Bien avant d’être le jour anniversaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, le 11 novembre était surtout le jour de la fête de saint Martin (316-397), un homme de l’Antiquité romaine au parcours extraordinaire, qui a façonné une partie de la géographie et de l’histoire de l’Europe.
Fils d’un officier supérieur romain qui le consacre au dieu Mars (d’où le nom de Martin), il nait en Pannonie, à l’époque région des marches de l’Empire. Suivant les affectations de son père, il repart ensuite à Pavie, l’une des grandes villes romaines du nord de l’Italie. La Pannonie étant située dans l’actuelle Hongrie, cela explique le culte et les fêtes nombreuses rendues à Martin dans ce pays et en Europe centrale.
Un fils de l’aristocratie romaine
En ce début de IVe siècle, l’Empire romain subit les attaques de plus en plus répétées des populations barbares. La capitale administrative a quitté Rome pour s’installer à Milan et l’empereur se déplace au gré des batailles, entre l’Orient et l’Occident. Quand il y a un empereur, car il y en a souvent plusieurs, qui se combattent mutuellement pour prendre la pourpre. Rome affronte donc une double guerre : contre les ennemis extérieurs et des guerres civiles internes. À ces problèmes politiques s’ajoute la question religieuse. Les vieux cultes païens trouvent de moins en moins d’adhésion parmi les élites urbaines, y compris les cultes venus d’Égypte et de Perse, comme celui de Mithra. Le christianisme est la valeur montante, en dépit du fait que les chrétiens soient persécutés, avec des pics de répressions variables selon les empereurs. Le dernier culte qui demeure, imposé, est celui de l’Empereur, culte tout autant à sa personne qu’à celui de l’État. Plus un État chancelle, plus il faut en affermir le culte. Constantin met un terme aux persécutions par la lettre circulaire de Milan en 313. Martin est donc né au tout début de la reconnaissance officielle du christianisme dans l’Empire romain. À Pavie, il rencontre des chrétiens et il se convertit à la foi nouvelle alors qu’il a une dizaine d’années. Membre de l’aristocratie romaine, homme bien formé et cultivé, Martin se doit de suivre la voie paternelle en devenant officier, ce qui est incompatible avec la foi chrétienne puisque les soldats doivent rendre un culte à l’Empereur. Et comme le précise l’Évangile, soit on adore Dieu soit on adore l’État.
Martin mène donc une carrière militaire, servant 25 ans dans l’armée romaine. C’est au cours de cette période que survint l’épisode du manteau, grand moment de l’hagiographie martinienne. Croisant un pauvre dénudé au milieu de l’hiver, Martin partage avec lui son manteau pour lui en donner la moitié. Si le manteau du légionnaire appartient à l’État, la doublure interne que le soldat peut ajouter est payée par ses soins et donc sa propriété. Martin donne donc ce qui lui appartient (la doublure) et garde ce dont il n’a pas la propriété (le manteau). Un authentique acte libéral. Un socialiste aurait donné la partie qui ne lui appartient pas en faisant passer ce vol pour de la solidarité.
Un fils de la foi chrétienne
Baptisé à la fin de son service dans l’armée, Martin se rend à Poitiers où réside l’évêque Hilaire, alors l’un des grands intellectuels du temps (et qui a laissé des ouvrages théologiques majeurs). Il se déplace également en Occident pour combattre l’arianisme, dénoncé lors du concile de Nicée en 325. C’est son amitié avec Hilaire qui lie Martin à la Loire et qui en fait l’apôtre de la région ligérienne et du nord de la Gaule. Il fonda deux monastères, l’abbaye de Ligugé, puis celle de Marmoutier, installées dans des anciennes villas romaines.
Ces deux fondations sont essentielles pour la suite de l’histoire européenne. Le monachisme est né en Égypte, à la suite de saint Antoine et des pères du désert. Il s’est ensuite développé en Syrie et dans le reste de l’Orient, où il a été codifié et organisé par Basile. Martin crée un monachisme occidental, avant que n’arrive la règle de saint Benoît, qui codifie ensuite la plupart des monastères d’Occident. Au nord de la Gaule, c’est la règle de Martin qui prédomine, au sud celle des moines de Jean Cassien (Marseille) et des îles de Lérins. Ces ermites retirés du monde pour prier sont un changement spirituel majeur par rapport à ce qui se pratiquait dans la religion gréco-romaine. Martin y ajoute une autre activité essentielle : le travail. Les moines prient et travaillent une partie de leur journée, dans les champs, dans les techniques industrielles, dans la copie des manuscrits. Les monastères jouent donc un rôle essentiel dans la transmission de la culture antique, dans le développement des structures économiques et dans le progrès social de l’Occident. Une grande partie du progrès matériel et économique de l’Occident provient de ce qui s’est fait dans les monastères, et donc par ce qui a été insufflé par Martin.
