29 novembre, 2018

L’Europe n’est pas en paix

 

 

L’Union européenne a apporté la paix depuis 1945. C’est une phrase que l’on entend souvent ; rassurant les populations quant à la pacification du territoire continental. Mais c’est faux : depuis 1945 l’Europe a connu et connaît encore de nombreuses guerres sur son sol. Certes, il n’y a pas eu de nouveau conflit entre la France et l’Allemagne après les trois guerres subies entre 1870 et 1945. Mais cette réconciliation franco-allemande, absolument nécessaire pour le bien des peuples concernés et la stabilité du continent, n’est pas le résultat d’une superstructure européenne, mais de la volonté de deux hommes, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, deux combattants des deux guerres mondiales qui sont parvenus à mettre un terme aux inimités entre les deux peuples. Cette réconciliation et cette entente furent ensuite poursuivies par tous les présidents français et chanceliers allemands. Pas de guerre entre la France et l’Allemagne donc, mais des guerres néanmoins en Europe.

 

Des colonies à la Guerre froide

 

D’abord des guerres coloniales, et pour la France ce fut l’Indochine puis l’Algérie. Certes ces guerres n’avaient pas lieu sur le territoire européen, mais elles concernaient directement les pays d’Europe. Chaque pays a réglé sa décolonisation seul, sans chercher à se coordonner avec les autres pays colonisateurs, alors que la colonisation avait été un peu concertée, notamment avec la conférence de Berlin (1885).

 

Puis il y eut la Guerre froide (1945-1991). Il est vraiment curieux que l’on ose dire que l’Europe a connu soixante-dix ans de paix alors que les tensions militaires entre l’Ouest et l’Est ont été extrêmes. Certes, il n’y a pas eu d’affrontements directs, et les chars moscovites n’ont pas atteint Paris, mais ils ont réprimé les manifestations en Pologne, à Berlin, à Budapest et à Prague. Cette guerre a aussi été celle de la désinformation, de la propagande et de la déstabilisation. Les archives récemment ouvertes ont permis de démontrer que la Chine de Mao avait financé les mouvements gauchistes français lors de la crise de Mai 68. La menace d’un affrontement militaire était bien réelle et si elle n’a pas eu lieu c’est parce que les pays d’Europe de l’Ouest s’en sont prémunis. Ce n’est pas l’Europe qui les a aidés, mais les États-Unis, avec le traité de l’Atlantique nord (1949). La Communauté européenne de défense (CED) fut rejetée par l’Assemblée nationale en 1954, alors que les cinq autres pays membres l’avaient ratifiée. La CED prévoyait de créer une armée européenne placée sous la supervision du commandant en chef de l’OTAN, lui-même nommé par le président des États-Unis. La CED n’aurait donc été qu’une armée otanienne bis, laissant faussement croire à une indépendance militaire européenne. C’est bien en se plaçant sous la tutelle de l’OTAN que les pays d’Europe se sont protégés de l’URSS, non en développant leurs propres structures militaires. Les actuels pays d’Europe de l’Est préfèrent toujours aujourd’hui se placer sous la protection de l’OTAN plutôt que sous un éventuel parapluie européen.

 

Puis la Yougoslavie

 

La fin de la Guerre froide aurait pu laisser croire à un retour de la paix en Europe, il n’en fut rien. Le continent a connu la terrible guerre de Yougoslavie qui a duré près de vingt ans. Il y eut d’abord l’éclatement de l’ancienne fédération entre 1991 et 1995 (accords de Dayton). Puis la guerre au Kosovo entre 1998 et 1999, et des affrontements en Macédoine en 2001. Au Kosovo, le conflit dure encore de façon larvée. Les Albanais opèrent une véritable purification ethnique pour éliminer les Serbes de la province afin de la rattacher définitivement à leur pays. Albanie et Kosovo sont deux États mafieux, vivant du trafic de drogue, d’armes et de migrants. En Yougoslavie non plus l’Europe n’a pas été capable d’établir la paix. Il a fallu l’intervention de l’OTAN pour mettre un terme à la déchirure yougoslave et les accords de paix ont été signés aux États-Unis. En 1998, c’est encore l’OTAN qui intervient, à la demande de Bill Clinton. Quant à la situation au Kosovo, elle pourrit, loin des préoccupations de Bruxelles.

