14 février, 2020

Tour du monde en vins

Le Salon Vinexpo s’est tenu cette semaine à Paris, porte de Versailles. C’est l’un des principaux salons au monde consacré aux vins et aux spiritueux. Son fonctionnement en dit long sur les évolutions géopolitiques du monde. Vinexpo a été créé en 1981 à Bordeaux, par la Chambre de commerce et d’industrie. Il avait pour ambition d’être l’un des grands salons du vin, réservé aux professionnels, attirants les acteurs français et étrangers. Il se tient tous les deux ans, les années impaires. C’est le vignoble bordelais qui a créé ce salon, non les Bourguignons ou les Champenois, pourtant tout autant ouverts à l’international. Cela témoigne de l’orientation commerciale et exportatrice de Bordeaux, avec la volonté de s’affirmer comme tel. Petite révolution en 1998 avec l’ouverture d’un Vinexpo à Hong Kong, chaque année paire. Ainsi, le salon se tient tous les ans, alternant Bordeaux et Hong Kong. Au moment où prenait fin la concession anglaise et où la ville revenait dans le giron chinois, avec ses facilités fiscales et juridiques, les Bordelais ouvraient ce salon pour asseoir leur présence en Chine. C’était novateur et osé, mais aujourd’hui Hong Kong est l’une des principales places commerciales du vin dans le monde. La cité n’a pas de vignes, mais elle a des amateurs prêts à payer pour boire de grands crus.

 

L’enjeu mondial des salons

 

Autres nouveautés au cours des années 2010, l’ouverture d’un Vinexpo à New York, Shanghaï et Paris. Ouverture donc au marché américain et redondance avec le marché chinois, qui montre que Shanghaï est en train de devenir une ville majeure, pouvant peut-être un jour rivaliser avec Hong Kong. Quant à Paris, est-ce l’effet jacobin qui a triomphé une fois de plus de la Gironde ? À terme, ce salon ne va-t-il pas phagocyter celui de Bordeaux, tant il est beaucoup plus facile, pour les commerciaux et les étrangers, de se rendre porte de Versailles qu’en Aquitaine ? Le choix des villes où se tiennent les salons est un indicateur géopolitique, témoignant des rapports de force économiques et financiers et des réseaux de transport.

 

Organiser des salons d’envergure internationale témoigne de la capacité des villes à attirer les hauts potentiels et à disposer d’atouts culturels qui donnent envie aux organisateurs de planifier des événements dans cette métropole. La géopolitique mondiale des salons est un enjeu tant économique que culturel pour le développement des villes-mondes. Il y a deux façons de lire cette évolution de Vinexpo : soit comme une dilution de l’idée d’origine dans les grands salons métropolitains mondiaux, soit comme un développement de Bordeaux, qui parvient désormais à jouer dans la cour des grands, en se positionnant à hauteur des mégalopoles.

 

La soif du vin

 

Le professeur de géographie Jean-Robert Pitte a écrit un très beau livre Le désir du vin à la conquête du monde (2009) où il montre comment une plante (la vigne) s’est associée à une boisson et à une civilisation. Partout dans le monde, le vin est associé à une boisson de civilisation et de culture. Beaucoup de Chinois se sont mis à boire du vin pour accéder à une culture mondiale et à des standings internationaux. Il y a à la fois un côté populaire du vin, boisson du peuple et des travailleurs, et un côté élitiste et raffiné, selon le cru et l’appellation qui est bue. C’est l’unique boisson qui puisse jouer sur ces deux aspects, populaire et élitiste, sachant que les deux ont besoin de s’épauler pour développer l’image et la culture du vin. Ne réserver le vin qu’à une élite riche consommatrice de grands crus tuerait toute la culture et la civilisation qui lui sont liées.

 

La vigne est une plante qui façonne les paysages et qui est vecteur de beauté. Certes, il est possible de ressentir de l’émotion à la vue d’un champ de blé ou de betteraves, mais il est plus difficile de s’extasier sur la beauté des lieux. Tel n’est pas le cas de la vigne, dont les climats façonnent des paysages de grande beauté et dont un certain nombre de vignobles sont inscrits au patrimoine mondial de l’humanité. De la Mendoza, au pied de la cordillère des Andes, aux versants abrupts du Douro et du Léman, en passant par les nouvelles vignes de Chine et du Japon, les paysages façonnés par le vin sont la conséquence d’un très dur et très long travail humain, parfois vieux de plusieurs siècles. Boire du vin de Grèce ou de Sicile, c’est se rattacher à la longue culture antique de cette boisson.

