On raconte qu’un certain Dupré, chimiste dauphinois et commissaire à l’artillerie du roi, aurait redécouvert en 1759 la formule du feu grégeois, qu’il voulut faire servir à Louis XV, en pleine guerre de Sept ans. Mais que celui-ci, en constatant les effets dévastateurs, non seulement s’y refusa par humanité mais encore acheta le silence de l’inventeur afin qu’il n’en révèle jamais le secret de fabrication. Bien longtemps avant, en 1139, le deuxième concile de Latran avait interdit l’usage de l’arc, de la fronde et de l’arbalète (contre les chrétiens). Quoiqu’il ne s’agisse ici que de cas de guerre et de réduction des destructions afférentes, on peut y voir les premières manifestations d’une méfiance envers la technique, en tant qu’elle passe l’homme et que d’outil fait à sa main et pour son bien, elle devient instrument incontrôlable et néfaste.
Mais c’est surtout au début de la Révolution industrielle, en Angleterre, là où elle est la plus terrible dans le sort qu’elle réserve à ce qui est en train de devenir le prolétariat, que les premières actions anti-techniques caractérisées ont lieu : le mouvement luddite, qui tire son nom d’un légendaire Général Ludd, aussi nommés briseurs de machines, rassemble dans les premières décennies du XIXe des artisans tisserands opposés aux métiers à tisser mécaniques dont ils voient bien qu’ils sont en train de réduire leur profession à un rouage quelconque de l’appareil général de production. Treize luddites seront pendus par le gouvernement britannique. En 1819, à Vienne, en France, les ouvriers du textile leur emboîtent le pas, et brisent les machine à tondre le drap, comme les « métiers Jacquard ». Les Canuts lyonnais, en 1830, dont la révolte sera réprimée dans le sang, quoiqu’ils luttent d’abord pour leurs conditions de travail et leur salaire, sont aussi confrontés au même écrasement par des machines dont la technique rend leurs mains obsolètes. Le XIXe siècle est ainsi sourdement traversé de mouvement confus de révolte et de condamnation de la technique, non encore réellement formulés.
C’est sans doute le mouvement Arts&Crafts anglais qui, sous la houlette de William Morris, commença de théoriser vraiment à la fin de ce stupide siècle une critique générale de la « technique », comprise comme cet outil qui n’est plus adapté à la main de l’homme mais se présente comme une machine dont la perfection le rend honteux – comme le dira bien plus tard Günther Anders, parlant précisément de « honte prométhéene ». En retour, ce mouvement de promotion de l’artisanat et des beaux-arts, qui attira des écrivains comme John Ruskin et des peintres préraphaélites, propose un mode de vie inspiré de la création médiévale, où l’ouvrier est maître de ses moyens de production, où la pièce est unique et faite de main d’homme, où enfin les relations sociales ne sont pas intermédiées de façon permanente par des moyens technologiques comme le train ou le téléphone balbutiants à l’époque. C’est d’Arts&Crafts et William Morris que renaîtra aussi la faërie anglaise, sous la plume de Chesterton et autres Tolkien, mais c’est une autre histoire.
