16 décembre, 2022

Libéralisme et relations internationales.

Existe-t-il une pensée libérale des relations internationales ? La question est plus complexe qu’il n’y parait, d’une part à cause de la multiplicité des significations du terme « libéralisme », d’autre part parce qu’aujourd’hui les libéraux sont de plus en plus restreints aux sujets économiques. Si l’on retient la définition classique du libéralisme, qui est d’abord une pensée du droit, donc de la personne et donc des échanges entre les personnes, alors il peut émerger une vision libérale des relations internationales.

Notons d’abord que la plupart des auteurs libéraux traitent peu de ces questions. Hormis Raymond Aron, au XXe siècle, qui a consacré une grande partie de son œuvre à ce sujet, ce sont plutôt les thèmes économiques et de libertés publiques qui sont aujourd’hui traités par les libéraux. Il n’en fut pas toujours ainsi. Frédéric Bastiat et Alexis de Tocqueville (qui fut ministre des Affaires étrangères) ont abordé le sujet des RI, tout comme François Guizot. La pensée libérale des RI peut se résumer à trois concepts grecs majeurs qui en dessinent les contours : la philia, la polis et l’isonomia.

La philia : comment créer une communauté

La notion de philia est fondamentale chez les Grecs. On peut traduire ce terme par « amitié », mais il s’agit d’une amitié forte, qui va jusqu’au sacrifice de soi-même pour son ami, et non d’une simple amitié Facebook. Si la personne humaine est première (ce qui est le postulat de base du libéralisme), alors celle-ci est un être d’échanges et de relations. Et c’est par ces relations que se constituent l’amitié, plus ou moins forte, qui est une succession de don et de contre-don entre les amis, chacun donnant et chacun recevant. Thucydide et Xénophon, entre autres, ont montré comment l’amitié est l’élément essentiel de la constitution de la société. Pour être ami, il faut partager des choses en commun, disposer d’un véritable et authentique « vivre ensemble ».

L’amitié permet l’agrégation des personnes, ce qui crée le groupe. Portée à un niveau supérieur, elle donne la famille, qui est l’amitié entre l’épouse et l’époux. L’association des familles forme la nation et l’ensemble des nations forment les relations internationales. Alors oui, il y a bien une pensée libérale des RI en tant que pensée des relations entre les différentes nations.

Puisque la personne humaine est première, aucune atteinte à cette personne ne peut être tolérée. D’où le combat des libéraux contre la traite négrière et l’esclavage. Les auteurs susmentionnés ont été les fers de lance de l’abrogation de l’esclavage et de la traité, aidés et soutenus par Louis-Philippe qui partageait leur opinion sur ce sujet. D’où les différentes lois adoptées sous son règne interdisant la traite.

Répulsion également à l’égard de la colonisation. Une idée là aussi combattue par Bastiat, Guizot et Tocqueville, contre cette prétention à vouloir développer sa grandeur au détriment des autres peuples, contre cette idée saugrenue de vouloir transformer les autres en autres soi-même. Le combat des libéraux s’est poursuivi au XXe siècle en faveur de la décolonisation, ce qui valut à Aron d’être violemment combattu par la droite qui s’était entre temps convertie à cette grande idée de la gauche républicaine que fut la colonisation. Une colonisation qui, comme l’avaient compris les libéraux du XIXe siècle, fut un boulet économique pour la France, ce que démontra Jacques Marseille.

La polis, pas de relations sans cité

Le concept de polis ou de cité est l’autre clef de lecture fondamentale. La cité n’existe que si un ordre est respecté. Sans ordre, les hommes tombent dans le chaos et l’anarchie, ce qui dissout les cités et empêche leur existence.

Il ne peut exister que deux types d’ordre : soit spontané, soit construit. Le constructivisme est typique des différents socialismes quand l’ordre spontané est au contraire défendu par les libéraux. C’est ce que Bastiat appelle les harmonies économiques. Si l’ordre est construit, alors il faut un État puissant et omniprésent qui assure la garantie de celui-ci. D’où la mise en place de structures internationales type ONU afin de garantir l’ordre international et de construire des normes qui doivent ensuite s’appliquer aux États du monde. L’ordre construit conduit, à l’échelle nationale, à l’État providence, et à l’échelle internationale, à la gouvernance mondiale.

Nait aussi ce que l’on peut appeler le « socialisme humanitaire ». Le principe du socialisme est d’appauvrir une population pour ensuite lui donner des aides et ainsi se rendre indispensable. C’est ainsi que plutôt que de baisser les taxes et les impôts qui pèsent sur les entreprises, l’État préfère verser des aides et allocations, ce qui renforce la dépendance et donc la nécessité de l’intervention de l’État.

Le même processus est à l’œuvre au niveau international avec l’aide humanitaire. Faire venir en Europe les talents et les personnes qualifiées, c’est prendre à l’Afrique la seule ressource qui vaille, à savoir les hommes. Ainsi appauvris de cette richesse humaine, il est plus facile de créer la dépendance à l’aide, dont pourtant plusieurs auteurs ont démontré à quel point celle-ci était négative.

