21 janvier, 2022

Migrants, un commerce juteux

Structuré à l’échelle intercontinentale, opérant de l’Afrique vers l’Europe, tenu par les mafias, le trafic de migrants est une activité économique d’une grande rentabilité, qui rapporte beaucoup et qui est peu dangereuse. S’il est difficile de donner des chiffres précis d’une activité qui est par nature informelle, plusieurs enquêtes récentes d’Europol et d’Interpol permettent de disposer d’une première idée de l’ampleur du phénomène.

 

Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estime le nombre de réfugiés dans le monde à 20,7 millions. Ce chiffre ne compte pas les 48 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays[1]. Parmi ces près de 21 millions de réfugiés, beaucoup entrent dans les pays étrangers grâce aux mafias. Le Haut-Commissariat estime ainsi que chaque année ce sont 2,5 millions de personnes qui se mettent en route, ce qui représente un gain de 7 milliards de dollars pour les trafiquants. Cette activité criminelle très lucrative possède des formes et des offres différentes en fonction des continents et de la demande des migrants. Ces routes évoluent dans l’espace et dans le temps.

 

En 2016, Europol crée un Centre européen de lutte contre le trafic de migrants. Cet organisme a pour but d’enquêter puis d’arrêter les groupes criminels qui profitent des flux migratoires pour étendre leurs activités illicites. L’organisme produit chaque année un rapport sur le bilan de chacune de ses missions, ce qui permet de comprendre les relations entre migrants et trafics[2]. C’est ce rapport que nous allons étudier ici (Migrants smuggling networks) .

 

Les grandes routes vers l’Europe

 

Selon le rapport conjoint entre Interpol et Europol, il existe cinq grandes routes pour rejoindre l’Union européenne :

 

La route de la Méditerranée occidentale. Celle-ci est terrestre et consiste à rejoindre l’Espagne par les enclaves de Ceuta et de Melilla.

La route maritime de la Méditerranée centrale. Elle part de la Tunisie et de la Lybie pour déboucher en Italie sur la Sicile.

La troisième voie, la plus empruntée, elle est à la fois maritime et terrestre. Elle consiste à rentrer en Europe par la Turquie puis de passer soit par la Grèce, soit par la Bulgarie.

Les deux autres routes voient passer moins de monde. L’une dite d’Europe de l’Est, où l’entrée se fait par la Pologne. La seconde est la route du Nord. Elle passe par la Russie et traverse les pays scandinaves.

 

Des réseaux de passeurs organisés et influents

 

Les réseaux de passeurs agissent de façon réticulaire, en étant présents tout au long de la chaine migratoire, du village africain aux villes portuaires du Maghreb puis dans les villes européennes. Le Maghreb joue un rôle de glacis, étant à la fois émetteur et récepteur de migrants internationaux.

 

Les réseaux sont donc implantés tout le long de ces routes. Ils contrôlent des hôtels et des lieux de résidence, pour les haltes des migrants, ils enrôlent des chauffeurs de taxis et de camions, pour leur transport. Le rapport d’Europol a identifié environ 250 points, dont 170 dans l’UE et 80 en-dehors de l’UE. Ces points sont des lieux nodaux d’où sont coordonnés les trafics.

Ces réseaux sont bien souvent des entreprises multinationales, avec des membres présents en Europe sur les lieux d’arrivées et les villes étapes, mais aussi dans les pays d’origine des migrants.

Les réseaux sont hiérarchisés. Ils comprennent des dirigeants, qui coordonnent les activités le long d’un itinéraire donné. La plupart d’entre eux ont le même pays d’origine que les migrants. A cela s’ajoutent des organisateurs, qui gèrent les activités localement grâce à des contacts et des facilitateurs, qui aident aux affaires courantes du trafic et s’occupent de trouver une clientèle. Les organisateurs actifs en Europe ont souvent une bi-nationalité ou au moins un permis de séjour. En dehors de l’UE, les passeurs soutiennent généralement les mouvements de migrants avec la même origine ethnique. Ceux sont pour la plupart les chauffeurs, les membres d’équipage, éclaireurs ou agents de recrutement.

 

Une polycriminalité

 

Le rapport montre également que la polycriminalité liée au trafic de migrants augmente. Certains des suspects impliqués dans des affaires de trafic de migrants sont également impliqués dans le trafic de drogue, la falsification de documents et la traite des êtres humains.

 

Trois types de liens ont été identifiés entre le trafic de migrants et les autres délits : le premier maillon concerne les acteurs criminels, qui s’orientent vers le trafic de migrants ou l’ajoutent à leurs activités. Le deuxième lien fait référence à l’utilisation commune de certaines infrastructures criminelle pour la réalisation de plusieurs trafics. Les groupes impliqués dans le transport d’une marchandise peuvent utiliser le même itinéraire et le même moyen de transport pour les migrants illégaux. L’existence de ces routes communes est une incitation naturelle pour les mafias à s’impliquer dans plusieurs trafics de marchandises. Troisième lien possible, la situation dans laquelle plusieurs autres activités criminelles sont menées à l’appui ou en relation avec le trafic de migrants, par exemple la fraude documentaire et l’exploitation par le travail.

