25 janvier, 2018

Le Yémen : une guerre en silence

 

Depuis 2014, la péninsule yéménite est le théâtre d’une guerre dont les causes sont complexes et où s’enchevêtrent des raisons religieuses et tribales. Ce conflit s’inscrit dans la longue histoire de la péninsule, qu’il revient de démêler pour mieux comprendre le conflit.

 

Le cadre physique

 

Le Yémen est un ensemble de hautes terres s’élevant vers le sud pour culminer à 3 760 mètres. C’est une région montagneuse accidentée, difficile d’accès, mais jouissant d’un climat favorable grâce à l’altitude et disposant d’un sol fertile arrosé par les pluies de printemps et d’été. C’est un îlot de verdure au milieu du désert de la péninsule arabique, d’où son nom d’Arabie heureuse chez les Romains. C’est de là que viennent notamment la myrrhe et l’encens. Ces conditions physiques ont permis à une population abondante de s’y installer et de s’y développer, ce qui en fait une zone beaucoup plus peuplée que le reste de la péninsule. De cette richesse est née une civilisation urbaine, dont témoigne la ville de Sanaa, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Sanna est aujourd’hui la capitale du Yémen. La ville est bâtie sur les hauts plateaux, à 2 200 mètres de hauteur.

 

Durant la période antique, les habitants du sud acquièrent un plus grand degré de développement que les habitants du nord, des Bédouins nomades vivant dans le désert. Ils maîtrisent l’écriture, l’art, l’architecture et pratiquent le commerce avec l’ensemble de la péninsule et jusqu’aux portes du monde romain. Ils ne se considèrent pas comme des Arabes, terme qui désigne pour eux les populations du nord. Si leur langue est sémitique, elle est différente de l’arabe. Avant l’islamisation, la péninsule est donc divisée entre deux types de populations : des urbains au sud et des Bédouins vivant du désert au nord et au centre. L’islam contribue à changer la donne de cette situation.

 

L’islamisation du Yémen

 

Le Yémen est la plaque tournante du commerce entre l’Inde et la Méditerranée. La mer d’Oman sépare ces deux zones géographiques et ces deux civilisations, dont les Yéménites servent d’intermédiaires grâce à la maîtrise de la navigation. Amenées par bateau dans les ports de l’Arabie du Sud, les marchandises en provenance de l’Inde étaient dirigées par caravanes vers le golfe arabo-persique, la Babylonie, la Syrie et l’Égypte. Les Yéménites ne sont pas que des commerçants. Ils développent également une agriculture performante, tirant profit de l’abondance de l’eau et de la douceur du climat. Pour cela, ils bâtissent des barrages et des ouvrages d’art, ils édifient des terrasses le long des vallées afin de tirer profit de la richesse des sols arables. C’est à ce moment que leur souveraine, la reine de Saba, rendit visite au roi Salomon, lui offrant de l’or et des pierres précieuses en grande quantité, selon le texte biblique.

 

 

 

La disparition du royaume du sud

 

La Perse, déjà, était en guerre contre le royaume du sud, accusé d’être un allié de Byzance, ennemi de longue date de la Perse. Après plusieurs années de guerres, le Yémen, vaincu, était devenu un protectorat de la Perse. Ses structures ayant été détruites, il devenait plus facile pour les Bédouins du nord de s’emparer de ses richesses et de ses terres.

 

Les Arabes menèrent plusieurs expéditions contre le Yémen afin de s’emparer de cette région stratégique. Région la plus riche et la plus peuplée de la péninsule, artère commerciale de l’Inde vers la Méditerranée, région d’origine des peuples de Médine, le Yémen avait tout pour susciter les convoitises des peuples du nord. La conversion du Yémen à l’islam se fit par la guerre. Cette nouvelle religion permit l’unification culturelle, linguistique et spirituelle de la péninsule. Le Yémen urbain et développé avait cédé le pas face aux Bédouins nomades et guerriers. La conversion à l’islam était aussi une façon de s’intégrer dans la nouvelle géopolitique de la péninsule arabique, de conserver les postes commerciaux et d’en tirer profit en se mettant au service des nouveaux maîtres de l’Arabie.

 

Le Yémen servit la cause de l’islam. Il fut le réservoir de richesses et d’hommes des peuples arabes partis à la conquête de la Méditerranée, ce qui dépeupla la région et la fit entrer dans une relative stagnation. Les Bédouins s’étaient emparés à leur profit de la richesse matérielle et humaine du Yémen. Mais, à la différence du reste de la péninsule, le Yémen devint chiite à la suite de la prise de contrôle de la région par un descendant d’Ali en 897. C’est cet attachement au chiisme qui fit par la suite entrer le Yémen dans le giron de la Perse. Les habitants d’Aden surent profiter de l’empire arabe pour devenir le port majeur de l’océan Indien et assurer le transit du commerce entre le monde arabe et le monde indien. Ainsi le Yémen retrouvait-il sa place dans la géopolitique de la péninsule.