Ce sont certainement les français Jacques Ellul et Bernard Charbonneau qui les premiers théorisent la critique de la technique. Avec celui qui sera l’ami et le complice intellectuel de toute sa vie, Ellul publie dans les années 30 le premier manifeste personnaliste. Il y est question de l’État comme monstre froid mais c’est surtout la Technique, à laquelle il met une majuscule pour en désigner le caractèrere idolâtre, qu’il considère, au-delà de la factice opposition du capitalisme et du marxisme, comme l’agent principal de l’asservissement de l’homme moderne. Ce qui meut Ellul, c’est la recherche de la mesure et de l’enracinement qui s’oppose à la tentation prométhéenne de la maîtrise, laquelle se retourne évidemment contre son inventeur. En trois maîtres livres, La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le Système technicien (1977) et LeBluff technologique (1988), il pose les bases de la critique la plus virulente de la société contemporaine qui donnera naissance et à une écologie chrétienne revivifiée et au courant actuel des objecteurs de croissance. Pour Ellul, le fait technique est l’élément déterminant de notre monde qui remodèle peu à peu l’homme lui-même. À cet « ensemble de moyens gouvernés par la recherche de l’efficacité » qu’est la technique, il découvre huit traits caractéristiques : la rationalité ; l’artificialité ; l’automatisme ; l’auto-accroissement ; l’unicité; l’enchaînement des techniques ; l’universalisme ; et l’autonomie. Ainsi la technique n’est plus une matière neutre comme hier, mais une puissance impersonnelle, sacrilège et sacrée, qui devient une fin en soi, laquelle la situe en dehors du bien et du mal. Dans ce sens, il rejoint Heidegger décrivant l’arraisonnement du monde par la technique et son affreuse « neutralité ». Mais c’est ici aussi qu’Ellul opère une correction du marxisme par le christianisme : étant un progressisme, le marxisme contribue à la dilution des liens sociaux en se mettant sous la coupe de la technique : « Le marxisme est une idéologie, c’est-à-dire un mélange de sentiments, de foi et de raison. Le bonheur de l’homme y est réduit au « produire plus » et au confort ». Seul un anarchisme cohérent permet d’en réchapper, et un anarchisme qui ne peut qu’être chrétien : « J’ai depuis bien longtemps affirmé la position anarchiste comme la seule acceptable dans le monde moderne, ce qui ne signifie nullement que je croie à la possibilité d’existence et de réalisation d’une société anarchiste. Cela veut dire seulement que le centre du conflit est avec l’État et qu’il faut prendre une position radicale envers le monstre froid ».
L’alter ego d’Ellul sera Ivan Illich : ce prêtre catholique, en plus ou moins bons termes avec Rome mais qui ne reniera jamais sa foi, déploiera dans les années 60 et 70 une intense activité matérielle et intellectuelle en Amérique du Sud. La technique est pour lui œuvre subversive, fruit d’un christianisme perverti, qui ment sur elle-même de plusieurs façons. Ainsi pour Illich, toute structure passée une certaine taille produit l’inverse de ce pour quoi elle est faite, et c’est cela la technique : l’école désapprend, l’hôpital rend les gens malades, les transports empêchent de marcher.
Une pensée poursuivie par Jean-Pierre Dupuy, l’auteur du Catastrophisme éclairé, et évidemment aujourd’hui par l’excellent Olivier Rey, notamment dans une Question de taille.
Auteur: idlibertes
Profession de foi de IdL: *Je suis libéral, c'est à dire partisan de la liberté individuelle comme valeur fondamentale. *Je ne crois pas que libéralisme soit une une théorie économique mais plutôt une théorie de comment appliquer le Droit au capitalisme pour que ce dernier fonctionne à la satisfaction générale. *Le libéralisme est une théorie philosophique appliquée au Droit, et pas à l'Economie qui vient très loin derrière dans les préoccupations de Constant, Tocqueville , Bastiat, Raymond Aron, Jean-François Revel et bien d'autres; *Le but suprême pour les libéraux que nous incarnons étant que le Droit empêche les gros de faire du mal aux petits,les petits de massacrer les gros mais surtout, l'Etat d'enquiquiner tout le monde.
nikoopol
6 juin 2022trés bon post, la technique pour moi c’est comme compter avec ses doigts certaines cultures utilisent des séquences différentes de celle française. Ces séquences c’est la « technique », dans d’autres milieux on dit la tactique. Dans cette définition la « technique » existera toujours.
