14 mars, 2024

Le pouvoir de l’intelligence

La séparation des pouvoirs ne sert pas uniquement à éviter la toute-puissance du politique et sa tyrannie sur la population, elle vise à obtenir l’équilibre de l’ensemble des pouvoirs afin que, de cet équilibre, puisse naître les libertés et l’inventivité, corollaire nécessaire au développement.

Trop souvent on se limite à une vision tripartite des pouvoirs : judiciaire, exécutif et législatif. C’est oublier qu’il existe d’autres pouvoirs, tout aussi importants, notamment le pouvoir de la presse et celui de l’intelligence, qui se manifeste dans l’édition, l’école, la recherche et l’université. Or ces pouvoirs, trop souvent négligés, sont depuis longtemps étouffés.

Simulacre de débat

On voit ainsi cette semaine un simulacre de débat au Parlement. Deux ans après le déclenchement de la guerre en Ukraine et l’aide massive apportée par les Occidentaux et la France, il n’y avait toujours pas eu de débat à l’Assemblée et au Sénat sur ce fait capital. La France s’est rangée du côté de l’Ukraine, a imposé des sanctions économiques à la Russie, se plaçant de fait en état de co-belligérance contre Moscou. Dans une démocratie parlementaire, comme c’est le cas aux États-Unis, ces choix auraient dû être débattus et adoptés par le Parlement. Si le président peut décider seul de l’envoi de troupes, la question doit ensuite être portée devant la représentation nationale. Or ici, prétextant qu’aucune troupe française n’est officiellement envoyée en Ukraine, le débat n’a pas eu lieu. Dans la troisième année, il a enfin été demandé aux parlementaires de voter, mardi à l’Assemblée et mercredi au Sénat. Mais un vote qui ne porte pas sur l’accord d’alliance entre la France et l’Ukraine, adopté, ni sur le montant de l’aide et les modalités de l’effort de guerre, mais sur le discours de Gabriel Attal. On veut faire croire qu’il s’agit d’une prise de position pour ou contre l’Ukraine, alors que le vote porte sur l’acceptation du texte lu par le Premier ministre. Nous sommes très loin d’une démocratie parlementaire. Ce faisant, il ne faut pas s’étonner que les citoyens électeurs ne se déplacent plus aux urnes.

Simulacre de liberté

L’autre simulacre est celui de la liberté intellectuelle, notamment en matière d’éducation. Cela fait longtemps, au moins depuis Jules Ferry, que la république fait la guerre à la liberté scolaire, considérant, comme Danton, que les enfants appartiennent à la république et non pas à leurs parents. La quasi-interdiction de l’école à la maison, les bâtons dans les roues mis pour empêcher l’ouverture d’écoles indépendantes, l’école privée, de plus en plus étouffée et privée surtout de libertés, réduisent les libertés scolaires, au moment où l’éducation nationale accélère sa déliquescence et sa dissolution.

Dans le monde universitaire, le monopole de la collation des grades, qui empêche les établissements privés de se nommer université et de donner des grades universitaires à leurs étudiants nuit au développement de l’intelligence et de la puissance française à l’étranger. On se retrouve ainsi avec des écoles qui, parce qu’elles ne peuvent pas employer les termes licence et master, parlent de bachelor et de mastère. Usage sémantique qui n’a d’autre fin que de contourner une loi ridicule. Les familles plébiscitent de plus en plus l’enseignement supérieur privé (25% des étudiants, un record), le gouvernement multiplie donc les normes pour l’empêcher d’exister, notamment en réduisant les jurys rectoraux. Autant de vexation qui nuit au développement d’une formation de qualité et qui prend beaucoup trop de temps aux équipes pédagogiques, qui passent des heures à comprendre l’interprétation des directives et à tenter d’y répondre, au lieu de se concentrer sur leur cœur de métier, c’est-à-dire former leurs étudiants.

Faillites universitaires

Résultat, les meilleurs lycéens sont de plus en plus nombreux à partir à l’étranger pour leurs études, et beaucoup ne reviennent pas. Quant aux étudiants étrangers qui viennent en France c’est un secret de Polichinelle que de savoir que ce sont loin d’être les meilleurs. Leur taux d’échec est plus important que celui des étudiants français, pourtant élevé. Mais, pour beaucoup d’université en mal d’étudiants et donc de financement, faire venir des étudiants étrangers est une planche de salut, qui leur permet de maintenir ouverte des formations dont très peu de Français veulent. Le résultat est une dégradation du système français, une perte de compétitivité et d’attrait international, un affaiblissement de la pensée.

Gavés de subventions, mais incapables d’innover, les centres de recherche, comme le CNRS, proposent de plus en plus des thèses indigentes et creuses. Les publications ne sont pas à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui, l’entre soi règne ainsi que la médiocrité et la rancœur. Cette faillite du monde intellectuel, qui a besoin de moins de subventions et de plus d’air frais, engendre un obscurcissement de la pensée. On a ainsi des chercheurs incapables de comprendre le Moyen-Orient ou l’Afrique, incapables de comprendre les enjeux d’aujourd’hui et les réalités du monde actuel. Les défaites politiques et militaires sont toujours les conséquences des défaites intellectuelles antérieures. Une université d’État n’est pas une université, puisque le propre du monde intellectuel est d’être indépendant du pouvoir politique. Pour l’avoir oublié, nos universités sont dans des états de délabrement intellectuels à peu près comparables au délabrement de leurs locaux. C’est miracle s’il y a encore des chercheurs de qualité et des professeurs de grande valeur, qui parviennent à surnager dans l’eau croupie universitaire.