 

La fracturation religieuse du Yémen

 

C’est à tort que l’on perçoit l’islam comme un bloc, certes divisé entre chiisme et sunnisme. En réalité, il y a des variantes de l’islam, propre à chaque pays et à chaque grand peuple. Si le chiisme est majoritaire au Yémen, la région est en fait divisée entre plusieurs courants. Le zaydisme, fondé par Zayd ibn Ali dans les premiers temps de l’islam et implanté au Yémen vers l’an 900. C’est un courant chiite différent du chiisme duodécimain que l’on trouve en Iran. Mais l’est et le sud du pays sont sunnites de rite shâfiite, tandis que le Sultanat d’Oman voisin est ibadite. Cette diversité musulmane permet de comprendre la guerre actuelle que connaît le Yémen.

 

En 1173, les troupes de Saladin envahirent le Yémen, mais ne purent pas le contrôler. En 1516, ce sont les Ottomans qui occupèrent la péninsule, mais ils durent composer avec les émirs zaydites. En 1629, les zaydites prirent Sanaa et chassèrent les Ottomans. Les Ottomans revinrent au XIXe siècle, puis furent chassés en 1918, après l’effondrement de l’Empire.

 

 

La partition tribale du Yémen

 

Dès le XIXe siècle, le Yémen fut coupé en deux : au nord l’État-imâmat, et au sud la colonie anglaise structurée autour du port d’Aden et conquise dès 1839. En 1962, la proclamation d’indépendance de la République arabe du Yémen ne concernait que la partie nord, laquelle entra aussitôt dans une période de guerre civile, marquée par les intrusions militaires de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite. Le Yémen du Nord resta indépendant. Le Yémen du Sud quitta le giron de la Grande-Bretagne en 1967 pour rejoindre celui de l’URSS. Avec la chute du mur de Berlin, des voix s’élevèrent pour assurer l’union du nord et du sud, ce qui fut effectif en mai 1990. Pour le sud, cela fut davantage perçu comme une invasion du nord que comme une réunification, les autorités politiques septentrionales s’assurant le contrôle du pays. Cela déboucha sur de la rancœur, de la jalousie et finalement une guerre civile en 1994.

 

La guerre actuelle n’est pas qu’une fracture chiisme / sunnisme. La dimension tribale l’emporte sur la fracture religieuse. La révolte est conduite depuis 2014 par les Houthis, qui représentent un tiers de la population.

 

Les Houthis

 

La milice houthie fut fondée par Hussein al-Houthi, après l’indépendance du Nord en 1962, afin de garantir que la fin de l’imâmat ne sonnerait pas celle du zaydisme et de l’ancienne culture tribale. Il s’agissait pour ses membres de défendre leurs intérêts et d’éviter d’être noyés dans le nouvel État. En 2004, ils prirent les armes à la fois contre l’État central et contre Al-Qaïda, très présent dans la région. Ils ont le soutien de l’Iran et ils s’opposent à l’alliance du Yémen avec l’Arabie Saoudite. C’est par eux que s’opposent les deux frères ennemis que sont Téhéran et Riyad. Hussein al-Houthi fut assassiné en 2004 à la demande du président Salih, le dirigeant du Yémen. En 2014, apprenant que le Yémen allait devenir un État fédéral, ils lancèrent une offensive militaire afin d’étendre leur zone d’influence. La population yéménite sunnite s’orienta de plus en plus vers le wahhabisme, l’Arabie Saoudite et l’islamisme international, fort du succès d’Oussama Ben Laden, dont la famille était originaire du Yémen. L’assassinat d’Houtie, conjugué au glissement wahhabite de la population, amena les houthis à défendre plus durement leur cause.

 

Les zaydites et les wahhabites

 

Les zaydites dominent le Yémen du nord. L’Arabie Saoudite, via le wahhabisme, est en train de prendre le contrôle du Yémen du sud. D’où les conflits débutés en 2014. En 2011, le président Salih fut remplacé par Abd Rabo Mansour Hadi à la faveur des printemps arabes. Contrairement à Salih, celui-ci était favorable à l’alliance avec les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Placé comme dirigeant du Yémen par Washington et Riyad, qui organisèrent le renversement de Salih, il suscita de vives craintes chez les zaydites et en Iran. Les shafiites du sud s’étaient emparés du pouvoir à la place des zaydites du nord. Cela explique le raid lancé par ces derniers contre Sanaa en mars 2015 afin de s’emparer de la capitale, la ville étant située en pays zaydite.