Maintenant cela n’enléve pas la volonté derrière l’usage de techniques.
erone
5 juin 2022Le propre de l’homme est de vouloir toujours accéder à plus (dont la technologie) jusqu’à arriver à un point de sagesse. Le problème n’est pas la technique en soi mais comment l’atteindre et ce que l’on en fait. Sachant cela, nous sommes voués à arriver tôt ou tard à cette découverte. Alors la question à se poser est: « comment encadrer cette découverte? » ne pas l’encadrer c’ est laisser le risque que la recherche se fasse de façon mafieuse ou incontrôlable.
ange et démon
3 juin 2022surprenant de lire ceci chez IDL; depuis l’homme existe, il cherche à se faciliter la vie; depuis toujours il s’est servi de son cerveau pour inventer des nouveaux outils pour agrémenter sa vie; depuis l’âge de pierre, l’invention du feu, l’age de fer, l’invention de la roue etc;
qui aujourd’hui voudrait vivre sans la technique ni la chimie?sans machine , sans tracteur, sans antibiotiques, sans anesthésiques ,………
=> famine, pauvreté, mortalité infantile , gangrène , amputation avec comme seul anesthésique l’alcool , non merci;
ce n’est pas le progrès technique qui est dangereux, mais la folie des certains hommes qui veulent se substituer à Dieu: Schwab, Gates, Soros, Harari et leurs 3000 sous-fiffres (Macron Trudeau Scholz et autres young global leaders)
non, le « bon vieux temps » n’était pas si bon que ça
PierreT
2 juin 2022Magnifique synthese
Mes remerciements sinceres pour ca
On est bien d’accord que ca n’est pas un simple courant de pensee de plus, mais qu’il s’agit bien d’un veritable « changement de paradigme »
Bref : Merci 🙂
dogmasterone
2 juin 2022« une écologie chrétienne revivifiée ». Ouiche, celle qui a massivement voté Macron ?
charles
2 juin 2022bon sujet de philo !!!!
Karl DESCOMBES
2 juin 2022A un moment, il faudra bien réinventer la roue…
Frank Deljeune
2 juin 2022Non.. C’est fait..Il n’y a pas lieu de revenir là dessus
Sylvie
2 juin 2022Un ami africain racontait que, dans la brousse où il vivait enfant, si par exemple un homme, parti labourer son champ avec une simple araire, avait soudain idée d’un outil plus performant, il ne le réalisait pas seul dans son coin.
Que faisait-il alors ? Revenu au village, il allait voir les vieux, le « Conseil des sages », ceux qui avaient longtemps vécu et connaissaient l’humaine nature et ses possibles inhumanités. Le Conseil, alors, examinait sa proposition et pesait les « pour » et les « contre », les conséquences possibles de l’utilisation d’un tel outil. Il arrivait qu’ils l’autorisent, mais aussi qu’ils refusent. Pourquoi ? Par leur expérience de vie, ils connaissaient les abus dans lesquels peut tomber la faible nature humaine. Et ils jouaient, à leur mesure, leur rôle de gardiens de leurs soeurs et frères humains.
Ce que ce témoignage dit ? Un peu de pondération dans le « progrès » peut aider.
Cheunbaba
3 juin 2022Quand je lis un tel témoignage, j’entends en relief: « esprit grégaire, soumission au groupe, médiocrité, écrasement de l’individu ». Les peuples arriérés ne sont pas plus sages. Ils ont subi moins d »épreuves que nous. Ils en sont restés à des stades inférieurs, et ils mettront des centaines d’années d’épreuves dans le sang pour arriver au même résultat. Il n’y a pas de mauvaises techniques. Il n’y a que des mauvais emplois.
Cheunbaba
2 juin 2022Résolument anarchiste catholique, je suis très opposé à cette critique de la technique. Dans la formulation même du dernier paragraphe, on voit comment une telle idée prive de liberté l’individu en le rendant irresponsable de ses propres choix : la raison de ses problèmes c’est la technique. Au contraire, la technique confronte l’homme à des choix. Et voilà justement ce dont l’homme se défie le plus : choisir, exercer sa propre responsabilité. Il préfère la déléguer à l’état. Nous l’avons vu avec la triste affaire covidienne. D’où sa détestation sourde de la technique qui a pourtant le potentiel d’augmenter ses possibles, même si elle a aussi le potentiel d’augmenter son asservissement dans le cas où il refuserait ses prises de responsabilités.
Pour un maintien de l’argent papier-or au milieu de monnaies numériques.
Pour un maintien de l’anonymat sur internet à côté d’une possibilité d’identification.
