24 novembre, 2021

Karabagh : la guerre de la haute intensité

La guerre qui s’est déroulée l’année dernière dans le Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan commence à être mieux étudiée par les stratèges. C’est la première guerre de haute intensité des années 2020 et l’une des premières du XXIe siècle. À ce titre, elle intéresse la France et les nations occidentales au premier plan et se doit d’être étudiée et enseignée dans toutes les écoles militaires.

 

Ce n’est plus la guerre de guérilla, telle que nous la pratiquons en Afrique ou bien la guerre asymétrique, telle qu’elle fut vécue en Irak et en Afghanistan. Ici, et pour la première fois depuis longtemps, ce sont affrontées deux armées nationales, dans un champ clos, avec des objectifs de guerre précis et définis. L’Azerbaïdjan a eu une très nette supériorité militaire, notamment grâce à l’aide apportée par les Turcs. Mais ils ont aussi très bien pensée cette guerre et su s’adapter aux spécificités de leur adversaire arménien.

 

Drones et artillerie

 

L’artillerie a fait son retour dans la guerre, avec des bombardements massifs des adversaires et des villes. Stepanakert, la capitale du Karabagh, a été ainsi abondamment bombardée par l’armée azérie, obligeant de nombreux civils à fuir. Les points de regroupement de l’armée arménienne ont eux aussi été attaqués, notamment par l’aviation. Le retour de l’artillerie signe le retour de la vraie guerre, celle qui voit s’affronter des forces armées complètes. Les Azéris ont lancé leurs principales attaques dans le sud, une zone de plaine, sachant que les Arméniens sont de solides combattants de la montagne. L’Azerbaïdjan a eu l’intelligence de tenir compte du relief et de ne pas attaquer là où son armée est moins à l’aise.

 

Le plus spectaculaire dans cette guerre a été l’emploi des drones de façon massive et à finalité d’attaque. Jusqu’à présent, les drones étaient utilisés à des fins d’appui des forces armées ou bien pour capter de l’information. C’est en Libye en avril 2020 que les Turcs en firent un usage à grande échelle comme moyen d’attaque. Mais au Karabagh, leur usage a été amplifié et a pris une dimension qu’ils n’avaient pas jusqu’à présent. Cela rappelle, dans l’histoire militaire, l’usage de l’aviation et des chars. L’avion a d’abord été utilisé pour faire du repérage, puis pour appuyer des troupes au sol et enfin comme arme à part entière. Idem pour le char, dont le colonel de Gaulle fut l’un des premiers à penser l’emploi non comme moyen d’appui, mais comme moyen d’attaque. Le drone a connu cette évolution et a désormais intégré la dimension de l’attaque.

 

Deux types de drones furent employés au Karabagh, de provenance turque et israélienne. Des drones de repérage et des drones d’attaque. Les drones d’attaque ont la particularité de pouvoir entrer dans les bâtiments, causant ainsi des dégâts matériels et humains lourds ainsi qu’une peur désarmante pour les soldats. Le drone empêche d’avoir des lieux de repli et de protection, comme un abri anti-aérien pour l’aviation. Un très grand nombre de soldats arméniens tués ou blessés l’ont été par les drones. Erevan n’a jamais trouvé la parade à cette arme ; des leurres ont été employés, mais sans grand succès.

 

La parade des drones n’existe pas encore, ce qui n’est pas sans poser un problème tactique et défensif aux armées qui doivent affronter ce type d’appareil. Si les drones sont pour l’instant utilisés lors de combat terrestre, ils pourraient aussi l’être pour des batailles navales, ce qui provoquerait de graves dégâts aux flottes, multipliant la force des avions kamikazes employés par les Japonais.

 

Une Arménie esseulée

 

L’Arménie a été vaincue en quelques semaines et s’est retrouvée bien seule sur la scène internationale. Elle n’a dû son salut qu’à l’intervention opportune de la Russie qui, en organisant le cessez-le-feu, a pris de fait le contrôle d’un protectorat du sud Caucase. L’Arménie a eu près de 6 000 morts au combat, pour une population de 3 millions d’habitants. Ce sont des hommes jeunes et actifs qui sont morts au combat, une grande partie de ces soldats morts ayant entre 18 et 24 ans. C’est donc une perte de substance vitale pour le pays qui va lourdement peser sur la politique arménienne et sur son avenir. Ces jeunes vont manquer au pays, ces morts obèrent une partie de l’avenir.

 

La démographie parle d’elle-même :

 

Arménie : 3 millions d’habitants.