Devenu évêque de Tours en 371, il hérite d’une fonction spirituelle et politique majeure. Dans ce monde romain qui se délite, l’évêque est souvent la seule autorité de la ville. Homme de l’aristocratie romaine, ancien officier de l’armée impériale, Martin prend en charge la gestion de la ville, qu’il doit protéger notamment des raids récurrents des peuples barbares. Il contribue à pacifier les campagnes qui sont des zones de haute insécurité. Il y diffuse la foi chrétienne dans un monde marqué par le paganisme. Une grande partie du nord de la Gaule a été évangélisée par Martin et ses disciples, d’où la présence nombreuse de chapelles, d’oratoires, d’églises et de lieux-dits qui portent le nom de Martin. La géographie des lieux est marquée par l’histoire de cet homme. À tel point que le Conseil de l’Europe a labellisé un itinéraire Saint-Martin de Tours dans sa liste des itinéraires culturels européens. Avec 40 pays concernés par cet itinéraire, c’est celui qui regroupe le plus de pays.
Il meurt sur les bords de Loire, à Candes, en novembre 397. Son corps est ramené à Tours pour y être enterré le 11 novembre. La légende raconte qu’au passage de la gabarre rapatriant son corps, les fleurs se sont mises à refleurir. De là vient l’expression « hiver de la Saint-Martin » pour désigner un regain de douceur autour du 11 novembre.
Le 11 novembre, jour crucial de l’économie paysanne
En Europe de l’Est, la saint Martin est fêtée par des processions et des fêtes, ainsi que par un repas traditionnel où est servie l’oie, dite de saint Martin. Il n’est pas rare que des feux soient dressés sur les places publiques, comme pour la saint Jean-Baptiste. Une pâtisserie en forme de bonhomme est servie à cette occasion : le Weckmann. On trouve également des croissants et des bretzels de Saint-Martin.
Le 11 novembre est un jour essentiel dans l’économie paysanne et dans l’histoire de la fiscalité, car c’est à la saint Martin que la dîme était payée. C’est aussi à cette date que se terminaient les contrats de travail et les fermages et la rétribution des intérêts. Bien souvent, les vignerons mettaient à boire leurs vendanges pour la saint Martin, célébrant ainsi le vin nouveau, celui issu des vendanges de fin août et de septembre. Au milieu de la nuit automnale et des premiers froids, de nombreuses fêtes du vin nouveau étaient organisées dans les villages, avant que le Beaujolais n’en prenne le quasi-monopole.
Que la Première Guerre mondiale, qui a tant détruit les campagnes et leur économie, se soit arrêtée un 11 novembre, jour de la saint Martin est donc un événement symbolique fort. De même dans le fait que cette guerre européenne cesse le jour de la fête d’un soldat de l’Empire, qui est commémoré dans la plupart des pays d’Europe, y compris à Chypre et à Malte. Plus que le 9 mai et la déclaration Schuman, c’est le 11 novembre et la fête de saint Martin qui devrait être choisi comme jour de fête de l’Europe. La véritable Europe bien sûr, celle de la culture et de la civilisation, pas celle des technocrates.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
Eliane
19 novembre 2019Impressionnée !
Je suis de trouver là, la source le pourquoi du comment payer ses loyers agricoles autour du 11 novembre.
Quand aux racines mentionnées ne sont-elles pas de la terre avant d’être des hommes ?
Pas trop surprise de n’avoir eu pour vision du partage du manteau de St Martin que la version socialisante…
Alors que lui avait respecté ce qui était à lui de ce qui était de l’état.
Et avait du choisir la liberté de vivre sa foi librement.
Une preuve de plus, s’il fallait, de l’importance de vivre libéré de tout joug…
Question : A quoi devrait servir un Etat digne de ce nom ?
(Sinon en tout premier lieu à nous pousser à nous libérer…)
Tel un père aimant son(ses) enfant(s). Tel un berger gardant son troupeau. Tel un commandant manœuvrant ses troupes.