Frank Deljeune
2 juin 2022Tu peux être catholique et aimer la technique. Après tout, Dieu a créé l’Homme avec un cerveau. C’est pour s’en servir. Pascal était-il catholique avant d’être janseniste ? Le problème de la religion est son intolérance. Mais il faut reconnaître que l’éducation catholique, particulièrement celle des jésuites, promouvait l’esprit critique, le « cherchez et vous trouverez ». Voltaire fut éduqué par des jésuites. Robespierre aussi.
Frank Deljeune
2 juin 2022Oui, mais ne faut-il pas rendre , à César ? Il y aura toujours une contradiction entre l’absolu de la foi et le contingent de la soumission à l’Etat. La vaccination n’est pas une mesi individuelle, mais collective. Ne pas s’y soumettre revient à s’exclure de la collectivité. On peut l’accepter, eno faut-il en tirer toutes les conséquences.
Dan
2 juin 2022Dans la situation actuelle des choix semblent nécessaires. Un déséquilibre est sensible, inquiétant du moins en occident. Anesthésiés par la technique en général les confinements, les discours de l’Etat, nous sommes pris par la main. On nous subventionne., nous prélève des impôts, on nous masque, démasque depuis Paris. Seul espoir : que les villes se vident. A part quelques quartiers chanceux et la place donnée aux vélos. ce n’est pas entre les tours que l’on réapprendra la dignité de l’Homme, les liens avec la nature, celle dont nous avons besoin. Certaines techniques, des changements de comportements, peuvent améliorer la situation actuelle ( diminution des transports aériens, de consommations diverses… production d’hydrogène vert à améliorer )
Des gens se lèvent. Le combat avec les forces obscures sera sans doute compliqué.
Christian LIEGEOIS
2 juin 2022Divagations inutiles… »on n’arrête pas le progrès… », je ne sais si c’est un progrès, mais on n’arrêtera pas les inventions, une propension naturelle de l’humain lié à sa curiosité et à son inventivité. La question est plutôt pourquoi toujours des inventions liées pour l’essentiel à son ego, pour du « toujours plus ».
Je pense que durant ce siècle nous allons unifier la physique (relativité général et monde quantique) et à ce moment là un nouveau paradigme salvateur se fera jour.
Et accessoirement balancera Onkel Schwab et son projet avec ses Global Business Leader dans les oubliettes de l’histoire.
olivier
2 juin 2022Bien avant Ellul et Charbonneau, Confucius en Chine pronait une société figée mais équilibrée, et rejettait l’évolution technique. Les empereurs chinois successifs qui ont suivi ses préceptes (le confucianisme) ont malheureusement aussi fait perdre des siècles d’évolution à leur pays, qui a commencé à prendre conscience des limites de cette doctrine, lors des guerres de l’opium, la supériorité technique étant utilisée pour assouvir les peuples moins avancés.
Nanker
2 juin 2022Arrticle passinonnant, merci!
@Durand. B :
« Moi qui suis un modeste menuisier ébéniste »… par pitié arrêtez avec le complexe d’infériorité du « manuel », qui est l’un des drames de ce pays. Les manuels s’écrasent devant les Bac+7 et ceux-ci par contre-coup se prennent pour des génies, des « génies » qui nous envoient dans le mur depuis un petit moment déjà.
Le nul qui occupe l »Elysée depuis 2017 est un bon exemple de cette morgue des hyper-diplômés.
texmik
2 juin 2022très bonnes remarques, j’y souscris
breizh
2 juin 2022même pas hyper diplômé…
pythagore
6 juin 2022effectivement on peut être très instruit et être très c… ne pas confondre instruction et intelligence…
Philippe
2 juin 2022Synthèse de l’ écrasement de l’homme par sa propre technique , a laquelle ne manque que José Ortega Y Gasset » le mythe de l’homme derriere sa technique « . Le duo infernal Etat-Technique a un seul but : écraser l’humain.
Durand.B
1 juin 2022Chapeau! Vraiment super! Moi qui suis un modeste menuisier ébéniste, j’arrive à mettre mes pensées en ordre grâce à vous.Homme manuel, je ne suis plus tous seul, démunis face à tout ça, Merci !