L’année 2022 s’est terminée par un drame, celui de la tuerie de la rue d’Enghien à Paris (10e) le 23 décembre. Trois Kurdes ont été abattus, plusieurs autres blessés, par un monsieur de 69 ans, William M. La piste raciste est aussitôt évoquée et l’assassinat qualifié de crime et non pas d’acte terroriste. William M. voulait tuer des étrangers, il avait déjà attaqué des tentes de migrants et effectué des séjours de prison préventive. Lui-même avoua une haine pathologique des étrangers. Dans leur usage politique, ces crimes permettaient de montrer toute la réalité de l’extrême droite et le danger sans cesse renaissant du racisme.
Les Kurdes ne croient pas à la thèse officielle, ils l’ont dit et ils l’ont manifesté lors d’une journée d’hommage aux défunts. La thèse du papy solitaire, radicalisé parce qu’il regarde trop la télé, souffre de nombreuses incongruités qui la rendent en effet peu probable. Mais cet événement dramatique permet d’éclairer la nature du terrorisme.
Non-sens géographiques
Le déroulé du narratif ne tient pas. L’auteur, habitant à Saint-Denis, voulait tuer des étrangers. N’en trouvant pas à côté de chez lui, il est venu à Paris, rue d’Enghien. Chacun sait en effet que le nombre d’étrangers est faible à Saint-Denis. Quant à la rue d’Enghien, c’est une voie étroite, à sens unique, coincée entre deux boulevards à forte fréquentation, dont le boulevard Saint-Denis, où la population africaine est nombreuse. S’il voulait tuer des étrangers, pourquoi ne pas avoir commis son méfait dans ce boulevard passant et populeux au lieu de se rendre dans cette petite rue, connue uniquement des habitants du quartier ? D’autant que le centre culturel kurde, qui a été visé, est presque invisible depuis la rue. Si on ignore son existence, on passe devant sans l’apercevoir. Comme disait la publicité de Total « Vous ne viendrez pas chez nous par hasard ». Et en effet, dans ce centre, dans cette rue, il est impossible d’y venir par hasard. Si on ne connait pas les lieux, on ne peut pas savoir qu’y réside une importante communauté kurde, avec son centre culturel et ses restaurants. Il est donc peu probable que William M., à la recherche d’étrangers à tuer, se soit hasardé par hasard dans cette rue.
Contacts et relations
Le journal L’Humanité rapporte que plusieurs témoins ont vu une voiture s’arrêter devant le centre culturel kurde pour y déposer l’agresseur. C’est une information majeure. Si cela est vrai, cela signifie qu’il était probablement lié à un réseau, qui l’a conduit sur le lieu où il devait commettre ses crimes. Mais l’information reste à vérifier car il est tout à fait possible aussi que des personnes aient cru apercevoir une voiture, cas d’hallucinations collectives comme cela se voit notamment dans la fameuse « camionnette blanche » à laquelle j’ai déjà consacré un article. Il est donc essentiel, dans cette enquête, de savoir si cette voiture a réellement existé ou non.
Autre élément à déterminer, les personnes que William M. a rencontré en prison. Là aussi, l’enquête devra déterminer si des Turcs ou des islamistes l’ont abordé, et peut-être retourné, afin qu’il puisse travailler pour eux. C’est un élément crucial dans cette enquête.
Les hypothèses les plus probables sont que William M., visiblement fragile et ayant déjà commis des actes d’agressions dans le passé, qui lui valurent ses passages en prison, ait fait là-bas une mauvaise rencontre et qu’il a été retourné pour être mis au service d’une organisation qui s’en est servi comme tueur. Par qui ? Loups gris, services secrets turcs, islamistes, plusieurs pistes sont possibles.
