29 mars, 2018

L’OCS nous regarde

À l’Est, le monde essaye de se recomposer. L’Organisation de coopération de Shanghaï est l’une de ces tentatives pour contrer l’influence américaine et pour structurer un autre monde, tourné vers le Pacifique. Fondée le 15 juin 2001 à Shanghaï, elle regroupe six pays, dont la Russie et la Chine. S’ajoutent à ces deux grands le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. En juin 2017, c’est l’Inde et le Pakistan qui ont rejoint le groupe. À cela s’ajoutent quatre États observateurs : la Mongolie, l’Afghanistan, l’Iran et la Biélorussie.

 

Comme pour les meilleures équipes de football, sur le papier l’OCS a tout pour gagner. Une organisation qui regroupe près de la moitié de la population mondiale (Chine, Inde), et une grande partie de la surface habitée du globe (avec la Russie), présente une puissance jamais atteinte. L’OCS, c’est 43% de la population mondiale, 20% des ressources mondiales de pétrole, 40% du gaz naturel et du charbon et 30% de l’uranium. C’est une force commerciale et militaire largement supérieure à l’Union européenne et aux États-Unis. En favorisant l’union douanière de ses membres, l’OCS crée une zone d’échange compacte et rassemblée qui assure les transferts et les échanges en Eurasie.

 

Les rêves géopolitiques de l’Eurasie

 

L’Eurasie est le septième continent de la géopolitique. C’est une zone de rêves, d’histoires et de fantasmes qui regroupe les steppes d’Asie orientale ; débutant quelque part en Mongolie, pour s’échouer sur les rives du Bosphore. Dans ses hauteurs, l’Eurasie ne descend pas plus bas que l’Iran, limité qu’il est au sud par la péninsule arabique et le monde arabe. Au nord en revanche, ses limites ne sont pas tranchées : il peut s’arrêter à la mer Caspienne comme remonter haut dans les plaines russes. C’est l’espace du cheval, du nomade, de la Horde d’Or et des chevauchées d’Attila et de Gengis Khan. On le retrouve chez Gogol et son Tarass Boulba et chez Marco Polo et ses voyages en Chine. L’Eurasie emprunte la route de la soie, nom qui fait fantasmer ceux qui rêvent d’unir l’Orient et l’Occident et les historiens qui analysent les échanges économiques entre l’Empire romain et l’Empire chinois. Quelque part en Eurasie se trouvent le royaume du prêtre Jean, les horizons militaires d’Alexandre le Grand, l’évangélisation de saint Mathieu. Partant d’Asie Mineure, ce continent fluctuant et liquide peut aller jusqu’aux rives du Mékong. L’OCS a d’ailleurs engagé des négociations d’adhésion avec la Turquie, le Népal, le Sri Lanka et le Cambodge. Continent introuvable et non délimitable, l’Eurasie trouve une expression juridique internationale dans l’organisation de l’OCS, qui est la matérialisation de cette zone d’échanges et de rencontres depuis plusieurs millénaires.

 

Les dangers de la Terre du milieu

 

Mais l’OCS répond aussi à d’autres préoccupations géopolitiques. Les géopolitologues anglo-saxons ont toujours regardé la masse Europe – Asie comme étant constituée d’une terre du milieu, le heartland, entourée d’une terre des côtes, le coastland. Vision assez classique qui reprend l’antique opposition entre puissance continentale et puissance maritime. Pour ces penseurs, surtout portés vers la maritimité, il faut empêcher l’union du heartland, pour éviter que celui-ci, trop puissant, ne brise l’hégémonie américaine. Cette conception du monde a eu ses traductions géopolitiques. C’est, en 1922, les accords de Rapallo entre l’URSS et l’Allemagne de Weimar, permettant à cette dernière de développer une armée en marge des restrictions du traité de Versailles (1919) et à l’URSS de sortir de son isolement diplomatique. Accords qui sont poursuivis en août 1939 avec le pacte Staline/Hitler pour le partage de la Pologne. L’union de l’URSS et de l’Allemagne durant la première partie de la guerre mondiale est une réalisation magistrale de l’union du heartland tant redouté par les stratèges anglo-saxons. Cette union se poursuit après la guerre : la RDA reste liée à l’URSS, et s’ajoute à cela la Chine de Mao, formant ainsi une union politique et idéologique allant de l’Europe au Pacifique. Pour limiter et endiguer cette puissance terrestre, les Américains développent leurs réseaux de coastland afin d’empêcher l’expansion communiste : OTAN à l’ouest, pacte de Bagdad dans le monde arabe, alliance avec la Corée du Sud, Taïwan et le Japon dans le Pacifique.

