31 mai, 2024

Géopolitique et entreprisGéopolitique et entreprise

Dans un entretien au Figaro, l’œnologue Michel Rolland, qui conseille de nombreux domaines à travers le monde, évoque les liens entre la géopolitique et l’économie :

« La géopolitique a toujours eu une influence forte sur le marché. Je me souviens très bien du millésime 1990, qui était absolument délicieux. Quand nous sommes arrivés aux primeurs, c’était la guerre en Irak. Et, même si notre président de l’époque n’adhérait pas spécialement à la guerre, la campagne primeur avait été très faible et très peu réussie, parce que le contexte géopolitique n’était pas bon. »

Ce lien entre géopolitique et entreprise est souvent oublié par les chefs d’entreprise eux-mêmes. Longtemps, il y a eu deux mondes qui se sont méconnus. D’un côté ceux qui faisaient de l’analyse géopolitique, et qui méprisaient un peu les sujets économiques, parce que jugés compliqués et abscons, et de l’autre les personnes qui étaient dans le monde entrepreneurial et qui considéraient la géopolitique au mieux comme un élément de culturel générale, au pire comme une réflexion hors sol. Alors que ce qu’exprime Michel Rolland, authentique chef d’entreprise et l’un des meilleurs connaisseurs du monde du vin, est essentiel : on ne peut pas faire d’investissements en omettant les facteurs géopolitiques.

Géoéconomie

Le stratégiste américain Edward Luttwak (né en 1942) a forgé le mot de « géoéconomie » pour montrer les liens entre géopolitique et économie. Il fonda ce terme dans les années 1990, dans ces moments d’euphories post-soviétiques, quand beaucoup croyaient à la fin de l’histoire et à la fin des guerres. Plus tard, à partir des années 2000, on parla de plus en plus de « guerre économique », un concept qui eut du mal à s’imposer avant de devenir évident aujourd’hui.

La géoéconomie nous enseigne que l’investissement se fait avec des données micro et macro-économiques, mais aussi avec des cartes géographiques et historiques. Comment investir dans les gisements de gaz du large du Mozambique en ignorant que cette région, le Cabo Delgado, est soumise à des violences ethniques qui produisent régulièrement des attentats et qui ont conduit en avril 2021 à l’attaque de la ville de Palma (50 000 habitants) où de nombreux ingénieurs furent retenus prisonniers de longues heures durant dans leurs hôtels. La géopolitique s’invitait brutalement dans l’univers des ingénieurs et des énergéticiens.

Comment travailler en Afrique en ignorant que les pays africains ne sont pas autosuffisants en matière alimentaire et donc très dépendants des céréales venues d’Ukraine, céréales qui furent bloquées à l’été 2022 dans le port d’Odessa, à cause de la guerre, créant des tensions sur les stocks et les prix de l’alimentation. Si les printemps arabes de 2011 ont des causes multiples, l’une d’elles est la forte inflation des prix du blé, ce qui a créé des tensions majeures sur l’accès à l’alimentation et a donc favorisé les révoltes. Il faut aussi y penser lorsque l’on investit dans des activités touristiques en Tunisie ou en Égypte ou lorsque l’on travaille dans l’industrie textile dont un bon nombre d’usines sont basées au Maghreb.

Routes mondiales

L’autre rapport essentiel entre géopolitique et entreprises est la compréhension du fonctionnement des routes mondiales. Du local au global, c’est tout un réseau de routes et de communications qui permettent aux chaînes industrielles de fonctionner.

Que les Houthis, depuis leurs montagnes du Yémen, attaquent des navires qui passent au large de la mer Rouge et c’est le canal de Suez qui est bloqué, les échanges entre l’Europe et l’Asie qui sont limités. Que la situation sociale dégénère en Colombie et ce sont les réseaux mafieux qui redressent la tête, inondant l’Europe de leur drogue, qui arrive via les ports, notamment en Belgique. Vouloir comprendre le fonctionnement de la Belgique en omettant la place de plus en plus importante de la drogue, à tel point que certains criminologues évoquent un narco-État, c’est se couper d’une donnée essentielle. Or la Belgique est un pays essentiel pour l’économie française : les entreprises françaises font plus de commerce avec la Belgique qu’avec l’ensemble du continent africain. Pourtant, dans une cruelle illusion d’optique, la presse évoque très souvent les intérêts économiques français en Afrique, qui sont faibles, en omettant les intérêts économiques en Belgique, qui sont beaucoup plus importants. Belgique, Luxembourg, Italie, Espagne, Allemagne, ce sont avec nos voisins immédiats que les échanges sont les plus nombreux et les plus intenses. En se fondant sur plusieurs échelles et en croisant les analyses à plusieurs niveaux, l’analyse géopolitique permet de distinguer le futile de l’essentiel, le mouvement de fond de l’écume. Distinction là aussi très importante pour les activités économiques.

Parce que la géopolitique ne se limite pas aux relations internationales, parce qu’elle ne s’intéresse pas uniquement aux guerres militaires et aux affrontements armés, mais aussi aux sujets économiques, culturels, politiques, parce qu’elle réfléchit sur plusieurs échelles géographiques, elle est un outil indispensable à la réflexion économique et aux investissements des entreprises.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

1 Commentaire

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  • Nanker

    1 juin 2024

    « Pourtant, dans une cruelle illusion d’optique, la presse évoque très souvent les intérêts économiques français en Afrique »
    Parce que cela permet d’entretenir le mythe du pillage du continent par la méchante France, mythe qui est le fond de commerce de certaines officines de gauche… et des jeunes Africains échoués sur le trottoir parisien (j’ai eu l’occasion de le vérifier!).
    M. Noé, vous parliez de déployer l’armée française en Ukraine pour empêcher ce pays de (finir de) devenir un cancer mafieux, mais ne faudrait-il pas envoyer quelques unités de nos troupes dans le port d’Anvers…? La drogue qui inonde le Nord de la France ne tombe pas du ciel.

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