Depuis que le terme « géopolitique » est revenu à la mode il est employé dans des sens parfois bien éloignés de ce qu’il était à l’origine. Rappelons que la géopolitique n’est pas une discipline, comme peuvent l’être l’histoire et la géographie, mais une méthode d’analyse, qui utilise de nombreuses disciplines et qui se fonde sur l’étude de la géographie et des échelles. La géopolitique ne concerne pas uniquement les relations internationales : on peut tout à fait étudier la géopolitique d’une ville ou d’une région.
La question posée est aussi celle du rapport entre État et géopolitique. Est-ce que la géopolitique est la politique d’un État à l’international et donc une politique de puissance ? Une sorte de politique appliquée par les États. C’est généralement la vision commune des Anglo-saxons et celle qui prédomine de plus en plus en France, la géopolitique se faisant absorber par les relations internationales et les sciences politiques, deux disciplines qui n’ayant jamais trouvé leur légitimité épistémologique tentent de braconner chez les autres pour justifier leur existence.
Seuls comptent les hommes
Ceci appelle plusieurs remarques.
Tout d’abord, la politique d’un État n’existe pas parce que l’État n’existe pas. Certes, un État a une existence juridique reconnue sur la scène internationale, mais quand on parle de l’État on le fait souvent au titre d’une métonymie qui nous fait prendre la partie pour le tout. Ce n’est pas la France qui fait des forages en Méditerranée orientale, mais l’entreprise Total. Ce n’est pas non plus la France qui vend des Rafales à l’Égypte, mais l’entreprise Dassault. Ce sont certes des entreprises françaises (c’est-à-dire dont le siège social est domicilié en France et qui paye la plupart de leurs impôts en France), mais si leurs dirigeants agissent en tant que Français ils ne le font pas « au nom de la France ».
Il en va sur les questions de politique étrangère comme en politique économique. Ce n’est pas la France qui négocie avec la Russie sur la crise ukrainienne, mais Emmanuel Macron qui traite avec Vladimir Poutine. Les relations étrangères ne sont pas des machines froides et rationnelles. Les êtres humains ont des affects, des qualités et des défauts. Il n’est pas bon de tout psychologiser, mais si le Dauphin n’était pas décédé au moment des états généraux, Louis XVI n’aurait pas porté le deuil de la mort de son fils et aurait été plus à même de gérer la crise politique qui couvait. Les chefs d’État agissent en tenant compte de l’histoire et de l’intérêt de leur pays, mais ils sont aussi limités par leurs faiblesses et leurs failles. Sans oublier que dans les systèmes démocratiques électifs les questions étrangères sont souvent regardées à l’aune des élections à venir, des débats parlementaires et des opportunités d’obtenir ou non des voix. La petite politique l’emporte souvent sur la grande politique des États. Le risque pour l’analyste, qu’il soit historien ou géopolitologue, est d’attribuer des volontés et des concepts a posteriori qui ne correspondent pas à ce que les impétrants ont voulu faire. Dans un souci de tout rationaliser, de tout expliquer, de montrer le déroulé logique des événements est-ce alors l’homme politique qui agit ou l’analyste qui prête des pensées et des théorisations erronées à l’homme politique ? La politique d’État court le risque d’être inventée et écrite par ceux qui écrivent l’histoire depuis leur bibliothèque.
Bien sûr, les chefs d’État disposent de levier de puissance. Ils peuvent faire voter des lois, adopter des normes, prendre des décisions d’envoyer ou de retirer une armée. Mais cela est limité par les limitations mêmes du pays. Il n’y a ainsi pas d’armée solide sans puissance économique capable de la financer et sans jeunes désireux de s’y engager. Il y a ainsi tant de paramètres qui entrent en compte qu’il est difficile d’attribuer les effets d’une politique à une seule personne. Plus nos sociétés sont complexes et reliées plus les chefs d’État sont à la fois plus puissants et plus impuissants. Qui contrôle vraiment la politique des États ? Le dirigeant politique, le peuple qui vote, les médias, les financiers, les marchés, les dirigeants des instances internationales ? Parmi le grand public, qui connait les noms des dirigeants du FMI, de la BCE, de la Commission européenne, de l’OMC ou de l’OMS ? Des personnes indubitablement puissantes et influentes, peut-être même plus que beaucoup de chefs d’État, mais qui sont aussi limitées par leurs administrations, par les traités internationaux, par la non-exécution des mesures prises. Le pouvoir est ainsi dilué et flasque.
La politique de sa géographie ?
Si la politique des États est diluée et n’est pas le fruit des seuls dirigeants, qu’en est-il de son rapport à la géographie ? Il est coutume de dire que les États ont la politique de leur géographie, s’appuyant généralement sur la lettre de Napoléon écrite au roi de Prusse et datée du 10 novembre 1804 : « la politique de toutes les puissances est dans leur géographie ». C’est oublier un peu vite que la géographie n’existe pas de façon naturelle, mais qu’elle est la conséquence d’un vouloir humain. Certes il y a des mers et des lacs, des rivières, des plaines et des montagnes. Mais cela ne fait pas nécessairement une géographie naturelle. Si la Méditerranée est aujourd’hui la frontière entre l’Europe et l’Afrique, cet état de fait n’existe que depuis le VIIIe siècle et la conquête de l’Afrique par les Arabes. Auparavant, du fait de la pax romana la Méditerranée était un lac unissant les provinces de l’Empire, non un espace de séparation entre plusieurs civilisations.