 

Les traces de l’histoire

 

Le désir du vin n’est pas que gastronomique, il est aussi civilisationnel. La vigne n’apporte pas qu’une boisson, mais également une culture et une histoire. On ne peut passer sans émotion à proximité du stand de la Géorgie, berceau du vin dans le monde. Les Géorgiens ont conservé l’habitude antique de faire vieillir le vin dans des amphores en terre cuite enfoncée dans le sol et de le boire dans des cornes de chèvre jusqu’à se saouler. Détruit par la collectivisation soviétique, le vignoble se remet peu à peu et propose aujourd’hui des vins honnêtes qui méritent d’être bus.

 

Le stand de l’Algérie raconte lui une autre histoire, celle des Français et des Européens qui ont asséché les marécages de la Mitidja pour transformer ce lieu insalubre en une plaine fertile, jardin de l’Afrique du Nord. Nombreux sont ceux qui sont morts à cause des fièvres et des moustiques pour faire d’un lieu répulsif un espace agricole inséré. Le vin d’Algérie est la butte-témoin d’une époque révolue et d’une histoire passée.

 

Autres permanences de l’histoire dans les vins autrichiens, dont les vignobles sont concentrés autour de la région de Vienne, autant grâce à des conditions géologiques et climatiques optimales que par l’importance du vaste marché de la capitale impériale et de la cour à abreuver en bons vins. La plupart des vignobles, comme partout en Europe, ont été fondés par des abbayes, notamment bénédictines, qui ont ainsi laissé une survivance de leur période féconde, marquée dans le sol, les paysages et la table.

 

Que les vignobles soient anciens, vieux de plusieurs millénaires, ou tout récents, ils expriment tous la même attirance des hommes pour le vin et pour la signification culturelle de cette boisson. Ils expriment aussi la conquête et les mouvements des Européens, qui ont porté la vigne dans leurs bagages. Que ce soit en Chine, dans les tentatives hasardeuses de Polynésie, autour de la Cordillère ou dans les vins maritimes de l’Uruguay, que ce soit en Californie ou au Cap ; tous les vignobles ont été plantés et développés par des Européens au cours de leurs pérégrinations et de leur découverte du monde. Des Bordelais sont aujourd’hui présents en Asie et en Amérique latine, comme en témoigne l’expansion des cépages français : malbec, cabernet sauvignon, syrah, etc. Eux aussi témoignent de l’évolution de l’agronomie et de la soif du vin qui a drainé des vignobles improbables en recherchant les meilleurs terroirs, climats et expositions.

 

Le vin témoigne de ces rapports de force, des conquêtes, des évolutions technologiques (comme l’invention de la bouteille de verre), de l’émergence ou de la disparition des marchés. Le risque est de n’en faire qu’un produit de luxe, alors qu’il a besoin de ses deux jambes pour avancer. Il est louable que tous les vignobles, notamment en France, montent en gamme et améliorent la qualité de leurs produits. Mais les prix prohibitifs pratiqués par les restaurateurs tuent le vin et lui fait perdre sa dimension populaire et joyeuse.

 

Une géographie du goût

 

Le contact avec la vigne se manifeste aussi par les fêtes et les processions, comme la Saint-Vincent tournante, en Bourgogne, ou la percée du vin jaune, dans le Jura. Rien ne serait pire pour le vin que de généraliser les publicités des grandes marques de Champagne où toutes références à la géographie, aux paysages et aux climats ont disparu, donnant l’impression d’une boisson mondialisée à l’extrême, égale à elle-même dans tous les grands hôtels. Or il y a aussi une géographie du goût. Les pays du Nord préfèrent les vins plus sucrés, ceux du sud plus secs et amères. Les maisons champenoises s’adaptent à la demande en sucrant davantage leurs bouteilles destinées au marché anglo-saxon. Une même marque de champagne à ainsi un goût différent s’il est bu à Paris ou à New York. Les vins allemands de Moselle, avec leur 7°C d’alcool, mais leur très forte sucrosité, sont difficiles à boire pour des palais français, nonobstant leur grande qualité. Le goût n’a pas encore été complètement uniformisé. Le rapport au sucre, à l’amer, au salé trace des frontières gustatives bien réelles, devant lesquelles les grands noms de l’agroalimentaire comme les marques artisanales doivent se plier. Il y a donc encore de la vie et de la diversité, comme en témoigne le nom latin de la vigne : vitis, que les poètes romains associaient autant à la vigne qu’à la vie.

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

2 Commentaires

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  • Le Rabouilleur

    15 février 2020

    Excellent article comme toujours.
    Je vais ajouter le point de vue du physico-chimiste.

    La région de Cognac produit deux choses :
    – un pinard de mauvaise qualité.
    – des littérateurs exécrables comme Chardonne et Mitterand.

    La distillation du mauvais vin de Cognac donne une excellente eau-de-vie, ou brande vin, qui se vend dans le monde entier, avec moult profit.
    Le patron de LVMH pourra vous le confirmer.

    Par contre, les mauvais littérateurs ne peuvent pas être rectifiés.
    Mauvais, ils sont.
    Mauvais, ils resteront pour les siècles des siècles.

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