Il n’y a pas qu’au rugby que la rivalité entre la France et l’Angleterre est forte et ancienne, il y a aussi le domaine maritime. Depuis longtemps, au moins depuis la bataille navale de l’Écluse (1340), la France nourrit un complexe d’infériorité maritime par rapport à son voisin anglais. Comme si, par nature, l’Angleterre, parce qu’elle est une île, était destinée à être une puissance thalassocratique, quand la France serait vouée à rester une puissance continentale. Le fait d’être une île ne prédispose pas, naturellement, à être une puissance maritime. L’Écosse et le Pays de Galles sont tout autant insulaires que l’Angleterre et leur marine n’a jamais sillonné les mers. La Corse et la Sardaigne sont des îles, les Corses et les Sardes sont pourtant des peuples de la terre, voire de la montagne. Les ports de Marseille et du Havre génèrent beaucoup plus de trafics maritimes que le port de Londres, et pourraient en générer encore davantage si la CGT n’avait pas décidé, et réussi, de casser la puissance portuaire française.
Deux ouvrages récents, l’un de deux officiers de Marine, l’autre d’un ingénieur civil éclairent l’histoire de la marine française et la relation de la France avec la mer.
Qui pense, gagne
La puissance n’est pas qu’affaire de muscle, de force et d’armée ; elle est aussi question de pensée et de représentation. Celui qui impose sa pensée gagne. Or la géopolitique, notamment la pensée maritime, est tributaire de la pensée anglo-saxonne. Comme en économie, la réflexion stratégique maritime est sans cesse renvoyée aux auteurs anglo-saxons, oubliant les très nombreux auteurs et praticiens français. Cette myopie intellectuelle alimente le complexe d’infériorité selon lequel la France ne serait pas une puissance maritime. C’est pourquoi l’ouvrage récent des deux officiers de marine Thibault Lavernhe et François-Olivier Corman Vaincre en mer au XXIe siècle. La tactique au cinquième âge du combat naval apporte une contribution essentielle à la pensée stratégique et à la réflexion maritime. En reprenant et poursuivant les travaux des grands auteurs français du passé, du XVIIe au XXe siècle, en analysant les grandes batailles navales et en actualisant la réflexion maritime au regard des innovations technologiques, ils contribuent à renouveler la pensée française sur le sujet des questions maritimes. Nombreux sont les officiers français à avoir écrit sur la stratégie maritime, et cela depuis le XVIIe siècle, renouvelant et actualisant le genre au fur et à mesure du développement des techniques. De la marine à voile à la marine à vapeur et aujourd’hui à la marine nucléaire, la pensée navale est toujours tributaire des innovations techniques. Mais comme le montrent les deux auteurs, les armes s’additionnent et ne se remplacent pas. L’aéronavale n’a pas remplacé les bateaux et les drones ne remplacent pas aujourd’hui les avions. Les sous-marins n’ont pas rendu caduques les frégates et le porte-avion, bien que souvent critiqué, est toujours présent. Et même plus que jamais puisque de nombreux pays hors d’Europe en construisent.
Comme le constatent les deux auteurs, la guerre à venir est imprévisible. Nul ne peut savoir ni le lieu ni le moment ni le déroulé. Le but de la stratégie n’est donc pas de préparer la future guerre, puisqu’elle est inconnaissable, mais de développer l’agilité intellectuelle pour s’adapter aux conditions de la guerre, lorsque celle-ci viendra. Entre le combat stricto sensu, la guerre de l’information, le rôle des médias, l’attitude de la population civile face aux pertes, la guerre se pare de multiples dimensions.
Rôle de la mer
Certes, les grandes batailles navales n’ont pas eu lieu depuis 1945 ; ce qui ne signifie pas que la Marine n’ait plus d’utilité. La guerre des Malouines fut une guerre maritime, même s’il y eut aussi des combats terrestres. Si demain une puissance hostile venait à occuper les îles françaises situées dans le canal du Mozambique, il faudra bien délivrer ces territoires en s’appuyant sur la Marine. À quoi s’ajoute la protection du commerce et des communications immatérielles. Le sabotage de Nord Stream démontre la vulnérabilité de ces câbles et donc leur nécessaire surveillance et protection. Le rôle de la marine est aussi de lutter contre la piraterie, ce que la France fit efficacement pour éradiquer celle qui sévissait le long de la Somalie et pour arraisonner les trafics de drogue, notamment ceux qui passent par le golfe de Guinée. S’il n’y a pas de bataille navale au sens de l’affrontement direct des navires, il y a une bataille de la mer menée par les bateaux. Guerre contre la drogue, qui dissout nos sociétés, guerre contre les passeurs de migrants, qui cherchent à la déstabiliser, guerre contre les sabotages qui voudraient rompre les communications continentales. Or là aussi, les Anglo-saxons imposent un discours et une façon de voir, qui n’est pas nécessairement au service des intérêts français.
En géopolitique aussi, les termes de soft power, hard power, containment, Indopacifique, sont des concepts issus de la pensée anglo-saxonne, qui reflètent leurs intérêts et servent leur vision du monde. On ne peut nullement leur reprocher de conduire une guerre de l’intelligence et de faire triompher leurs idées. En revanche, on peut reprocher aux auteurs français de parfois céder trop aisément à une facilité conceptuelle, reprenant les mots sans chercher à les comprendre et à les définir et, ce faisant, épousant la pensée des autres. La souveraineté passe d’abord par le fait de créer ses concepts et de s’en servir pour désigner et comprendre le monde réel.
Le Corps contre les ports
Un second livre, paru en janvier, nous fait aussi entrer dans le monde maritime, Le clan des Seigneurs. Immersion dans la caste d’état, signé par Paul Antoine Martin. L’auteur a travaillé de nombreuses années dans les infrastructures portuaires françaises. Dans cet ouvrage, qui prend la forme d’un récit romanesque, si les personnages sont inventés, les anecdotes sont vraies. Le Corps, des fonctionnaires issus des écoles les plus prestigieuses de la République, est chargé du développement des ports français, dont Marseille. L’ouvrage montre comment la question portuaire ne les intéresse absolument pas, seule comptant leur carrière, leur réseau, leurs prébendes. Là où ils passent, les ports stagnent. Alors que le commerce maritime n’a cessé de croître depuis l’an 2000, que les conteneurs sont de plus en plus nombreux, que les ports d’Asie, notamment de Chine et du Japon, figurent parmi les principaux au monde, les ports français ne décollent pas et restent englués dans une médiocrité terrible. La faute en revient à ce Corps décrit par l’auteur, qui ne tient absolument pas compte de l’intérêt national. Les souverainistes accusent souvent la mondialisation d’être responsable de la désindustrialisation et du recul de la puissance française. Ils n’ont pas besoin d’aller si loin. La CGT et des hauts fonctionnaires obtus sont les véritables responsables du désastre ; non les Chinois.
En 1340, à la bataille de l’Écluse, les Français ont perdu alors qu’ils avaient la supériorité numérique et militaire. Mais ils avaient une très mauvaise stratégie. Les chefs n’étaient pas des marins et la flotte fut mise dans un estuaire serré, les bateaux enchainés entre eux, sans possibilité de manœuvre. La responsabilité de la défaite revient aux chefs stupides qui n’ont pas su innover et inventer, non aux Anglais. La déroute actuelle de la pensée stratégique et des ports rappelle l’enchainement de l’Écluse. Puissent ces deux livres contribuer à briser quelques chaînes.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).