Tout cela se paye, en perte de puissance et d’influence, en perte de croissance et de productivité. Il n’y a qu’à voir les professeurs d’économie qui peuplent les établissements et les plateaux télé pour prendre la mesure du désastre intellectuel donc économique et politique. Rien n’est irrémédiable et rien n’est perdu. Il y a encore des personnes de valeur et des doctorants méritants qui pourront relever les défis de demain. Mais pour cela il faudra d’abord ouvrir en grand les portes et les fenêtres des universités et libérer le pouvoir intellectuel.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

12 Commentaires

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  • Guy

    20 mars 2024

    Excellent article. Juste que je ne passerais pas l’intelligence au rang des pouvoirs. Concernant les médias, l’enseignement et l’information en général, seule une interdiction totale de l’immiscion des gens de l’État dans ces domaines peut garantir liberté d’expression, pluralisme, débat contradictoire et par conséquent élévation du niveau général de l’intelligence.

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  • Bryere

    17 mars 2024

    La vérité rien que la vérité. Merci pour ce bel article dénonçant la faillite de notre société.

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  • Gaspard de la Nuit

    16 mars 2024

    « Cette faillite du monde intellectuel, qui a besoin de moins de subventions et de plus d’air frais, engendre un obscurcissement de la pensée. On a ainsi des chercheurs incapables de comprendre le Moyen-Orient ou l’Afrique, incapables de comprendre les enjeux d’aujourd’hui et les réalités du monde actuel. Les défaites politiques et militaires sont toujours les conséquences des défaites intellectuelles antérieures. »… je ne peux qu’être d’accord avec vous, et je songe à de Gaulle « La véritable école du commandement est la culture générale. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote » dans son ouvrage « Vers l’Armée de métier » (qu’Hitler a lu !), où il anticipe au même moment que les stratèges allemands la bascule militaire moderne. Mais il ne sera pas écouté. Certains s’obstinent voir dans Giscard et Macron des libéraux, alors que c’était de Gaulle le libéral (rétablit la monnaie et les comptes-publics, liquide l’empire colonial, établit le libre échange, modernise les infra-structures, les communications, l’agriculture, et oriente l’industrie vers des secteurs à haute-productivité). Il travaille d’ailleurs avec Jacques Rueff (colloque Lippmann, société du mont-pèlerin). On est bien loin des romances socialisantes qu’on lui prête aujourd’hui. Par contre, Giscard représenta l’arrivée au pouvoir des pseudo-libéraux de la technocratie fonctionnaire. Macron en est l’achèvement.

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  • Tanguy

    15 mars 2024

    Triste constat. Parti à l’étranger depuis 20 ans, aucun de mes enfants n’a finalement voulu étudier en France, préférant Canada, UK ou Espagne.
    Des filières sélectives de haut niveau existent pourtant au sein des universités françaises, mais bien malin celui qui sait se retrouver dans le dédale de Parcoursup.
    À ce stade, il faut se demander si la faillite organisée du système éducatif n’est pas un objectif caché de l’Elite qui ne veut pas être remise en cause dans ses privilèges.
    Tout est fait pour que les libertés et l’esprit critique disparaissent. Un sursaut collectif est nécessaire au plus vite.

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  • olivier

    15 mars 2024

    En effet, je suis propriétaire d’une école supérieure de management privée d’enseignement à distance, et tout est fait pour nous décourager, on ne peut pas parler de Master mais de Master in Business seulement, de Doctorate et pas de doctorat. Et le code de l’éducation actuel a 30 ans de retard sur la technologie actuelle, puisque la France refuse de valider les formations à distance ou en ligne (exception bien sur du CNED, cille oar hasard, qui est une entité du ministère de l’éducation).

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  • MLB

    15 mars 2024

    « …Il vaut mieux viser la perfection et la manquer que de viser la médiocrité et l’atteindre… ». Francis BLANCHE

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  • Robert

    15 mars 2024

    Un constat réaliste.
    La France est une  » démocratie d’ apparence « , globalement en phase de déclin.
    La faute en incombe à une classe politique médiocre, mais aussi à la responsabilité collective d’ un peuple qui rechigne à prendre son destin en main et préfère la facilité individuelle à l’ effort collectif.
    L’ Histoire est impitoyable, la France va de nouveau le mesurer…

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    • Michel Higuet

      16 mars 2024

      Le peuple ne rechigne pas, il ne sait et ne comprend pas, il est simplement leurré par les médias aux mains de 7 milliardaires…

    • YB

      16 mars 2024

      Les médias ne sont pas aux mains de milliardaires mais de l’Etat qui depuis très longtemps diffusent la pensée unique !

    • Thomas

      20 mars 2024

      La raison c’est la faillite de l’éducation, abandonné à des sectes islamo-gauchistes depuis 40 ans.
      Mais avec une franche accélération depuis 20 ans, dans la médiocrité et l’absence de culture économique.
      Nous sommes le produit de notre éducation.

    • Guy

      20 mars 2024

      @YB
      Tout à fait.

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