 

L’OCS d’aujourd’hui est une réponse à la prééminence américaine. Le groupe de Shanghai a d’ailleurs refusé l’adhésion du Japon et des États-Unis.

 

L’étranger proche de la Russie

 

Pour la Russie, l’OCS répond à sa volonté de contrôler l’étranger proche, c’est-à-dire ces territoires qui furent intégrés à l’Empire russe ou à l’URSS et où les intérêts de Moscou sont encore présents, comme la présence de populations russes et russophones. C’est le cas notamment des pays en « Stan » de l’Asie centrale. Une union douanière et commerciale doublée d’une union politique et militaire permettrait de disposer de tous les atouts de l’URSS, sans en avoir les inconvénients (gérer un territoire immense). Pensée dès les années 1990, l’OCS est bien une façon de recomposer l’Asie centrale et orientale après la dislocation de l’URSS. L’union de la Russie et de la Chine est une façon de revenir à la bonne entente des années 1950, avant la rupture avec Mao. Avec l’Afghanistan, le Népal et le Cambodge, c’est l’ancien monde soviétique que l’OCS est en train de reconstituer, monde où un empire central tente d’imposer sa domination à des vassaux.

 

Un seul homme à la tête

 

L’histoire humaine nous apprend néanmoins qu’il ne peut y avoir qu’un seul chef et une seule puissance dans un espace donné. Un attelage composé de la Chine, de la Russie et de l’Inde est trop composite et antinomique pour espérer aller bien loin. En Asie centrale, la Chine a autant de velléités de puissance que la Russie. La Mongolie ne doit son indépendance qu’à son rôle d’État tampon entre les deux grands, comme le Népal l’est pour l’Inde et la Chine. Mettre dans le même panier institutionnel le Pakistan et l’Inde, les deux frères ennemis du sous-continent est s’assurer d’un échec. Il pourra y avoir discussions et échanges, mais surement pas une coopération approfondie. L’OCS va se heurter aux ambitions de la Chine dans l’océan Indien, que New Delhi se refuse à cautionner. Quant aux petits États, leur force et leur raison d’être sont de jouer des rivalités entre les grands afin de se faire courtiser. Là semble être la destinée d’un État tampon qui dure tant que perdure son tamponnage entre les empires. Les États-Unis connaissent les failles de l’OCS et les rivalités internes, mais ils se doivent néanmoins d’être prudents. Ils disposent de nombreuses bases miliaires en Asie centrale, qu’ils ont bâties aux débuts des années 2000, quand la Russie était affaiblie, au motif de lutter contre le terrorisme. Les États centraux pourraient être tentés ou incités à faire comme de Gaulle en son temps et à faire fermer les bases US, ce qui obligerait Washington a un repli stratégique.

 

 

Dans ses statuts, l’OCS entend œuvrer à l’édification d’un nouvel ordre mondial, plus juste et plus démocratique. Pour une organisation qui comprend un certain nombre de dictatures de la planète, cela ne manque pas de charme, mais démontre aussi que l’organisation a un projet politique et pas seulement économique ou militaire. Il s’agit bien, pour ses membres, de concurrencer la puissance américaine et de s’ériger comme un autre pôle mondial et un autre monde. On en revient à la partition tripartite du monde que l’on croyait effacée avec la fin de l’URSS. Il n’est pas certain que l’OCS soit efficace et perdure dans le temps. En revanche, l’attrait pour l’Eurasie et la volonté de concurrencer les États-Unis demeurent des vecteurs majeurs d’organisations géopolitiques.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

10 Commentaires

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  • Puentedura

    8 avril 2018

    Brillant rappel historique et surtout géographique, je pense qu’à l’intérieur de cette organisation transcontinentale les intérêts et donc les intentions diffèrent mais on peut considérer que le PLUS PETIT DENOMINATEUR COMMUN est la volonté de contrebalancer le poids des USA.

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  • Alexandre

    1 avril 2018

    A quoi sert-il d’avoir des bases militaires aux quatre coins du monde, lorsque vous disposez de véhicules propulsés par MHD qui peuvent indifféremment évoluer sous les océans ou dans les airs à mach 30 et qui en plus sont satellisables ?