 

Donbass : un conflit oublié

 

Plus récemment, c’est en Ukraine et au Donbass que la guerre a sévi et sévit encore. L’Ukraine qui avait été le pays organisateur de l’euro de football 2012, des matchs de poule se tenant même au Donbass. La crise déclenchée en 2014 lors des manifestations de la place Maïdan n’est pas résolue, en dépit de la signature des accords Minsk II (2015). La sécession du Donbass est désormais un état de fait. Des élections présidentielles se sont tenues le 11 novembre dernier dans les Républiques populaires de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL). Le conflit a fait plus de 10 000 morts et les tirs de mortiers et de roquettes se poursuivent tous les jours. Les milices du Donbass continuent à affronter l’armée d’Ukraine. C’est ce contexte qui permet aussi de comprendre le raidissement de la Russie et de l’Ukraine en mer d’Azov. Marioupol est le dernier port ukrainien de la partie est du pays, qui donne sur la mer d’Azov. Kiev a besoin de ce port pour lancer ses opérations militaires contre le Donbass. Moscou en revanche, veut limiter l’accès des bateaux ukrainiens afin de s’attacher de façon définitive la péninsule de Crimée. La montée des tensions qui courent depuis le début de la semaine sert davantage le gouvernement de Kiev que celui de Moscou. En effet, des élections présidentielles se tiennent prochainement en Ukraine. L’actuel président, Petro Porochenko, est très impopulaire. En réveillant le nationalisme ukrainien contre la Russie, il espère agréger la population autour de lui et tisser une union nationale qui pourrait conduire à sa réélection. Il n’est pas exclu non plus qu’il mène une grande opération militaire contre le Donbass. De plus, en instituant la loi martiale sous prétexte de protéger le pays contre la Russie, il limite les libertés publiques et il contrôle davantage la police et l’armée, ce qui est toujours très utile en période électorale. En Ukraine, c’est Washington qui mène la danse. La France et l’Allemagne ont été incapables de trouver une solution et elles s’enferment dans une opposition stérile avec la Russie. C’est d’autant plus stupide que le Donbass n’est pas la priorité de Moscou et que l’Europe a des sujets beaucoup plus importants à traiter avec la Russie, comme la reconstruction en Syrie, la gestion de la Libye ou la riposte face à la Chine.

 

Donc non, l’Europe n’est pas en paix. Dire cela, c’est très insultant pour ceux qui meurent actuellement au Donbass, pour les civils et les militaires tués lors de l’horrible siège de Sarajevo (1994) et pendant toute la guerre en Yougoslavie, comme pour les dissidents qui ont lutté contre le totalitarisme communiste. Le projet de paix européen est donc encore à construire et à consolider.

 

Des guerres inter-étatiques

 

Il y a d’autres guerres que l’Europe n’a pas su endiguer, celles menées par les terroristes, que ce soit ceux de l’ETA ou de l’IRA. Ce sont l’Espagne et l’Angleterre qui ont résolu ces crises, avec l’aide de leurs voisins, grâce à des accords bilatéraux. L’ancien président François Hollande a d’ailleurs lui-même reconnu que nous étions en guerre contre le terrorisme. Ce n’était peut-être qu’une formule électorale, mais les mots ont un sens. Si nous menons cette guerre contre le terrorisme, c’est donc que nous ne sommes pas en paix. Les gouvernements ont par ailleurs pris une série de mesures restreignant les libertés publiques au prétexte de lutter contre le terrorisme. Il ne faudrait pas que ces mesures d’exception deviennent la règle. Chacun a bien vu que l’Europe (c’est-à-dire l’Union européenne) est incapable de gérer la crise migratoire et que ce sont les pays qui ont pris, de façon individuelle, les mesures qu’ils ont estimé nécessaires. Il en va de même pour la prolifération des mafias et l’infiltration des terroristes via ces flux migratoires.

