7 avril, 2023

Monopole de la violence

En remettant au goût du jour, durant un passage télé, la théorie sur le monopole de la violence légitime, Eric Zemmour a fait usage d’une expression qui dit beaucoup du rapport à la force et à l’État. Théorisée et popularisée par le sociologue allemand Max Weber, l’idée selon laquelle l’État aurait seul le monopole de la violence légitime est en effet non exempte de problème.

Weber face à la guerre civile

C’est dans son ouvrage Le savant et le politique que Max Weber explique que l’État a seul le monopole de la violence légitime, ou de l’usage légitime de la violence, selon la traduction que l’on donne à l’expression employée par Weber. Cet ouvrage est issu de conférences données à l’université de Munich en 1917 et 1919. Comme ses contemporains allemands, Weber a été traumatisé par la défaite de 1918 et surtout par la situation insurrectionnelle qui a suivi en Allemagne. Un épisode oublié en France, mais qui permet de comprendre la recherche de stabilité et d’ordre aux cours des années qui suivirent. Les communistes tentèrent des coups d’État à Berlin et dans les grandes capitales régionales, les soldats rentrés du front furent vilipendés et parfois attaqués, l’État allemand s’était complètement évaporé. Ernst von Salomon a très bien décrit cette situation dans son roman Les Réprouvés (1930) dans lequel il décrit les déconvenues de sa compagnie de corps francs. L’Allemagne échappe de peu au basculement dans le communisme, en dépit des efforts de Rosa Luxembourg. Il n’y avait alors plus d’État, plus d’autorité, plus d’ordre légitime et la démocratie allemande ne dut sa survie qu’à l’intervention des corps francs qui empêchèrent les communistes de prendre le pouvoir.

Weber a donc vu la guerre civile et vécu cet état de dissolution générale. D’où l’importance extrême pour lui de conserver un État fort et stable, seul à même d’éviter l’anarchie et donc le renversement de la civilisation allemande. Weber a vu aussi les groupes militaires communistes, les armes et le feu utilisés par ces adversaires. D’où sa réflexion sur la nécessité de les désarmer afin de ne mettre la capacité d’intervention militaire et policière qu’entre les mains de personnes ayant reçu un mandat légitime pour cela. D’où pour lui la légitimité de la force résidant dans les moyens de l’État.

Si l’argument peut se comprendre dans le contexte de 1918, face à un État qui se dissout totalement et la réalité de la guerre civile en Allemagne, il n’est pas sans ambiguïté pour les libertés des populations.

Force ou violence ?

La violence n’est jamais légitime, car c’est la force sans le droit, sans les règles, sans la limitation. La violence est hors du cadre de la politique et de la cité. C’est une chose qu’elle puisse être utilisée par une autorité supérieure, c’en est une autre qu’elle puisse être légitime. Surtout si la violence est utilisée pour elle-même et mise au service d’un groupe qui s’empare des rouages de l’État pour faire croire à sa légitimité, mais qui détourne la force commune pour son propre intérêt. L’oppression fiscale est une forme de violence, tout comme le vol légalisé ou l’établissement de lois iniques. Ce n’est pas parce qu’une violence est autorisée par la loi que celle-ci est juste et donc qu’elle devient une force.

La force, a contrario, s’exerce dans le cadre de la mesure et de la limite. Limitation de la loi, limitation des moyens en vue d’aboutir à une fin. La force se déploie dans la proportionnalité pour atteindre la fin visée. Dire que l’État dispose du monopole de la violence légitime, c’est le mettre au-dessus des lois et lui permettre de faire n’importe quoi. C’est rendre impossible toute contestation et toute remise en question de son action. Lors d’interventions dans des manifestations, il doit pouvoir être possible de sanctionner des gendarmes ou des CRS qui ne respectent pas les règles en vigueur et qui outrepassent leur rôle. Le maintien de la force ne peut pas passer par la violence et par la négation du droit.

Monopole ?