    Cela ne fait-il pas déjà 30 ans que les USA possèdent l’avion Aurora et les Russes l’avion Ajax ?

    Il y a déjà 30 ans et vous croyez que ces gens en seraient encore au SR-71 ?

    Mieux, à quoi cela sert-il d’avoir des bases militaires lorsque approchent les premiers véhicules à distorsion d’espace-temps, ainsi même que le voyage interstellaire par l’univers bi-métrique en masses négatives ?

    Vous inversez la masse d’un équipage et d’un vaisseau de la taille d’un camion à Pékin, il circule à l’aveugle dans l’univers bi-métrique pour ressortir en masse positive à Washington une minute après..

    Il n’a pas voyagé plus vite de que la vitesse de lumière, il a simplement pris un racourci..

    Ce qui place peut-être la première planète habitée à 45 minutes de la terre..

    Mais les papous croient encore que la terre est plate et que le paradis est sous les océans.. comment démontrer cela au grand public sans créer un ethnocide et sans rendre les gens fous ou même sans qu’ils vous prennent pour un fou ?

    Il y a les libres penseurs et les autres..

    Il y a un avant et un après, pour les indiens d’amérique il y a un avant et un après Christophe Colomb.. comme en France il y a un avant et un après aux migrations africaines..

    Il y aura probablement un avant et un après à la découverte d’une vie extraterrestre.

    Alors l’OCS, le heartland eufrasien, la domination des océans ou des terres, l’arme atomique, tout cela est obsolète, c’est encore valable pour le vieux monde et les peuples terriens en dischronie d’évolution technologique, mais la géopolitique la vraie n’est déjà plus là, elle est spatiale, cybernétique et cognitive.

    Demain elle sera probablement en plus, multi-dimentionnelle et temporelle.

    Ceux qui ne s’adaptent pas meurent..

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  • calal

    31 mars 2018

    Je crois que tous ces pays ont tire des lecons de l’utilite de l’ONU, qui comme la dit de Gaulle n’est qu’un « machin ».
    Creer un cadre legale pour regler les differents entre nation par d’autres moyens que la guerre ( a l’heure du risque nucleaire systemique) etait une bonne idee. Cette occasion a ete manquee par notre faute a nous occidentaux.
    Que le monde « non-blanc » se developpe et nous concurrence est une bonne chose je crois. Cela nous obligera a nous reinventer,a nous purger ou a devenir une minorite dominee.Ce qui apres tout ne serait que justice suivant le principe autoregulateur « qui seme le vent recolte la tempete » ou  » qui a tire l’epee perira par l’epee ».

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  • alcorak07015

    29 mars 2018

    Si l’objectif est un nouvel ordre mondial plus conservateur et traditionaliste que celui de Soros, alors longue vie à l’OCS!

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  • Dyr'

    29 mars 2018

    Voilà qui me rappelle une intervention de Charles Gave sur le plateau de Nicolas Doze fin 2012 (date correcte ?) :

    « …Il se passe un phénomène extraordinairement important en Chine, le voilà :
    La Banque Centrale Chinoise s’est rendue compte que toute la liquidité en Asie était une liquidité dollars. Quand ils n’ont pas pu avoir de dollars quand Lehman Brothers a sauté, pendant deux ou trois mois, tout le commerce inter-asiatique s’est écroulé. Donc aujourd’hui La Banque Centrale Chinoise va voir toutes les autres banques centrales y compris le Brésil, l’Argentine, la Russie, etc. et l’Afrique en leur disant « Voilà ce que je vous propose : Je vous donne un swap quasiment infini. Vous me donnez autant de thaïs bahts – s’ils sont avec la Thaïlande – que vous voulez, je vous donne des contre-valeurs en Renminbi. » Ils font la même chose avec la Corée, avec la Russie, etc…

    Et ce qu’ils cherchent à faire ensuite c’est de dire « Quand vous aurez des problèmes, si vous ne pouvez pas trouver de dollars, vous Thaïlande, vous Corée, vous pourrez régler votre commerce entre vous en Renminbi. » Donc La Banque Centrale Chinoise est en train d’essayer de transformer le Renminbi en une monnaie internationale. Ce qui veut dire qu’ils sont la seule banque centrale à dire : « Je vous garantit que ma monnaie va être une monnaie forte. »

    Quelque part quand tout le monde est en train de devenir Keynésien, les chinois sont en train de devenir autrichiens. Ce que je trouve extraordinairement passionnant. Parce que ça veut dire qu’ils sont en train d’essayer de créer une zone de stabilité monétaire en Asie pour créer une liquidité d’origine asiatique ce qui va changer complètement la donne pour l’Asie. »

    Avec le marché à terme créé sur le pétrole avec la possibilité de liquider les Yuans en réserves de change contre de l’or (voir « L’Allemagne face à son destin ») entre autres choses, la boucle est bouclée, sûrement depuis longtemps d’ailleurs.

