L’espace géopolitique mondial est structuré par les points et les lignes. Qui contrôle les points peut donc y attirer les lignes, qui sont autant de flux de personnes et de marchandises. L’étude des lignes aériennes qui passent par les aéroports permet de comprendre comment s’organise aujourd’hui cet espace mondial, qui attire les dirigeants, les cadres, les activités économiques.
La Turquie veut ainsi faire d’Istanbul le grand hub aéroportuaire par où passent les lignes qui relient l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. Par ses routes aériennes, la Turquie recrée son empire ottoman, ses lignes d’influence et de dépendance. En Afrique, Casablanca veut jouer ce rôle à l’échelle du continent, en devenant le point de passage obligé des différents pays.
Dubaï est une autre ville qui veut jouer ce rôle important, mettant à profit sa situation géographique pour devenir le carrefour entre l’Europe et l’Asie.
Carrefour mondial
Des pêcheurs de perles aux commerçants arabes en partance vers l’Insulinde, les cités du Golfe ont toujours été des ports de passage et de transit. Ces cités-États ont compris qu’elles ne pouvaient pas tout fonder sur la vente de gaz et de pétrole, cette rente énergétique qui a fait leur puissance et leur fortune. Il est nécessaire désormais de se diversifier, en investissant dans la finance et dans les nouvelles économies. Et aussi en développant une ressource naturelle, à savoir la position géographique. Dubaï joue donc pleinement de sa situation d’équidistance entre l’Asie et l’Europe pour devenir le point de rencontre indiscutable. Pour les Européens comme pour les Asiatiques, il est plus simple, plus rapide, moins fatigant, de se rendre dans le Golfe que dans l’autre continent.
Ce qui suppose de disposer d’infrastructures de qualité : des aéroports, des hôtels, des routes, des services de sécurité, de soin, de commodités qui répondent aux standards internationaux. Pour imposer un point comme lieu de référence dans le monde, l’organisation de salons internationaux peut être un bon moyen. C’est ainsi qu’en novembre s’est tenue la Dubaï watch week, salon horloger devenu incontournable, qui permet aux acheteurs, aux artisans, aux analystes de se rencontrer et d’échanger dans un environnement ensoleillé et futuriste. De tels salons sont des instruments de puissance, car ils attirent une population mondiale, des entreprises, des entrepreneurs, des personnes influentes. Ils sont des vitrines des pays et des villes, des démonstrations de modernité et de puissance. Des occasions de faire parler, et de mettre la ville aux premières loges.
Pour jouer ce rôle de carrefour, Dubaï et les autres cités qui y prétendent ne peuvent pas s’appuyer seulement sur leur position géographique. Il faut également proposer un environnement qui attire et fidélise.
Le levier fiscal en fait partie. Les zones franches, les facilités d’installation, la sécurité juridique et comptable sont autant d’atouts. Disposer d’un émirat fiscalement libre à quelques heures de vol de l’Europe est un argument de poids pour attirer les meilleurs et les capitaux. À quoi s’ajoute la nécessité de disposer de bonnes écoles où les cadres supérieurs peuvent scolariser leurs enfants. Des écoles internationales certes, mais qui disposent également d’une bonne pédagogie et qui stimulent les capacités intellectuelles des élèves.
De la même façon que la mauvaise monnaie chasse la bonne, la mauvaise infrastructure chasse les talents. Comprendre comment Dubaï valorise sa situation géographique, c’est dessiner en creux les mauvaises décisions prises en France, notamment sur le plan fiscal et éducatif.
Chasse au fisc
La décision récente de traquer les cryptomonnaies et d’en fiscaliser les gains ne rapportera pas grand-chose à l’État français. Mais elle envoie un message négatif à tous les entrepreneurs qui, connaissant le fonctionnement de ces technologies, auront tôt fait de se délocaliser dans des principautés fiscalement attrayantes. La folie fiscale qui s’empare de députés ignares en matière économique encourage aux départs des personnes formées et éduquées, qui trouveront ailleurs de quoi bien vivre et monétiser leurs talents. Mais leurs départs engendrent un affaiblissement du tissu économique qui pénalise d’abord les plus faibles.
Ce qui menace la France aujourd’hui c’est donc une nouvelle forme de délocalisation. Non pas celle des usines et du tissu économique industriel, mais celle des talents et des entrepreneurs. Délocalisation des entreprises vers des cieux fiscaux plus cléments, délocalisation des cadres, des étudiants. Jusqu’ici, Dubaï et les émirats du Golfe ont attiré la main-d’œuvre du tiers monde, qui y trouvaient de bonnes payes et des rémunérations avantageuses : Philippins, Pakistanais, Indiens, vivaient le Golfe comme un nouvel Eldorado. Le visage étant en train de changer, ce sont les Européens éduqués et entreprenants qui vont pouvoir y trouver un exil, Dubaï exerçant ce levier de puissance des États-Unis qu’est celui du brain drain. Ce qui menace la France, c’est de devenir la Grèce du XXIe siècle : un espace où l’on viendra pour ses paysages, sa gastronomie et ses plages, passer quelques jours de vacances dans un pays communiste qui se tient encore un peu, avant de repartir dans des contrées plus clémentes et attirantes. Entre la puissance technologique chinoise et l’attractivité fiscale du Golfe, la France est prise dans un étau concurrentiel qui va la laminer.
TotalEnergies vient d’annoncer une cotation à la bourse de New York, premier pas possible vers une délocalisation financière. Pernod-Ricard, numéro 2 mondial des spiritueux, pourrait très bien se détourner du soleil marseillais pour d’autres soleils.
Jamais peut-être plus qu’aujourd’hui la fiscalité et l’éducation sont des facteurs attirants et répulsifs, c’est-à-dire des leviers de puissance, de développement ou d’effondrement. Il n’est pas trop tard pour en prendre conscience et opérer les bons choix.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).