En France, la Loire n’a jamais été une frontière alors même que son cours est / ouest pourrait s’y prêter. À l’époque des Mérovingiens, il y a eu quelques rapides lignes de démarcation autour de la Loire, mais ce fleuve n’est ni une frontière linguistique (la séparation entre la langue d’oïl et la langue d’oc passe plus au sud) ni une frontière politique. Durant les Plantagenêt, la frontière avec les Capétiens était nord / sud et non pas est / ouest. Durant la Seconde Guerre mondiale, la démarcation entre la zone libre et la zone occupée ne correspondait pas exactement au tracé de la Loire. La Seine non plus n’a jamais été une frontière, contrairement au Rhône qui a séparé un temps l’Empire et le royaume de France. En témoignent encore Avignon et son pont Saint-Bénézet.
Si l’Angleterre est une puissance navale, ce n’est pas parce qu’elle est une île. L’Irlande, le Pays de Galles et l’Écosse sont aussi des villes et ils n’ont pourtant pas de tropisme maritime. Le Portugal n’est pas une île, mais a eu longtemps des explorateurs qui ont découvert le monde, avant de se rétracter sur la terre seule. Quelle géographie enfin prédisposait Gênes et Venise à être les grandes cités commerciales et maritimes qu’elles furent ? Venise, la ville construite dans un marécage insalubre et instable, en zone froide et humide. Rien dans sa géographie ne permet d’en faire a priori une grande ville. Qui irait s’installer à New York, aux étés chauds et humides et aux hivers froids et rigoureux, dont la côte est infestée de moustique et de maladies issues de ses marécages ? Du point de vue de la géographie naturelle, le Mexique a plus d’avantages que New York. Le pétrole a toujours été là. Qui s’en souciait avant que la machine ne permette d’en faire usage ? C’est la tourbe que les Irlandais ont longtemps utilisée pour se chauffer, jusqu’à presque épuiser les stocks. Cette tourbe matière première est aujourd’hui inutile.
C’est donc bien l’homme qui fait l’espace, qui crée les paysages, qui les dessine, les entretient et leur permet de prospérer. Tous les grands crus du monde sont cultivés sur des terres dures, pentues, isolées, pénibles. C’est pourtant là que le vin est fait. C’est Paul Vidal de la Blache qui avait raison, lui qui écrit dans son Tableau géographique de la France : « L’histoire d’un peuple est inséparable de la contrée qu’il habite ». Ce sont les paysages qui façonnent notre esprit et notre philosophie, mais ces paysages ont eux-mêmes été façonnés par l’homme. Certes en tenant compte du fait naturel et des invariants, mais en donnant à l’espace naturel une musique propre qui en fait véritablement un opéra. En géopolitique comme ailleurs, il n’y a pas de fatalité, il n’y a pas de déterminisme, il y a l’histoire, le génie, le travail, l’inventivité et la volonté des hommes. C’est cela qui fonde la puissance.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
Charles HEYD
13 février 2022Plusieurs remarques:
– la géopolitique n’est certes pas la politique d’un état mais la politique de tous les états est forcément très fortement impactée par la géopolitique;
– je vois bien que c’est Macron qui discute avec Poutine mais on voit aussi que la géopolitique donne un avantage indéniable à Poutine sur le « nain » Macron!
– et jusqu’à preuve du contraire Macron parle, devrait parler, au nom de la France et non à son nom propre; certes Macron fait qu’il veut mais ce n’est pas parce que la politique étrangère est un domaine réservé du président qu’il peut faire et dire n’importe quoi. C’est là que l’on voit que si on était dans une vraie démocratie il ne ferait pas ce qu’il fait actuellement.
– enfin, je voudrais vous rappeler une autre frontière « naturelle » que vous n’avez pas citée et qui est le Rhin; pour y habiter à moins de 10 km je peux vous dire que c’est une véritable frontière même s’il n’y a plus de douaniers! L’histoire est là pour nous le rappeler de temps en temps amèrement, voire tragiquement.
Steve
11 février 2022Bonsoir M. Noé
Il faut un pont pour créer un lieu, mais il faut bien choisir l’emplacement du pont!
Pourquoi Lutèce a t’elle supplanté Lugdunum comme capitale des Gaules sinon par la difficulté de circulation posée par le régime du Rhône , nivo pluvial, comparé au basin de la Seine! Il a fallu attendre le 18ème siècle pour construire un pont stable au dessu du Rhône à Lyon en endiguant les berges. En Malaysie, l’ancienne capitale Penang, au bord de la mer a été supplantée par Kuala Lumpur, à l’origine simple comptoir commercial chinois dont l’emplacement , déterminé par le savoir empirique de la sitologie chinoise, a été transformé en un lieu dynamique….
Le « grand jeu » ne calcule pas la surface des terres sinon pour y rapporter une densité et une masse de population, et l’on voit bien que la BRI Belt & Road Initiative lancée par la Chine a travers le continent eurasiatique a pour but de contrebalancer les voies maritimes dominées , pour combien de temps encore, par les anglo-saxons.
Cordialement