    La Chine fait face à de gros problèmes de sorties de capitaux, et sa croissante est tributaire de la croissance américaine et de l’Occident, mais ça ne les a pas arrêter et la stratégie porte ou va porter ses fruits.

    A partir de là, tomber le monopole du dollars, la question qui se pose est :

    « Voilà qui est fait. La suite ? »

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  • Bernadotte

    29 mars 2018

    La stratégie américaine a toujours été d’empêcher l’Europe de se tourner vers l’Est. Quant aux Européens, ils se sont toujours employés à contenir la puissance économique de l’Allemagne. Aujourd’hui, lorsqu’on voit l’économie allemande aussi florissante et que le Chancelier Schröder est président du conseil d’administration pétrolier russe Rosneft, on se demande finalement à quoi a servir les deux guerres mondiales.

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    • sassy2

      29 mars 2018

      cela nous a permis l’enrichissement culturel inclusif, un secteur ou l’europe est n1 mondial
      Nous serons bientôt n1 mondial en shithole urbain devant l’Amerique du sud

      De relancer la consommation (et de répudier toutes les « promesses », salaires retraites etc…)

      http://fr.autofocus.ca/actualites/auto-retro/31-mai-1929-ford-s-engage-a-produire-des-vehicules-en-urss

      http://www.materielsterrestres39-45.fr/fr/index.php/vehicules-amphibies/232-vehicules-amphibies-urss/590-jeep-amphibie-ford-gpa-4×4-pret-bail
      (les allemands avaient aussi des moteurs Ford à Stalingrad)

      Dans le même style, il y a aussi des livraisons de ma¨is US dans les années 60/70 à la Russie

    • sassy2

      29 mars 2018

      Mais c’est surtout la 3ième guerre mondiale de Theresa May ou de l’UE qui est intéressante.

      Il est certain que Poutine est jaloux, qu’il veut mettre la main sur notre parc hlm ou sur le système bancaire UK en pleine forme, posséder la BPI, la deutsche bank, voler les OAT des français, les immeubles construits en Besson pour loger de nouveaux immigrés, le CNRS, la CAF etc…

      Mais il faut que May précise l’intérêt qu’aurait Poutine à nous envahir. Car l’europe à moins de terres agricoles, que des dettes (UK n’a plus d’or..), pas de pétrole, quasi plus de techno, pas beaucoup d’usines

      C’est pitoyable, le seul pb concurrentiel c’est maintenant la chine
      (bannon ne parle à raison que de ça) dans certaines fac US 90% des places, s’il n’ y avait pas de quotas, seraient attribuables à des étudiants chinois qui ont la capacité intellectuelle requise)

      Et pendant ce temps, macron attribue x00 me à la BPI pour faire des « appels à projet » dans l’ IA et fait des commémorations inclusives

      C’est fini. l’état français a 200% de hors bilan / à son total de bilan, une grosse partie a été placé dans de l’enrichissement culturel.
      Dont l’ocs n’en a que faire.

    • sassy2

      30 mars 2018

      A la bonne heure, elle avoue ce que j’évoquais hier!

      « proposed that Russian bond sales are no longer made available to key western clearing houses such as Euroclear and Clearstream, making them effectively untradeable on the secondary market and so deterring the majority of EU and US investors from buying them. »

      https://www.zerohedge.com/news/2018-03-29/theresa-may-reportedly-considering-ban-russian-sovereign-debt-sales

      Il y a autre chose de cocasse, sur google finance ne sont plus dispo sur la page d’accueil les treasuries (particulièrement interessants) ainsi que la cotation des bourses chinoises…

      De même il me souvient aussi que chez bourso par exemple en 2015 il était impossible d’acheter des trucs russes y compris des ADR côtés à londres!

      =>il n’y a plus que deux banques centrales crédibles dans le monde: la Russe et la FED(couplée à l’USarmy: monnaie + violence)

  • Karizoc

    29 mars 2018

    Encore et toujours cette « Obsession anti-américaine. »

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