comme modèle d’organisation politique et de développement économico-social et ce, jusque dans les couches sociales les mieux informées des réalités des régimes staliniens déjà existants. Parmi les causes, J. F. Revel en désigne une précisément, dont on peut difficilement nier l’existence puisqu’elle se manifeste encore souvent dans les pratiques et discours actuels des principales organisations politiques de la gauche non com- muniste : une certaine (soyons plus indulgent et moins catégorique que J. F. Revel) « docilité » qui va de « la complicité active à la

pétrification intimidée » (p.40).

(1976)

René Girard

«Des choses cachées depuis la fondation du Monde» et « j’ai vu Satan tomber comme l’eclair »

 

 

 

Anthropologue autodidacte élu académicien, René Girard a construit une « science des rapports humains » montrant, à travers les exemples littéraires et mythiques, que le désir vit et meurt de l’imitation. Né le 25 décembre 1923, à Avignon, d’un père bibliothécaire et d’une mère catholique passionnée de musique et de littérature, René Girard qui se disait venu « de nulle part » admettait n’avoir « jamais rien appris dans les établissements d’enseignement ».

Néanmoins formé à l’École des Chartes, il s’intéresse d’abord à la littérature, remarquant que si elle a été pour lui un point de départ, « c’est que le roman ne parle que des rapports concrets, des vraies relations humaines ; il ne monologue pas. C’est à partir de trois personnages que l’on peut parler correctement des rapports humains et jamais à partir d’un sujet seul ».

Rapidement ennuyé par la pesanteur du monde académique français, il quitte la France pour les États-Unis dès 1947, en répondant à une offre d’assistant de français. Il ne quittera plus le pays, où il forge sa réputation et poursuit une carrière universitaire florissante.

Théorie mimétique

En intégrant l’université Johns Hopkins, de Baltimore, il passe de la critique littéraire, exposant dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) pour la première fois sa théorie mimétique, à l’histoire des religions archaïques, dont la parution La Violence et le Sacré (1972) signe l’aboutissement. Dans cet ouvrage phare, il analyse depuis la reconnaissance à la rivalité des jumeaux, en passant récit de la Genèse ou de l’Apocalypse, comment la théorie mimétique permet de rendre raison de toute l’histoire de l’humanité : « Si les hommes tout à coup cessaient d’imiter, toutes les formes culturelles s’évanouiraient »,écrit-il.

En insistant, enfin, sur le passage des religions mythiques au christianisme, René Girard se convertit et, de sceptique qu’il était, devient penseur chrétien, prenant pour objet d’étude la Bible et le christianisme. « Ce n’est pas parce je suis chrétien que je pense comme je le fais ; c’est parce que mes recherches m’ont amené à penser ce que je pense, que je suis devenu chrétien », écrit l’auteur Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) et du Bouc émissaire (1982), avant de poursuivre : « J’exalte le christianisme d’une façon paradoxale. Selon moi, il est à la source du scepticisme moderne. Il est révélation des boucs émissaires. Il est démystification. »

Les feux de l’envie

Démystificateur, René Girard ? Pas vraiment au goût de tous. L’accueil que lui réserve une large frange de ses collègues et notamment les intellectuels français, moquant son éclectisme et sa prétention à tout expliquer, du snobisme aux neurones-miroirs, de l’écologie au terrorisme, est plus que réservé, tandis qu’il demeure admiré hors des frontières hexagonales, et largement traduit.

En 1980, René Girard rejoint l’université de Stanford, sans cesser d’explorer les ressorts de ce désir qui habite l’homme. Il prolonge sa critique littéraire se prolonge en faisant paraître un essai sur Shakespeare intitulé : Les Feux de l’envie (Grasset, 1990). Une édition des Cahiers de L’Herne, parue en 2008, rend hommage à ce penseur inclassable, remettant sans relâche sur le métier cette idée que l’humanisme des Lumières n’a cessé d’occulter, à savoir que « la violence est ce qui se développe spontanément entre les hommes lorsqu’ils rivalisent pour un objet. » 

 

Milton Friedman

«Capitalisme et Liberté»

(1980)

Friedman y présente sa vision du libéralisme, philosophie qui défend un gouvernement limité et aussi peu centralisé que possible. Il retient l’acception européenne plus qu’américaine du terme, qu’il considère être pervertie depuis le New Deal.