L’autre élément sujet à caution est celui du monopole. Si le monopole est mauvais en économie, pourquoi serait-il bon dans le domaine du maintien de l’ordre ? Reconnaitre à l’État le monopole de la force dans le maintien de l’ordre, c’est récuser la légalité de la légitime défense. C’est d’ailleurs ce qui est reproché dans l’usage de cette défense personnelle, le fait que cela revient à « se faire justice soi-même ». Dans les cas de légitime défense, c’est bien cela qui est jugé : un particulier peut-il faire usage de la force pour repousser un cambrioleur ou pour se protéger ou bien cela doit-il être réservé uniquement aux forces de police de l’État ? Si la légitime défense est reconnue, alors l’État n’a plus le monopole de l’usage de la force. On peut étendre cette réflexion à la question du port d’armes et à son usage dans certains cas.

Le monopole signifie aussi l’absence de subsidiarité, une notion essentielle qui a pourtant disparu du vocabulaire de la philosophie politique. L’Église catholique, par exemple, a son propre droit (droit canonique) et ses propres tribunaux pour juger les choses qui relèvent de sa juridiction. Les prud’hommes sont aussi des formes de justice privée, ou du moins de justice régie par une corporation. Autant d’atteintes au monopole de l’État, chose qu’il apprécie toujours rarement.

Les mairies disposent de leur propre force de police, même si les moyens et les champs d’intervention de la police municipale sont limités. Les vigiles et les compagnies privées de sécurité sont dotées de plus de pouvoir aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Là aussi, ce sont des réductions du monopole de l’État. Et cela est bien. D’une part parce que l’État ne peut pas intervenir partout, d’autre part parce qu’il doit pouvoir être mis en concurrence, y compris dans le domaine de la sécurité, afin de tendre vers son optimisation. Pour tous ces éléments, on ne peut pas dire qu’il y a un monopole de l’usage de la force par l’État. Le reconnaitre reviendrait à sacraliser l’État, à en faire le dieu bienfaiteur dispensateur du bien, ce que ne manque déjà pas de faire beaucoup de nos contemporains.

Quid au niveau international ?

Le livre de Max Weber fut traduit en français par Julien Freund et préfacé par Raymond Aron, qui s’interrogea sur la pertinence de ce monopole, notamment dans le champ international. Au niveau mondial, les États ne reconnaissent aucune autorité supérieure qui pourrait disposer du droit au recours de la violence. L’ONU s’y est brièvement essayée, sans succès. L’envoi de forces militaires se fait toujours dans un cadre national précis, sous forme d’accord, même si plusieurs États peuvent participer à cet envoi. Au-dessus des États, il n’y a donc personne qui puisse faire usage de cette violence. Au-dessus, non, en dessous, oui. C’est tout le problème des mafias et des réseaux criminels qui sapent l’autorité des États en s’accaparant l’usage de la violence et en se légitimant par le fait qu’ils soient impunis et impunissables. Le monopole, dans ce cas, ne vient pas d’une force qui est dessus, mais dessous, ce qui affaiblit d’autant plus les États. Et ce qui témoigne de leur grande difficulté à encadrer la violence.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

15 Commentaires

Répondre à Charles Heyd

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  • Dominique

    24 avril 2023

    Lorsque Macaron fait éborgner 30 Français et mutiler 300 autres, avec des armes létales ( les LBD ) et des grenades, il n’est plus question de  » privilège de la violence », mais de crimes d’Etat commis par un tyran fou. Les intellectuels doivent y réfléchir et proposer une modification de la doctrine de la police. Actuellement la liberté de manifester n’existe plus. 90 blindés de 14 tonnes avec mitrailleuse, autre arme létale, ont été livrés à la gendarmerie. La population est en danger.