 

La coopération entre les groupes de trafiquant existe, mais elle est généralement fondée sur une relation de besoin, en particulier lorsqu’un réseau a le contrôle sur une partie d’une route migratoire. La coopération peut être aussi plus régulière et peut prendre la forme d’une délégation d’une activité dans une région donnée ou dans la fourniture de certains biens. Bien qu’aucun conflit entre réseaux n’ait été signalé, la forte demande entraîne une concurrence entre les groupes. Il a même été constaté un phénomène d’oligopole, c’est-à-dire que, dans les lieux où les activités criminelles sont largement concentrées, les réseaux criminels les plus importants tentent progressivement de prendre le contrôle des réseaux plus petits.

 

Les migrants viennent par les réseaux

 

D’après les études d’Europol, plus de 90% des migrants qui atteignent l’Union européenne utilisent les services d’un réseau de passeurs au moins une fois dans le voyage. Leurs recours sont parfois nécessaires, c’est pourquoi les réseaux ont développé une large gamme d’offres qui permet de répondre au besoin des migrants. Les services proposés par les réseaux sont multiples : passage illégal de frontières terrestres ou maritimes, fabrication et fourniture de document de voyages et d’identité frauduleux, fourniture de matériel, etc.

 

En ce qui concerne le « business modèle » des réseaux criminels, les migrants sont parfois directement ciblés par les passeurs, ou à l’inverse, les migrants cherchent activement par eux-mêmes ces trafiquants pour solliciter leur aide. Les rabatteurs ont tendance à être de la même nationalité que les migrants. Le recrutement peut avoir lieu dans un certain nombre de lieux susceptibles d’être fréquentés par les migrants. Les réseaux sociaux sont également un outil largement utilisé pour diffuser des informations sur les itinéraires, les services et les prix.

 

Les failles de Schengen

 

S’il y a 5 routes principales, comme établi plus tôt, les passeurs ne cessent de s’adapter aux évolutions, notamment les changements climatiques (saisons) et les contrôles sur les routes. Les routes sont donc évolutives, ce qui complique la tâche des gardes-frontières.

 

Les hubs proposant des infrastructures de transport telles que les gares ferroviaires et routières ainsi que les aéroports sont essentiels pour les activités de trafic de migrants. Ces hubs émergent souvent dans des zones où l’application de la loi et de l’état de droit est faible. La présence d’une importante diaspora peut également déterminer l’emplacement de ces points chauds.

 

La corruption est un autre facteur clé facilitant le trafic de migrants. Les pots-de-vin sont largement utilisés, notamment à l’égard des agents de douane, ainsi plus enclins à laisser passer les convois.

Les mariages de complaisance sont également un mode opératoire très utilisé pour entrer illégalement dans l’Union européenne, et surtout pour régulariser le séjour de ceux qui restent illégalement.

 

Les voyages par voie terrestre sont de loin le mode le plus utilisé, il réduit les dangers auxquels les migrants font face. Dans la plupart des cas, les déplacements à terre s’effectuent en voiture, bus, camion ou train. Le Rapport du European Migrant Smuggling Centre de 2020 montre un développement ces dernières années de la route terrestre par les Balkans. Les trajets sont réalisés à bord de voiture, bus ou camions immatriculés dans un pays européen. Le véhicule est souvent devancé par une autre voiture qui doit servir de diversion à la police en cas de contrôle routier ou de voiture bélier pour se frayer un chemin. Toujours selon le même rapport, 2020 est l’année où on a vu se développer le phénomène des traversées en bateau pneumatique de la Manche. Ce moyen est devenu selon les douaniers le premier moyen utilisé par les migrants pour rejoindre le Royaume-Uni. Ce canot pneumatique mesure généralement entre 8 et 12 mètres de long et peut transporter une moyenne de 30 à 40 migrants. Début janvier, on comptait 600 départs par semaine de Calais vers l’Angleterre.

 

Une activité très lucrative

 

Le trafic de migrants est une véritable activité économique. Il est très rentable pour les dirigeants, il entraîne de faibles coûts d’exploitation et il bénéficie d’un niveau élevé de demande. Si les passeurs se débrouillent bien, ils peuvent même le faire passer pour de l’humanitaire.