Nature du terrorisme
Dans ces actes, rien n’est le fait du hasard. La date d’abord, le 23 décembre, c’est-à-dire la veille du réveillon de Noël, moyen de semer la panique. Une date que l’on retient par sa force symbolique. Si l’attentat avait eu lieu le week-end, il y aurait eu beaucoup moins de monde et donc moins de victimes. Les Kurdes nous ont ainsi appris qu’une réunion importante, regroupant des femmes luttant contre Daesh, devait se tenir au moment de l’attaque. Réunion qui fut décalée à cause de problèmes sur le RER. Sinon, le carnage aurait été beaucoup plus important. Autre élément sur cette date, l’attaque intervient presque 10 ans jour pour jour après l’attaque contre le centre culturel kurde du boulevard La Fayette, dont les auteurs n’ont jamais été identifiés et arrêtés.
Un acte terroriste, c’est une technique de communication violente. La communication vise toujours un but et des personnes qui doivent comprendre le message. Ici, le message n’est pas adressé aux Français, mais aux Kurdes. Eux ont compris que William M. n’est pas un papy radicalisé et raciste, mais un homme manipulé par d’autres afin de les frapper. C’est la seule chose qui compte : le destinataire du message l’a bien reçu et il l’a compris.
Après la date, l’autre élément essentiel de la communication concerne le lieu. Le centre culturel bien sûr, mais aussi Paris, l’un des lieux de la diaspora kurde en exil. Parmi les Kurdes que j’ai rencontrés, certains sont arrivés il y a près de 40 ans et ont toujours vécu dans ce quartier. L’image de Paris à l’étranger fait qu’en attaquant dans cette ville on touche aussi les autres communautés kurdes à l’étranger, de par l’élément symbolique fort de la capitale française. Que des attentats aient lieu à Paris montre que la France dispose encore d’une place à l’étranger et d’une aura particulière.
En janvier 2021, je publiais avec Daniel Dory un ouvrage de synthèse sur le terrorisme Le Complexe terroriste. Voici ce qu’y écrivait Daniel Dory dans l’introduction, qui permet de comprendre les tragiques événements de la rue d’Enghien :
« L’acte terroriste, en tant que technique de communication violente aux déterminants (surtout) politiques, s’inscrit dans des logiques stratégiques qu’il s’agit de bien comprendre. […]
Le terrorisme étant une technique fondée essentiellement sur sa médiatisation, tout en étant le domaine de la manipulation, du secret et du mensonge, il est toujours nécessaire de s’intéresser au régime de vérité (celui des terroristes, des autorités, des services secrets, des médias, etc.) qui prévaut en la matière. »
Un « régime de vérité » qui, on l’a vu, a orienté la piste dès le début, alors même que l’interrogatoire n’avait pas commencé, vers l’acte raciste. Cela arrange tout le monde : le gouvernement qui peut fustiger l’extrême droite et aussi se dédouaner de ne pas avoir opéré une protection des lieux à l’approche du tragique anniversaire de l’attentat du centre La Fayette. Protection qui avait été d’ailleurs demandée par les Kurdes.
Les trois strates du terrorisme
L’acte terroriste comporte trois strates, ainsi définies par Daniel Dory :
La strate polémique concerne avant tout, comme son nom l’indique, la guerre, et plus spécifiquement la guerre de l’information. Ici le terrorisme est à la fois envisagé comme une modalité de conflit violent s’attaquant à des cibles non légitimes (civils, non combattants, « victimes innocentes » …), et comme une arme sémantique de disqualification absolue d’un ennemi conçu comme abject.
La strate polémique a joué pleinement son rôle ici, notamment dans la rétention de l’information et la construction du discours médiatique.
La strate juridique vise, avant tout, à qualifier (et à réprimer) des actes déterminés, ce qui exige un ensemble de définitions précises. Mais faute d’un consensus international, et malgré d’innombrables tentatives d’harmonisation partielle, les législations nationales et conjoncturelles prévalent encore largement en matière de qualification, prévention et répression du terrorisme.