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  • le chinois

    12 avril 2023

    Bjr,
    Dans le mot « Démocratie ».
    « Demos » = communauté civique qui délibère,
    « Kratos » = puissance, …comme père un Titan , comme mère la Styx ,la mort.
    violence = Bia qui est la sœur de Kratos, mais tout autre.
    ………….
    Donc la puissance appartient exclusivement au peuple, et la violence est tabu, illégitime.
    ………..
    La Démocratie est une idéale, vers lequel on doit avancer, qu’on atteindra jamais.
    Il n’y a pas de pays démocratique, et quand on vous assomme qu’on est en Démocratie,
    vous pouvez être certaine qu’on essaye vous estropier.

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  • Lameador

    11 avril 2023

    Pas votre meilleur article

    Sur la notion de violence : diriez-vous que l’armée ukrainienne ne fait pas usage de violence, mais se contente de procéder à des opérations légales dîment contrôlées par un juge qui porte une appréciation individualisée sur la proportionnalité de chaque acte ? Votre définition de violence me paraît peu satisfaisante dans le cas de cette citation.
    Je dirais plutôt que la violence est un usage cinétique de la force, tandis que la force s’appuie sur un potentiel de violence

    Reste le deuxième argument, sur la légitimité de l’auto-défense ou de polices municipales.

    Sur la violence individuelle, je pense que Weber a « merdé » et que l’état devrait avoir le monopole de la violence COLLECTIVE légitime; par opposition tout clan, gang, ou tribu. Ce qui n’exclut pas le droit pour un INDIVIDU de se défendre, si nécessaire avec véhémence.

    Sur la question des polices municipales, reconnues par la commune reconnues par l’Etat, je rappelle que le principe d’Etat n’exclut évidemment pas le principe de subsidiarité, et au contraire que pour un libéral qui n’est pas anarcap le principe de subsidiarité est une caractéristique désirable d’un BON état.

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  • KEMPA

    9 avril 2023

    Les violences à tous les niveaux, viols (de femmes et d’enfants)harcèlements ( en réseaux), , vols pur et simple par la politique menée, destruction violente du système de soins destinés à guérir les patients….sont l’adage des francs maçons de nos jours…macron en est un …

    Merci Noé …la réalité est là, monopole des groupuscules mafieux et sectaires, et violences en tout genre de ces individus soumis aux ordres…quelle pourriture cet art de vivre à la française..de nos jours! # Dark Web #Gang stalking #stopeg.org #dr Horton

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  • Charles Heyd

    9 avril 2023

    Entre violence légitime des forces de l’ordre et monopole de cette violence il y a comme une confusion. Il est évident que plusieurs services de police dépendants de l’état ou de ses ramifications (mairies, …) exercent légitimement la violence décrite. Cela est déjà suffisament délicat à encadrer juridiquement et à mettre en oeuvre en temps normal mais y rajouter un monopole c’est faire comme le Conseil Constitutionnel qui rajoute à la constitution des textes dit du « bloc constitutionnel »! Bref, qui aura alors le monopole de tabasser et où s’arretera l’encadrement légitime?

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    • Patrice Pimoulle

      11 avril 2023

      Normalement, d’apres les traites, on doit demanteler les monopoles ». Il n’y a qu’q transformer le conseil constitutionnel en « Autorite Independante ».

  • germain

    8 avril 2023

    Les sociétés de sécurité privée et leurs agents n’ont ni plus ni moins de pouvoir qu’un citoyen lambda…Agent de sécurité moi même pendant longtemps, je n’ai jamais exercé mon métier en étant doté de pouvoirs spéciaux ou supplémentaires.
    En revanche, la police nationale et la gendarmerie (CRS notamment la brave-M)ont d’importants pouvoirs, pour l’heure excessifs.
    La question du monopole de la violence par l’Etat ne s’est pas curieusement posé lors des manifestations des gilets jaunes qui ont été éborgnés, les mains arrachés par dizaines…Voilà un lourd silence qui « assourdit » le domaine des libertés fondamentales!
    La lâcheté des syndicats, ou leur non intervention, est un euphémisme!

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  • Geoffrey

    8 avril 2023

    théorie du pouvoir – ce dernier caractérise une relation éponyme, et se fondent sur 4 dynamiques : la force (police, armée), la séduction (la fille de Charles), l’intérêt (Charles et ses placements) et la légitimité (le bien/le mal, l’état de droit façon kantienne).