  1. Les relations entre liberté économique et liberté politique

Dans ce chapitre, Friedman défend la liberté économique en tant que telle et comme moyen nécessaire pour accéder à la liberté politique. Il avance ainsi que, si les moyens de production sont détenus par l’État, aucune dissidence ne peut s’exprimer. Il écrit ainsi : « L’histoire suggère uniquement que le capitalisme est une condition nécessaire à la liberté politique. Clairement ce n’est pas une condition suffisante »6

  1. Le rôle du gouvernement dans une société libre

Pour Friedman, l’État dans une société libérale doit garantir le respect de la loi, du droit et de la propriété privée. Il doit également agir contre certains monopoles et pallier les éventuelles défaillances du marché.

  1. Le contrôle de la monnaie

Il aborde la question de la création monétaire aux États-Unis et en particulier de son contrôle étatique par le Federal Reserve Act de 1913. Très critique envers l’action de la Fed dans le passé, il propose qu’elle ait un objectif d’augmentation de la masse monétaire de 3 à 5 % par an.

  1. Commerce international et accords commerciaux

Il défend la fin du Système de Bretton Woods et son remplacement par un système de changes flottants, ainsi que la fin des barrières protectionnistes.

  1. Politique fiscale

Friedman se positionne contre la hausse des dépenses publiques et contre la justification qui en est faite par le besoin qu’en aurait l’économie. Pour lui, les dépenses gouvernementales rendent au contraire instable l’économie. Sur la base de ses recherches il met également en doute la théorie keynésienne du multiplicateur en remarquant que la hause des dépenses du gouvernement a été en ligne avec la croissance économique.

  1. Le rôle du gouvernement dans l’éducation

La politique défendue ici est celle du chèque éducation, que les étudiants pourraient utiliser pour financer leurs études dans l’établissement de leur choix. Friedman considère que dans une démocratie une éducation de base est nécessaire et propose diverses solutions pour y arriver.

  1. Capitalisme et discrimination

Friedman estime que le capitalisme est le meilleur système pour éviter la discrimination car il est trop coûteux pour un employeur, un consommateur, etc, de se passer des produits ou des compétences des personnes qu’ils voudraient discriminer. La nature impersonnelle des relations commerciales renforce cette difficulté. Pour ces raisons, il défend l’abandon des lois discriminantes.

  1. Monopole et responsabilité sociale des entreprises et des travailleurs

Friedman distingue trois types de monopoles : monopole public, monopole privé, monopole de réglementation publique. Les monopoles d’origine étatique doivent être limités autant que faire se peut. La doctrine de la « responsabilité sociale » selon laquelle les entreprises doivent se préoccuper de la « société » et non de profit est dangereuse et ne peut conduire qu’au totalitarisme selon Friedman.

  1. Professions règlementées

Il défend une posture radicale contre les règlementations de certaines professions, arguant du fait que les principaux tenants d’une telle position sont les acteurs déjà implantés qui ainsi réduisent la concurrence. En particulier, il s’oppose à la règlementation de l’exercice du métier de médecin.

  1. Redistribution des revenus

Friedman s’intéresse là à l’impôt progressif, introduit pour partie afin d’agir sur la distribution des revenus. Il considère que les riches parviennent à profiter de ces dispositions et que l’effet en est in fine nul d’un point de vue redistributif. Il défend à la place une flat tax.