 

 

Cela provoqua une nouvelle fracture du pays, nord contre sud, sunnites contre zaydites. Mais les sunnites eux-mêmes étaient divisés, certains refusant l’union avec Riyad et formant Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Leurs chefs furent attaqués par les zaydites, avec le soutien des États-Unis qui en tuèrent plusieurs par drones. Pour Washington, il ne fallait pas permettre à Al-Qaïda de s’implanter dans la péninsule. Les États-Unis retournèrent leur alliance en 2014, avec le retour de l’Iran sur la scène internationale. Les houthis furent alors identifiés comme une cinquième colonne chiite dangereuse, alors même que les liens entre zaydites et Téhéran étaient faibles, puisqu’ils n’appartiennent pas à la même branche du chiisme. Les États-Unis autorisèrent alors Riyad à intervenir au Yémen afin de briser les zaydites et d’éviter ainsi une supposée avancée de l’Iran.

 

Le combat contre les houthis

 

Daesh a pris fait et cause contre les houthis, puisque chiites. L’Iran est prêt à les soutenir, bien que non duodécimains, mais les houthis manquent de port où débarquer des armes. D’autre part, la situation financière de l’Iran ne lui permet pas de soutenir toutes les causes armées du monde arabe et Téhéran est déjà investi en Syrie et en Irak, dont l’intérêt stratégique est plus grand.

 

Début 2018, la guerre débutée en 2015 par l’intervention d’une coalition militaire emmenée par Riyad avait causé la mort de 10 000 personnes. Les conditions sanitaires sont désastreuses puisqu’une épidémie de choléra s’est répandue dans la péninsule. Le blocus imposé par l’Arabie Saoudite a provoqué une grave crise humanitaire, causant famine et diphtérie. La ville de Sanaa a été en partie détruite ainsi que les sites archéologiques. En ce début d’année 2018, aucune sortie de crise n’est visible à l’horizon. Les houthis manquent de munitions et d’armes pour pouvoir s’imposer, mais Riyad ne tient pas à contrôler la péninsule, seulement à placer ses hommes. Faute de solution, les civils risquent de mourir dans le silence.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

3 Commentaires

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  • Ockham

    26 janvier 2018

    Passionnant et ce n’est pas plus déroutant que notre Histoire européenne. Histoire où la France très catholique s’allie avec la Suède protestante luthérienne pour attaquer l’Autriche très catholique tandis que son général en chef passe du coté des protestants luthériens suédois et que le duc de Brandebourg (future Prusse) envoie au diable pour raison de conversion au protestantisme luthérien son suzerain, la Pologne catholique, et dans le même paquet le Saint Empire Germanique nonobstant l’alliance passagère de la France de Louis XIV pour envahir la Hollande (protestante mais calviniste, pas luthérienne) avec la complicité ravie de l’Angleterre (anglicane donc ni calviniste et ni luthérienne et encore moins de cette religion catholique romaine comme les Français …qu’elle abhorrait) où d’ailleurs la France fut à deux doigts d’écraser les Hollandais sauf que son armée faillit être noyée quand ils ouvrirent les vannes. Ainsi les Anglais auraient pu faire d’une pierre deux coups, ruiner la Hollande et détruire l’armée du grand Roi! Je ne saurais donc trop recommander aux princes de ces pays de se pencher sur votre analyse et de la comparer à nos guerres de 30 ans et de 7 ans qui sont des bijoux de roueries et de tromperies. Évidemment Sun Tse reste irremplaçable en toile de fonds! Au passage RIP pour Saddam et Mouammar.

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  • Tanouki

    26 janvier 2018

    Monsieur,
    Vos articles sont remarquables.
    Merci.

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  • Charles Heyd

    25 janvier 2018

    Excellent article mais … une chatte n’y retrouverait pas ses petits!
    Pas sur le fond de l’article mais sur les clivages décrits qui existent entre les différentes formes de l’islam et des clans ou tribus opposés dans cette guerre qui est autant une guerre de religion inter-islam que d’affrontement régional (Iran – KSA) mais avant tout une guerre civile où tous les interventions extérieures se donnent à cœur joie dans le silence total de nos « démocraties » occidentales.
    Les revirements (retournement de veste!) des différentes parties yéménites sont aussi très spectaculaires; le président Saleh, déjà en exercice au moment de la première guerre du Golfe, penchait alors très fort vers l’Irak et les Saoudiens surveillaient de très près l’éventuel engagement yéménite en faveur de Saddam Hussein.
    J’étais employé jusqu’en 2012 dans la construction du « mur » le long de la frontière irakienne et la sécurisation de la frontière sud devait se faire aussi assez rapidement mais dès les premiers travaux les snipers yéménites ont fait des centaines de victimes parmi les garde-frontières saoudiens en quelques semaines et je pense qu’ils (les Saoudiens) ne sont pas près de terminer ce projet!
    Un autre élément, et que je n’ai pas vu dans votre article, mais qui n’est certainement pas anodin dans cette intervention saoudienne, c’est que la frontière sud du royaume est contestée même si ici ou là les deux parties ont pu faire des déclarations dans le sens d’un apaisement; l’enjeu c’est l’Asir, la région frontalière saoudienne avec le Yemen; bref un conflit « local » qui n’est pas près de se terminer!

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