Cette strate juridique est l’un des enjeux majeurs de cette attaque. Les autorités judiciaires françaises ne l’ont pas qualifiée de « terroriste ». Pour elles, ça constitue un crime de droit commun, puisque ça constitue un crime raciste. Les Kurdes, au contraire, veulent que l’acte soit qualifié de « terroriste » puisqu’ils estiment que William M. ne fut qu’un instrument au service d’un projet politique plus grand. Cette bataille n’est pas que sémantique. En qualifiant l’acte, on qualifie la nature de celui-ci et donc son projet éventuel. Chacun comprend bien que ce n’est pas la même chose que William M. soit un meurtrier raciste isolé ou le jouet de groupes politiques.
Troisième strate enfin, la strate scientifique, ainsi définie par Daniel Dory :
La strate scientifique doit, en principe, cerner la spécificité du fait terroriste. C’est-à-dire d’abord, le distinguer des autres formes de violence politique (assassinats ciblés, émeutes, guérillas, etc.), et ensuite identifier sa logique opératoire en tant que technique particulière de guerre irrégulière, asymétrique et totale.
Ici, il est possible qu’il s’agisse d’assassinats plus ou moins ciblés. Le Figaro a publié le profil des morts. Parmi eux, une femme qui a combattu Daesh au Kurdistan et un chanteur célèbre, gravement blessé par l’agresseur, décédé de ses blessures.
Saurons-nous un jour la vérité de cette attaque ? Elle me fait penser à l’attentat de la synagogue de la rue Copernic (1980) et à la profanation du cimetière juif de Carpentras (1990). Là aussi, l’extrême droite fut immédiatement accusée. On sait désormais que, pour les deux cas, il n’en était rien. Mais le dire servait des intérêts politiques. Ces cas de manipulations médiatiques devraient nous inciter à prendre avec prudence les événements et à ne pas céder à l’émotion, aussi terribles que soient les attaques.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
le chinois
9 janvier 2023Bjr,
Carpentras, effectivement, bon comparaison . Mériterait un papier…qui ont étés les gagnants et les perdants ? Les perdants qu’on a réussie re-accabler de Dette morales, les handicaper pour des décennies.
Pour Rue d’Enghien, amha un homme ordinaire qui n’en pouvait plus de cet ville loqueteux, a New York vers 1980 un homme ordianire qui n’en pouvait plus des agressions dans la métro, abattait de dix balles deux agresseur, …et il a provoqué une prise conscience, qui a conduit a l’éradication de ce type harcèlement.
Ce M William a franchement raté son coup.
L’événement qui déclenchera du « STOP,C’EST ASSEZ,JE VEUX VIVRE » est encore en gestation dans les nués .
Steve
7 janvier 2023Bonjour M. Noé
Tout d’abord, meilleurs voeux pour cette année 2023 qui pourrait être « intéressante » selon la litote chinoise.
Merci pour cet article qui a le mérite de rappeler que la pensée se nourrit mieux à la rationalité ancrée dans la durée qu’aux choc des images vite chassées par d’autres….
On ne saurait bien sûr évacuer le contentieux turco – kurde et surtout, la proximité avec l’attentat qui a eu lieu à Istamboul, attribué aux kurdes mais que les Turcs ont compris comme ayant eu la bénédiction des US suite aux relations bénéfiques de la Turquie avec la Fédération de Russie.
Pour ceux qui veulent comprendre un peu, il y a de nombreux sites internet qui proposent des intervenants de qualité dans tous les domaines. Il y a aussi les nombreuses séries TV d’espionnage qui familiarisent les téléspectateurs avec l’idée de coups fourrés à tiroirs.
Enfin il reste les médias officiels pour les inconditionnels du foin prêt à ingurgiter. Ce sont ceux là qui devraient vous lire en premier, mais il sont trop absorbés par leurs écrans TLM ( Think Like Me) pour y songer.
Cordialement