4 juin, 2012

Le mouton rôti comme à Fez en 1607 et le mari de la veuve de Lavoisier

Les cuisines suivent les migrations humaines. L’Europe occidentale a reçu depuis longtemps les cuisines de l’Europe du Sud et de l’Afrique du Nord. Mon attention a été attirée par la recette d’un mouton rôti « comme à Fez » trouvée dans un ouvrage culinaire en français publié à Lyon en 1607. C’est peu après que Lesdiguières[1], meneur huguenot ami de Henri IV, ait repris au duc de Savoie les terres allant jusqu’à Lyon, principalement la Bresse et le Bugey.

« On le rostit à Fez en Barbarie tout entier d’une façon sauvage. Au lieu de l’embrocher, on dresse deux fours l’un sur l’autre. En celui de dessous on met le feu tant que celuy de dessus est eschauffé. Quand on a mis sur celuy du dessus un mouton tout entier, sans que la flamme l’endommage, la chair s’y cuit tres bien, &y prend couleur, & retient une saveur delicate. On le laisse cuire toute la nuict le feu n’estant trop aspre. »

Le Thresor de santéou mesnage de la vie humaine, 1607, page 135. Bibliothèque Interuniversitaire de Santé (BIU), Paris et British Library, Londres.Ces deux fours superposés, dont l’un contient le combustible et l’autre le mets à cuire, constituent un four assez semblable aux cuisinières à bois ou à charbon de la fin du XIXe. Elles se distinguent des fours à pain ou à pizza connus depuis l’antiquité et où le combustible est situé à l’intérieur du four.

La science

Ce qui est intéressant c’est que ce type de four ne fut véritablement introduit en Europe qu’après les travaux théoriques de Benjamin Thomson, Comte Rumford (1753-1814)[2] – mari de la veuve de Lavoisier – sur les problèmes de convection et de radiation thermiques. Ses recherches de thermodynamique permirent de concevoir un four où la circulation interne de l’air chaud améliore fortement le rendement. La réalisation du four ne fut possible que lorsque la révolution industrielle apporta les moyens techniques de fabriquer des cuisinières de métal à un coût raisonnable. Autrement dit la science théorique et la technologie sont indispensables au progrès et l’invention arabe du début du XVIIe ne se répandit pas par manque de l’un et de l’autre. Autre conclusion, la cuisine est susceptible de progrès. En ville et sans l’invention du four ménager, la cuisson lente des viandes n’aurait été possible que dans un milieu liquide. Autrement dit nous en serions resté à la poule au pot d’Henri IV – plat politisé au moment de la publication du Thresor de santé – et n’aurions pas connu les plaisirs du gigot de sept heures !

Nous assistons actuellement au même processus avec la fabrication d’un réchaud – le BioLite HomeStove – destiné à être vendu $40 dans les pays en voie de développement (Ghana, Inde).

Un dispositif thermoélectrique active un ventilateur qui améliore la circulation de l’air chaud, double le rendement thermique et diminue de plus de 90% la production de fumée et de monoxyde d’azote. L’électricité permet aussi de recharger un téléphone portable. Si ce four se répand, il permettra de diminuer l’empreinte carbone et de réduire le nombre de décès causés par les fumées et le CO : 2 millions de personnes annuellement soit deux fois plus que la malaria selon BioLite[3][4]. Il évitera plusieurs heures journalières de recherche de combustible, récolté surtout par des femmes et des jeunes filles, leur permettant d’avoir plus de temps pour travailler ou étudier. Il permettra enfin une utilisation plus facile des téléphones portables dans des zones sans desserte électrique.

La cuisine. Recette du gigot à la Rumford

Il est curieux que Rumford ait, comme l’auteur du Thresor de santé, commencé ses expériences sur la cuisson de la chair de mouton. II raconte en effet dans ses mémoires comment il fut amené à s’intéresser à des cuissons à des températures plus basses que 100°C après avoir, par inadvertance, laissé cuire une épaule de mouton à basse température toute une nuit et avoir constaté, avec surprise, que la viande avait un goût différent de celle produite par une cuisson normale. Elle était à la fois très tendre et très goûteuse sans donner la moindre impression davoir été trop cuite. Comme l’avait écrit deux siècles auparavant l’auteur du Thresor de santé, la viande ainsi préparée «cuit très bien … prend couleur et retient une saveur délicate ». Peut-être devrions nous revenir vers cette cuisson au four “toute la nuict“. On peut considérer que l’expérience Rumford est une avancée vers les techniques de cuisson dites sous-vide où l’aliment est enfer mé dans une poche dont on a retiré l’air puis qu’on a plongé dans de l’eau maintenue à une température assez inférieure au point d’ébullition pendant une longue durée. Les conditions de cuisson doivent être bien observées car à des températures basses, il peut y avoir un risque de prolifération bactérienne et même si la cuisson est faite durant de longues heures à 40ºC, il faut remonter la température à cœur à la fin (58ºC pour le veau et 62ºC pour le porc). Cette cuisson longue est généralement moins coûteuse car la viande réduit peu et l’eau est un media efficace pour transférer l’énergie thermique. La technique a été utilisée dès les années 1970 pour cuire les foies gras de Pierre et Michel Troisgros. Elle permettait d’en conserver l’aspect et de limiter la fonte de graisse. Elle s’est ensuite mondialement développée.

La recette domestique est simple : marquez le gigot ou l’épaule de mouton au gril. Ensuite cuisez-le au four sans graisse à 70-85ºC de quatre à sept heures selon la taille. Si vous avez un four à vapeur, vous pouvez aussi cuire le gigot à 30% d’humidité afin de conserver plus d’onctuosité à la viande. Le goût du gigot à la Rumford est intermédiaire entre un rôtissage et un braisage. La viande a la sapidité d’un rôti et la tendreté d’un braisé. Le parfum de la viande me semble plus concentré que celui d’un gigot de sept heures (braisé).

Bon appétit !


[1] François de Bonne de Lesdiguières (1543-1626). Seigneur puis duc de Lesdiguières (1611), maréchal de France. Dernier connétable de France sous l’Ancien Régime. c’est en son honneur que fut baptisé au Musée du Louvre l’un des deux pavillons des guichets de Seine sous la Grande Galerie, le pavillon de Lesdiguières, l’autre étant le pavillon de la Trémoille.

[2] Rumford est né aux Massachusetts. Fondateur de la “Royal Institution” (Académie des Sciences) à Londres et époux de Marie-Anne Paulze, la veuve d’Antoine (de) Lavoisier,

fondateur de la chimie moderne qui fut guillotiné le 8 mai 1794 sous la révolution destructrice des Jacobins (« La République n’a pas besoin de savants ni de chimistes! » aurait dit son juge.). Rumford mourut à Paris en 1814 est enterré au cimetière d’Auteuil.

[3] http://www.nytimes.com/2012/05/21/arts/21iht-design21.html?pagewanted=all

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

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