 

Les services achetés auprès des trafiquants peuvent être payés à l’avance, à chaque étape du voyage ou à l’arrivée à destination. Dans l’ensemble, il semble que l’argent soit envoyé principalement des pays de destination. Dans certains cas, les migrants peuvent passer plusieurs semaines ou mois dans les hubs de transit afin de rembourser les passeurs pour leurs voyages ou économiser de l’argent pour la prochaine étape du voyage. Divers modes de paiement sont également utilisés, les deux plus courants étant les espèces et le Hawala. Ce dernier est le plus largement utilisé par des réseaux criminels basés en Turquie, en Irak ou d’autres régions du Moyen-Orient et d’Asie. Il est un mode de paiement traditionnel, de transfert d’argent reposant sur une chaine de communication dans lequel circule un mot de passe qui permet d’avoir accès à la somme demandée.

 

En fonction du niveau de sophistication des réseaux, plusieurs méthodes de blanchiment  sont utilisées. Des coursiers sont généralement utilisés pour transporter de grandes sommes d’argent au-delà des frontières, soit par voie terrestre (par exemple dissimulée dans des pièces de véhicule) soit par voie aérienne. Dans certains cas, les passeurs ou leurs proches possèdent des entreprises légales telles que les concessionnaires automobiles, des épiceries, des magasins, des restaurants ou des entreprises de transport qui leur permettent de blanchir les produits du crime et de donner une façade de légitimité à leurs revenus.

 

Combien ça coûte ?

 

Combien coûte le transport de migrant. Là aussi, le rapport d’Europol fournit quelques éléments.

Il a estimé le coût du passage vers l’Union européenne entre 3 000 et 6 000€ en 2015. Dans son rapport de 2020, le Centre européen de lutte contre le trafic de migrants estime quant à lui le prix du passage entre 8 000 et 9 000€. À ce prix-là, les clients obtiennent un visa britannique, un voyage en avion ou ferry et sont ensuite conduits en voiture hors d’Espagne. Le Centre évoque le démantèlement d’un réseau de passeurs qui officiait entre Le Mans et Poitiers et qui assurait des traversées vers le Royaume-Uni en camion frigorifique pour le prix de 7 000€.

 

Pour rembourser leurs dettes, les migrants participent ensuite au trafic de drogue et à la prostitution, ce qui explique la polycriminalité du réseau. Une autre façon de payer la somme due est de participer à son tour au trafic de migrants. Ainsi, le crime nourrit le crime.

[1] HCR – Aperçu statistique (unhcr.org)

[2] https://www.europol.europa.eu/sites/default/files/documents/ep-ip_report_executive_summary.pdf

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

3 Commentaires

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

  • Luc

    22 janvier 2022

    On parle de maffia mais les navires qui receuillent les migrants sont financés par divers milliradaires dont soros via son open society et sociétés ecrans. Cette maffia de passeurs sont juste des petites frappes aux ordres de commandaitaires bien plus puissants
    Par ailleurs l’UE soutien l’invasion migratoire et a imposé des quotas de migrants donc l’UE de bruxelles est aussi une maffia a sa facon !
    quant a la difficulté de stopper les migrations, il semble que stopper la migration des francais vers leur destination favorite de vacances fut stoppé nette, sans trop de difficulté.

    Répondre
  • Charles Heyd

    22 janvier 2022

    Je suis bien d’accord qu’on peut difficilement maitriser des filières d’immigration en Lybie ou en Turquie mais à Calais (France) on n’arrive pas à voir et contrôler les vendeurs et les passeurs qui font s’embarquer sur des embarcations surchargées des migrants noirs pour la plupart? Calais, c’est pas Paris, c’est une petite ville de province et que je sache, les migrants, on doit pouvoir les repérer à vue (de nez?); certes les contrôles au faciès sont racistes; qui sont alors les trafiquants?

    Répondre
  • Steve

    21 janvier 2022

    Bonjour M. Noé
    Peut être faudrait il étudier de plus près l’hypothèse que les réseaux de passeurs soient liés aux pouvoirs en place dans différents pays….
    Pour ma part je me souviens d’une arrière cour au Cameroun, dans les années 90, où se trouvait une photocopieuse financée par un haut fonctionnaire local…. Il était ainsi possible de se procurer des faux papiers permettant d’entrer en France…
    Et l’immigré clandestin est taillable et corvéable à merci ce qui doit bien arranger certaines personnes, y compris chez les bien-pensants….
    Selon le Pr Kishore Mabubhani, il serait vain de penser pouvoir stopper les migrations.
    Mais on peut imaginer des solutions de recrutement direct avec prêts à la formation et contrats de retour qui éviteraient qu’un grand nombre de migrants deviennent des quasi esclaves de groupes criminels et puissent développer leurs pays tout en collaborant aux industries exportatrices des pays d’accueil. Sinon, penser arrêter ces flux relève du fantasme du « barrage contre le Pacifique »….
    Cordialement

    Répondre

Me prévenir lorsqu'un nouvel article est publié

Les livres de Charles Gave enfin réédités!