Attentive au fait que le monde paysan et le monde des bafoués dans leur ensemble le sont parce qu’ils n’ont pas su ou pu écrire ce qu’ils vivaient pourtant si intensément…
Quand à la date à choisir de la fête de l’Europe ?
Le printemps pour le renouveau ? L’automne pour que le monde nouveau réconcilie le peuple à son créateur ?
L’été et l’hiver pour qu’il n’y ai plus de tiède !?
N’est-ce pas ce que nous vivons, déjà, assez intensément !?
piotrr
17 novembre 2019Effectivement on pourrait officiellement rappeler les racines chrétiennes de l’Europe (sinon, quelles autres racines ?)
CHIRAC ce « saint républicain », tant célébré récemment, s’était opposé en 2004 à ce que cette mention des racines chrétiennes soient inscrites dans le préambule de la Constitution Européenne.
https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/France/Quand-president-Chirac-refusait-mentionner-racines-chretiennes-lEurope-2019-09-27-1201050439
A l’époque peut-être ne fallait-il pas faire de peine à la Turquie qui frappait à la porte de l’Union ? Il me semble que l’élargissement à la Turquie n’est plus du tout d’actualité (de chacun des deux cotés).
La date du 11 novembre commémore la fin d’un massacre encore plus abominable que ne le fut celui de la deuxième guerre mondiale.
Merci pour cette suggestion capitale, de faire du 11 novembre, jour de la St MARTIN, la fête de l’Europe.
RLC
17 novembre 2019Très intéressant, merci.
Gaulois
17 novembre 2019Excellent article, s’il en fut !
Merci, monsieur Noé.
J’avais lu que Martin avait coupé son manteau en deux, et ce détail curieux me chagrinait. Maintenant, je comprends mieux ce qui s’est probablement passé dans les faits.
romain beaume
16 novembre 2019Super article. Je recommande à tous ceux qui ont aimé de se replonger dans les ouvrages de Marie Mauron, et notamment son « Printemps de la Saint Martin »
Ma grand-mère qui avait une formation initiale terminée au certificat d’études mais complétée de nombreuses années de transhumance entre Crau et Vercors avec son père me disait toujours de bien garder les ouvrages que Marie lui avait dédicassé, et je ne peux donc que vous les recommander avec le plus grand entousiasme
Ci dessous les liens vers:
– le printemps de la Saint Martin
https://www.amazon.fr/Printemps-Saint-Martin-Marie-Mauron/dp/2863100106
– un joli montage en citations de Marie qui montre la grande humanité des transhumants
http://erwan.levourch.pagesperso-orange.fr/die_transsortie1.htm
– la page wiki de Marie
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Mauron
A bientôt et merci pour vos articles!
Kerdrel (de) Arnaud
15 novembre 2019Super billet comme d ‘habitude chez vous cher monsieur. Comme toujours c’est fin, intelligent, bien écrit. Et ça nous apprend pleins de choses. Je suis depuis plusieurs années tout ce qu »écrit I.D.L. et c’est toujours aussi génial !
Pierre 82
15 novembre 2019J’ai beaucoup aimé la phrase « Un socialiste aurait donné la partie qui ne lui appartient pas en faisant passer ce vol pour de la solidarité. ». Vous résumez le fond de ma pensée, et ça m’a fait sourire. Merci.
Le mot « chapelle » vient du latin « cappa », grand manteau, donc de la relique supposée du manteau de St Martin. Notons que le mot « chapelle » et ses dérivés est utilisé dans pratiquement toutes les langues européennes. Curieux. Le christianisme ferait donc partie de notre civilisation? Non?
Dominique
14 novembre 2019Très intéressant. Merci
Saint Martin était devenu anchorête lorsque des fidèles sont venus le chercher et l’ont amené quasiment de force à Tours pour en faire le 1er évêque en France, je crois.
Il a créé une liturgie, reprise au XXème siècle par les Orthodoxes français ( 100.000 ) et mise en notes pour être chantée par un grand compositeur russe blanc, ayant quitté la sainte Russie après 1917.
Charles Heyd
14 novembre 2019Et après cela il y en a qui diront que l’Europe n’a pas de « racines chrétiennes »!
Je me demande où ils vont leurs racines!
Ockham
14 novembre 2019Élégant billet. A propos de la dîme, l’Église attend bien que tout soit rentré pour taxer!