Géorgie : 4 millions

Azerbaïdjan : 10.2 millions.

Turquie : 84 millions

Iran : 85 millions.

Russie : 147 millions.

 

Face à ses voisins turcs, iraniens et russes, l’Arménie ne pèse pas. Ses 3 millions d’habitants sont peu de chose face au 10 millions d’Azéris. Alors que ces derniers peuvent s’appuyer sur l’alliance avec la Turquie, l’Arménie est isolée et ne dispose pas de soutien naturel régional. La Russie est un allié particulier, qui aide dans la mesure où il peut contrôler. Si l’Arménie demeure indépendante d’un point de vue du gouvernement, elle est, économiquement et militairement parlant, sous le protectorat de la Russie. L’armée russe contrôle les frontières et les points de passage et assure le respect des accords de cessez-le-feu et de séparation des belligérants. Cette guerre a fait rentrer l’Arménie dans le giron russe ; ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose pour elle.

 

Le pays demeure francophile et attaché à la France, notamment par les liens tissés avec la diaspora arménienne. Si celle-ci s’est largement mobilisée pour la cause du Haut-Karabagh, cette mobilisation n’a pas été une grande réussite dans la mesure où le gouvernement français n’est pas intervenu en faveur d’Erevan. On touche là aux limites du poids d’une diaspora dans l’influence des politiques étrangères des États.

 

Le front turc

 

L’autre vainqueur est la Turquie. Ankara favorise la création d’un continuum territorial pour lui permettre de disposer d’un accès à la mer Caspienne. La politique panturque en Asie centrale a été un échec. Celle menée avec l’Azerbaïdjan semble en mesure de réussir. En tenant le robinet des migrants entre ses mains, la Turquie dispose d’une redoutable arme pour faire pression sur l’Europe. On l’a vu en 2015 avec la route des Balkans, route qui continue d’exister aujourd’hui, on le voit ces temps-ci avec le soutien apporté à la Biélorussie, si ce n’est de façon directe au moins par passivité. La Turquie a l’armement (les drones), elle dispose aussi d’une volonté et d’une vision géopolitique. De quoi en faire de nouveau un acteur majeur de la scène européenne, comme au temps des Ottomans.

 

 

 

 

 

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

6 Commentaires

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  • Nanker

    26 novembre 2021

    « L’autre vainqueur est la Turquie (…) la Turquie a l’armement (les drones), elle dispose aussi d’une volonté et d’une vision géopolitique. De quoi en faire de nouveau un acteur majeur de la scène européenne, comme au temps des Ottomans »

    A ceci près que la livre turque est proche du gouffre, conséquence des attaques permanentes des fonds spéculatifs américains travaillant pour la CIA. Mais cela ne semble perturber outre mesure Erdogan…

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  • Blondin

    26 novembre 2021

    Le retour de la guerre « traditionnelle » effectivement (artillerie, infanterie…).
    Mais vous oubliez aussi le retour de la guerre d’extermination.
    Les propos du président azeri (sur les « chiens » arméniens), l’organisation d’exposition glorifiant l’extermination des ennemis ne laissent aucune place au doute sur ce point.
    Et ça n’émeut pas grand monde en Europe

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  • Ephilc

    25 novembre 2021

    L Armenie premier pays catholique de la Region et le dernier , face a l expansionnisme du pan islamisme turc , ne peut pas faire le poids ! L Azerbaïdjan était le champ de manoeuvre de l irresistible a ascencion de la SUBLIME PORTE , en meme temps qu un avertissement aux Europeens qui se sont empressés de reagir mollement : l arme des migrants étant utilisés avec perfidie CETTE FOIS par le voisin Bielorusse !Pour faire diversion vers la POLOGNE taxée de traditio-nationalisme par la Commission de Bêlants Progressistes BRUXELLOIS !
    Moscou reste dans le coup ……….c est peut être une chance pour l Europe encore catholique !

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  • Charles HEYD

    25 novembre 2021

    Si les drones turcs ont pu vaincre l’Arménie on a plus que du souci à se faire; mais j’en doute un peu; parce que ce sont probablement les drones et missiles israéliens qui ont fait le boulot et que d’autre part la réaction des occidentaux a été nulle. Si les drones sont si efficaces, ou en est ‘l’industrie de défense française, européenne devrais-je dire?

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  • Michael

    25 novembre 2021

    Mais le point faible de la Turquie c’est l’économie, probablement déstabilisée par le poids du budget militaire. Cela pourrait finir par lui créer un important revers. C’est ce qui perdu l’URSS.

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