Anticipation et sujets tabous

Anticiper, c’est prévoir les situations qui pourraient arriver pour pouvoir y faire face le moment venu. Anticiper suppose de travailler sur des situations qui n’arriveront pas et de ne pas se restreindre par des sujets tabous, meilleure façon sinon d’être pris au dépourvu.

On connait tous le syndrome du dépistage médical : chacun sait que plus on dépiste tôt une maladie grave, mieux on peut la soigner et donc la guérir. Pourtant, beaucoup redoutent aussi les dépistages par peur de se découvrir malade. Si l’attitude est stupide sur le plan médical, elle se comprend sur le plan psychologique. Il en va de même pour l’anticipation face à des ennemis ou des adversités : le refus de dépister, d’analyser, par peur de découvrir l’ampleur du mal. Et pourtant, étudier le panel des pistes possibles est la seule façon d’affronter l’imprévu.

Objectif sidération

La guerre actuelle en Israël offre une bonne illustration de ce syndrome. Face à l’attaque du Hamas, tout le monde ressent l’idée qu’il pourrait se passer quelque chose de similaire en France, surtout après les émeutes de juin dernier et à l’approche des JO. Mais par peur et par soumission à un sujet tabou, personne n’ose publiquement poser les termes du sujet pour anticiper ce qui pourrait advenir.

Qu’a-t-on vu avec le Hamas ? Une organisation qui pratique le terrorisme, financée par des pays étrangers (Qatar, Iran), conduire une opération militaire de grande ampleur. D’un point de vue tactique, leur opération est remarquable : longue préparation (au moins une année) qui est passée inaperçue des services de renseignement israéliens, attaque par les airs, le sol et la mer, terreur, massacres, enlèvements d’otages et filmage des opérations afin de prolonger la stupéfaction et de montrer leur méfait au reste du monde. Outre une longue préparation, cette opération nécessite une pensée stratégique approfondie, cohérente et suivie.

On a ainsi découvert que si le Hamas disposait d’informations aussi précises sur la vie dans les kibboutz c’est qu’il s’est appuyé sur les habitants de Gaza y travaillant légalement pour recueillir des informations, notamment sur les forces en présence, les lieux à attaquer et les lieux où se replier. Alors qu’Israël a longtemps pensé qu’en octroyant des visas de travail et en autorisant des Gazaouis à venir travailler de l’autre côté de la frontière cela allait normaliser les relations, créer des liens culturels et amicaux et donc faciliter le processus de paix, il n’en fut rien.

Pour qu’une telle opération puisse aboutir, il faut un mode opératoire technique, mais surtout un projet politique. On ne peut disposer de soldats prêts à mourir que s’ils combattent pour un projet plus grand pour lequel ils sont prêts à faire le sacrifice de leur vie. Sans projet politique, l’attaque du Hamas n’est pas possible. C’est la différence avec la France où des groupes humains disposent des moyens armés pour attaquer, mais sans avoir encore, pour l’instant, un logiciel politique pour pouvoir le faire. Pour l’instant. Si une puissance étrangère ennemie de la France (au choix, Algérie, Iran, Russie, pourquoi pas Turquie) voulait déstabiliser notre pays, il pourrait manipuler une diaspora en ce sens pour créer troubles et attaques. Nous voyons des opérations de guerre de communication et de déstabilisation d’influence en Afrique de l’Ouest et à Madagascar. Rien n’empêche alors qu’elles se fassent aussi sur le territoire français. Or nous disposons, dans l’histoire de France, de précédents historiques qui nous aident à comprendre le présent. Mais, par peur des sujets tabous, ce passage par l’histoire est bien souvent craint.

Oran, 5 juillet 1962

Les massacres du Hamas du 7 octobre 2023 sont comme un miroir des massacres d’Oran du 5 juillet 1962 ; l’état final recherché étant le même. Qu’a voulu faire le Hamas ? Non pas tuer des civils, mais commettre un acte si violent, si terrible, si fort qu’il engendre une réaction immédiate et forte d’Israël. Comme le 11 septembre 2001, dont le but n’était pas de tuer 3 000 personnes, mais de sidérer les États-Unis et le monde. Le mode opératoire, les images et les symboles choisis importent beaucoup plus que le nombre de morts. Idem en Israël. Bien sûr le nombre de morts compte pour atteindre l’effet de sidération. Mais l’objectif est de provoquer la sidération, pas de tuer des gens. Pour cela, il faut tuer salement, s’en prendre à des enfants et des vieillards, massacrer les corps et laisser des images pour imprégner les esprits. Sidérer, pour obliger Israël à réagir, sous la pression de la population locale et de l’opinion internationale. Jusqu’à la faire tomber dans l’hubris et l’emmener dans un faux pas, par exemple l’invasion armée de Gaza, qui serait un tombeau pour ses hommes. Une armée peut faire usage de la force, voire de la violence, mais ne doit jamais être mue par la haine, au risque de commettre des erreurs irréparables. C’est en partie ce qu’Israël a réussi à éviter, pour l’instant.

Cette attaque ressemble exactement au mode opératoire d’Oran, le 5 juillet 1962. Replaçons le contexte. Les Français ayant voté majoritairement en faveur du oui à l’indépendance, le processus de départ de l’administration est en cours en Algérie. Les accords d’Évian ont été ratifiés et l’indépendance de l’Algérie proclamée le 3 juillet. Le 5 juillet a lieu le transfert officiel des pouvoirs entre les administrations françaises et algériennes. C’est ce jour-là que le FLN provoque une fusillade à Oran puis attaque un grand nombre de civils français et algériens pro-français, qui sont massacrés. Il y a entre 400 et 500 morts, les cadavres et le sang jonchent les rues d’Oran. Des enlèvements de masse ont lieu, notamment à la poste centrale. Les Européens sont conduits dans le sud de la ville, majoritairement algérienne, pour y être tenus en otage ou assassinés. Les rapts, les massacres, les humiliations sont nombreux. Exactement le même mode opératoire que le Hamas.

Pourquoi une telle attaque alors que l’indépendance est obtenue ? Pour sidérer la population, provoquer la haine et engendrer une réplique de l’armée française, c’est-à-dire la forcer à réagir massivement et donc à attaquer. Le but étant de l’attirer dans ce piège pour provoquer une guerre d’attrition. Mais aussi pour effrayer la population européenne et la forcer à partir, alors que les accords d’Évian lui reconnaissent le droit de rester. Le nombre de morts n’est pas l’objectif. Ce qui compte, c’est de provoquer la sidération et la peur pour faire agir en dehors de la raison.

Munich, 1972

Une attaque similaire eut lieu en septembre 1972 avec la prise d’otage des athlètes israéliens lors des JO de Munich. Là aussi, peu importe le nombre de morts. Pour les terroristes, ce qui compte, ce sont les symboles, l’effroi, l’idée que quelque chose qui était impossible s’est produit. L’action est menée par des terroristes palestiniens qui ont été aidés par des mouvements d’extrême gauche allemands et italiens et qui se sont appuyés sur des aides situées à l’intérieur du camp de base.

On comprend que les services de sécurité français soient particulièrement tendus à l’approche des JO de Paris : tous les symboles sont réunis pour qu’une attaque terroriste ait lieu. La seule manière de l’éviter, c’est de prédire les possibles pour déployer les moyens de l’empêcher.