  1. Mesures de l’État providence

En dépit de leurs bonnes intentions, les mesures d’aide aux plus démunis n’aident pas dans les faits ceux qui en ont besoin et Friedman développe en particulier l’exemple du système de retraite américain par répartition, la Social Security.

  1. Réduction de la pauvreté

En complément de la flat tax Friedman défend l’impôt négatif sur le revenu afin d’aider les plus pauvres avec un revenu minimum, de façon potentiellement plus efficace.

  1. Conclusion

Friedman conclut sur les effets des politiques étatiques, souvent très éloignés des objectifs initiaux. La majorité du progrès est venu des hommes agissant librement et non des États, chose qui continuera à être selon Friedman.

L’influence de l’ouvrage a été variable ; certaines des propositions de Milton Friedman ont été mises en place comme la flat tax dans de nombreux pays d’Europe de l’Est (République tchèque, Albanie, Bulgarie, Estonie, Russie, Ukraine, etc.7) ou le système de changes flottants dont il n’a pas forcément été le principal inspirateur. D’autres comme la fin des professions règlementées ou le chèque éducation ont rencontré un succès très mitigé, voire n’ont trouvé pour la première aucune application. 

Néanmoins, le livre a fait connaître Friedman auprès du grand public et garde son importance : il est considéré par la National Review comme le dixième ouvrage de Non fiction le plus important du xxe siècle8 et The Times Literary Supplement l’a décrit comme « l’un des livres les plus influents depuis la Seconde Guerre mondiale ».

Milton Friedman naît à Brooklyn (New York), le 31 juillet 1912 dans une famille d’immigrants juifsvenue de Transcarpathie, alors partie de la Hongrie (dans l’actuelle Ukraine).

l obtient alors une bourse pour aller étudier à l’université Rutgers dans le New Jersey, où il obtient son diplôme de Bachelor of Arts en 19327. Il se spécialise en mathématiques et se destine à la profession d’actuaire avant d’abandonner cette idée pour se tourner vers l’économie pure.

À sa sortie de Rutgers, toujours boursier, il étudie l’économie à l’université de Chicago où il obtient un master en 1933. Il y est influencé par les idées de Jacob VinerFrank Knight et Henry Simons6. C’est également à cette époque qu’il rencontre sa future épouse, Rose Director, sœur du professeur de droit Aaron Director5.

(1978)

Auteur: Emmanuelle Gave

Emmanuelle Gave est titulaire d'un DEA de Droit des AFFAIRES de PARIS II (Assas), ainsi qu'un LL.M de Duke University. Lauréate du barreau de Paris, elle prête serment en 1996. Elle est Directrice Exécutive de L'Institut des Libertés depuis janvier 2012.

2 Commentaires

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  • Fred

    26 décembre 2023

    Bonjour Emmanuelle,
    Merci à vous pour cette synthèse et bibliographie qui permet de nous orienter dans la somme des publications. L’histoire de l’économie est un sujet méconnu en France qui mérite effectivement d’être mis en lumière pour comprendre les modèles économiques. A titre personnel, j’aurais aimé lire un bouquin de J. Rueff en complément, une époque ou ces gens travaillaient leurs dossiers…

    Bien que ce ne soit pas le propos ici, je vous suggère de faire un sujet similaire et de raconter l’histoire de la monnaie à travers quelques ouvrages. Personnellement j’ai beaucoup apprécié ce petit livre de Denis la plume, simple concis et synthétique https://blog.denislaplume.fr/wp-content/uploads/2017/09/cover_fr.jpg
    Le monnaie est un point clé.

    Permettez moi de vous souhaiter à vous et à Mr Gave de bonnes fêtes de fin d’année.
    Continuez ! on vous lit ; on vous apprécie 🙂

    Répondre
  • CharlesM

    18 décembre 2023

    Bravo et merci pour ce gros travail de synthèse que je vais conserver précieusement. Dommage qu’il n’apparaisse pas sur la page d’accueil de l’IDL

    Répondre

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