On le voit notamment sur la question des médecins. La France étant devenue un grand désert médical, conséquence de politiques sanitaires absurdes, le choix politique adopté a été de faire venir des médecins étrangers, plutôt que de libérer le système français afin de faire advenir des médecins autochtones. Les médecins roumains, bulgares ou autres qui s’installent en France sont autant de médecins qui manquent à leur pays d’origine.

Autre forme de traite humaine, les personnes qui viennent en Europe, légalement ou non, par l’intermédiaire des trafiquants. Commerce des plus juteux, ce trafic organise une connexion entre les réseaux criminels africains et européens. Là aussi il y a appauvrissement des pays d’origine, en plus des problèmes causés dans les pays d’accueil. C’est une nouvelle forme de traite humaine, qui devrait susciter autant de dégoût que l’esclavage au début du XIXe siècle.

L’isonomia : la nécessité d’une règle commune

Si le libéralisme est d’abord une pensée du droit, cela nécessite de disposer du même corpus intellectuel pour fonder le droit. La charia est une forme de droit, mais aux présupposés philosophiques bien différents du droit romain. C’est ce que les Grecs appellent l’isonomia : avoir la même norme. Or c’est tout le problème posé aux RI aujourd’hui. Quand celles-ci se faisaient essentiellement entre Européens, il était possible de tous avoir la même norme. Les traités de Westphalie (1648), de Vienne (1815) et même de Versailles (1919), établissent des règles dans un ordre commun, règles qui sont (plus ou moins) acceptées par tous parce qu’elles s’inscrivent dans un ordre commun.

À partir du moment où des pays non occidentaux, c’est-à-dire avec une base de philosophie du droit autre, émergent sur la scène mondiale et deviennent puissants, il devient difficile, voire impossible, de leur imposer notre droit. La multipolarité politique ne peut exister dans une multipolarité philosophique. Ce qui suppose de disposer de la force afin d’imposer son droit. C’est tout l’enjeu du dialogue des Méliens raconté par Thucydide, où Athènes, qui est la cité la plus forte, impose son ordre à Mélos, cité plus faible. Le droit arrive dans la remorque de la force. Une difficulté qui se rencontrait déjà à l’époque médiévale et qui est résumée par le canon 29 du concile de Latran II (1139), celui qui interdit l’usage de l’arbalète :

« Nous défendons sous peine d’anathème que cet art meurtrier et haï de Dieu qui est celui des arbalétriers et des archers soit exercé à l’avenir contre des chrétiens et des catholiques. » (Canon 29)

Une interdiction de l’arbalète et de l’arc qui ne fut jamais suivi d’effet, preuve que le droit ne peut s’appliquer sans la force. Mais ce qui est intéressant dans ce canon est le fait que l’interdiction ne vaille que dans les rapports entre chrétiens. Autrement dit, un chrétien peut tout à fait user de l’arbalète contre des non-chrétiens, c’est-à-dire notamment des musulmans. C’est là une réponse à la question de l’isonomia. L’interdiction de l’arbalète est un désarmement militaire. Le désarmement ne peut être effectif que si tout le monde l’opère, sinon le malheureux qui désarme se retrouve seul face aux loups. Or la règle de l’Église ne pouvant s’appliquer que dans un monde chrétien, les musulmans n’ont pas interdiction de cet usage. Par conséquent, pour ne pas créer une asymétrie de force, il est normal que les chrétiens puissent en faire usage à l’égard des non chrétiens, notamment en cette période de croisade. Un sujet qui revient aujourd’hui avec l’arme nucléaire et le drone.

Face à l’impossibilité de l’isonomia, du fait de la multipolarité philosophique, il faut penser les RI dans un cadre où il puisse y avoir des règles et des lois à deux vitesses, certaines dans le monde occidental, d’autres à l’extérieur.

Ces concepts philosophiques permettent d’esquisser les contours d’une pensée libérale des RI, tout en montrant les liens intellectuels tissés au cours des siècles passés.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

2 Commentaires

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  • Libre

    30 décembre 2022

    Libéralisme et relations étrangères = neutralisme et non alignement de droit et de fait pour arriver à un équilibre profitable.
    Donc de ce fait le soft-power national augmente si la prospérité suit. Quand aux organisations internationales elle peuvent exister de manière ciblée et non bureaucratique.Pas dans le style FMI ou autres…Le tout couplé à une défense nationale robuste de facon à dissuader les prédateurs autocrates et autres voyous internationaux….Exemple : Suisse pendant les 2 guerres mondiales, Autriche pendant la guerre froide, ect…

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  • Luc

    19 décembre 2022

    je crois que la reponse est simple et gouvernée par la geopolitique. les nations n’ont pas d’amis mais des interets. Realpolitik
    Il est evident que le conflit actuel Ukraine Russie est defavorable a la France mais favorable aux yankees

    La geopolitique est un gros frein a la pensée liberale. Une dictature meme la pire peut imposer sa volonté a une nation meme des plus democratiques (la suisse par exemple)
    Le reich n’a pas soumis militairement la suisse mais les yankees l’ont soumise financierement

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