    Macron n’inspire aucun respect à la majorité du Peuple, lui obéir l’appauvrit et seul(e)s les masochistes le voient avec les yeux de l’amour.

    donc, seule la police (la force) empêche un changement de régime/une Révolution.

    le Peuple en armes pourrait la balayer (la police)…mais il craint la mort, la souffrance et une longue lutte (avec des perspectives de défection et donc de défaite).

    c’est la lâcheté du Peuple qui fait son malheur, lâcheté décuplée par l’individualisme et l’athéisme.

    Geof’Rey, révolutionnaire communiste (pas sans Dieu, sans religion !)

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  • Franck Boizard

    8 avril 2023

    Je ne crois pas qu’Eric Zemmour soit capable de se poser ce genre de questions.

    Son entrée en politique, domaine où il a prouvé être dépourvu de talent (7%, 0 député), a provoqué chez lui une régression intellectuelle qui prête à rire.

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  • Montagne

    8 avril 2023

    La fonction essentielle du droit est – la régulation des rapport sociaux . Le rapport de droit « remplace » les rapports de force entre les individus dans des situations de conflit . Ceci vaut uniquement dans des sociétés où les individus ont décidé de vivre ensemble

    Légitime = conforme au droit

    Légitime défense = le droit de se défendre si de manière contraire au droit, une personne est attaquée ou menacée d’une attaque imminente..cette défense consiste à repousser l’attaque avec des moyens dits « proportionnés aux circonstances ».

    Comment un état, reconnu et mis en place par une minorité, donc illégitime, peut il faire un usage légitime de la violence?

    De toute évidence , actuellement en France , la violence dont font preuve les imposteurs qui se sont emparés de l’etat, est illégitime. « Aux armes citoyens, formez vos bataillons…. »

    La première bataille étant de faire la lumière sur le déroulement des élections et plus particulièrement :
    1/ des temps de parole des candidats
    2/ du comptage numérique des suffrages susceptibles d’être faussé par des logiciels malveillants…..favorables à l’imposture…
    Ceci en vue de révéler l’imposture, ce qui devrait réveiller les masses et légitimer l’intervention de l’armée pour encadrer de nouvelles élections.

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  • Patrice Pimoulle

    7 avril 2023

    La violence est par fefinition une attitude antisociale; la societe n’a pas le « monopole de la violence »; « L’economie de marche non plus, d’ailleurs. En revanche. ‘faire et rendre bonne justice est le premier office du prince »; s’opposer a l’exercice de la justice appelle la societe a entrer en voie d’execution. En aucun cas il ne s’agit de deleguer la violence a un monopole.

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  • Michel Houle

    7 avril 2023

    Dans un monde civilisé idéal chaque être humain est conscient de son rôle dans la société ce qui fait sa force un enfant qui nait est dépendant de ses parents à l’adolescence il commence à donner pour cesser d’être dépendant pour finalement vivre libre par sa volonté de prendre soin s’il y a rupture dans sa volonté et que son profit prend toute la place.

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  • Robert

    7 avril 2023

    Le problème de la France, entre autres, c’est que l’ Etat est tellement délégitimé , servi depuis des années par une classe politique médiocre ( responsable mais pas coupable ! ), que la notion de violence légitime le concernant n’ a plus aucun sens…

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    • Patrice Pimoulle

      7 avril 2023

      Si l »Etat est « delegitime », la societe qu’il represente l’est aussi.

    • Patrice Pimoulle

      11 avril 2023

      Peut-etre, mais vous amettrezque la nation a elu la ve Republique, ouis Mitterrand-Chirac, puis Sarko-Hollande; Macron est un produit chimiquement pur de la Ve. Le seul contrepouvoir, a l’heure actuelle, c’est la rue. A moins que le 1er ministre, qui est une femme, scientifique et militaire de foremation…

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