 

Donc non, depuis 1945 l’Europe n’est pas en paix, et la France non plus. Elle ne le sera d’ailleurs jamais, la guerre étant inhérente à l’histoire des hommes. C’est une folie que de croire que l’on pourra bâtir un monde sans guerre ; contentons-nous de les limiter et de les réduire au maximum. Et puisque l’Europe n’est pas en paix et que la guerre est une réalité, il est indispensable de former la population aux notions militaires, non pour en faire des soldats, mais pour que les conflits soient intelligibles au plus grand nombre et pour y faire face si, un jour, la guerre devait se faire plus intense. Les guerres connues par nos ancêtres, hélas, n’appartiennent pas qu’au passé.

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

12 Commentaires

Répondre à Philippe

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  • Philippe

    29 novembre 2018

    Au sein de l’Union européenne il y a une guerre larvée sous forme de bras de fer entre le bloc Saxon ( RFA – Autriche – Pays-Bas – Danemark-Suéde) et le bloc latin du sud ( Italie-Espagne-Portugal-Grece ) . Le bloc latin du sud a perdu toute influence, il doit se soumettre aux regles de Bruxelles qui sont dictées par Berlin . Comment 160 millions de sud européens ont perdu toute indépendance , doivent se contenter d’une croissance anémique ou négative pendant que le bloc saxon accumule les excédents . Il y a là une faille béante .
    La France se serre contre l’ Allemagne comme si il y avait un binome dirigeant l’ europe , mais en réalité la france est à la traine de l’ Allemagne . Et je ne compte aucun mouvement social de contestation comme les gilets jaunes ou les bonnets rouges en RFA . Seule l’ AFD mobilise 10% des votants contre l’ immigration , mais l’ AFD ne fait pas les scores du FN ni de la France insoumise .
    Donc la France est bien le canard boiteux du bloc saxon . Jusqu’a quand cela va t’il durer ?

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    • Guillaume_rc

      30 novembre 2018

      Votre analyse est intéressante mais la France n’est ni saxonne ni complètement latine.

      Sa situation géographique le montre bien.

      C’est sa grandeur, c’est parfois aussi sa faiblesse

    • Philippe

      2 décembre 2018

      A Guillaume -RC : Au dela de la fracture geographique Saxon-Latin on comprend que la France elle-meme est fracturée , que le droit de l’ Etat écrase l’ etat de droit , et ceci depuis 1992 ( Maastricht ) . Une caste politico-adminstrative a mis le pays et ses forces productives en coupe réglée pour permettre a cette meme caste de passer au travers des crises sans devoir renoncer – bien au contraire – a ses privilèges . Charles Gave et l’IDL l’ont bien souligné a maintes reprises . Le plus flagrant des privilèges est le maintien dans le corps d’origine des fonctionnaires qui se lancent en politique avec avancement constant nonobstant leur absence et garantie de retrouver leur fonction dès leur retour au sein du sérail étatique . Cette caste a un seul horizon , faire payer les gueux, les manants , la classe moyenne , les producteurs de richesse , qu’ils soient employés ou chef d’ entreprise de PME . Et au meme moment , on apprend que la Fondation Louis Vuitton a bènéficiè d’une ristourne fiscale de 500 M.€ pour son action de mécenat , ristourne fiscale qui alllège l’ ensemble du groupe LVMH et lui permet de financer a moindre cout des projets strictement commerciaux comme la transformation de l’immeuble de la Samaritaine en hotel de luxe .
      Ce genre d’ avantage négocié puis légalisé au plus haut niveau est la traduction en clair d’un Etat qui privatise les gains et socialise les pertes .La fracture Saxon-Latin est donc bien présente au sein meme du pays entre pot de fer et pots de terre.

  • hoche38

    29 novembre 2018

    Je crains fort, Monsieur Noé, que l’exceptionnelle qualité des politiciens dont nous disposons, nous amène malheureusement dans les prochaines années à faire de nombre de nos concitoyens des soldats.

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  • Denis Monod-Broca

    29 novembre 2018

    « L’Europe est en paix et elle est en paix grâce à la construction européenne » : on nous rebat les oreilles de ce credo qui est en effet, comme vous le dites fort bien, un double mensonge. D’abord parce que l’Europe n’est pas si en paix que ça, ensuite parce que c’est bien cet état de paix relatif qui a permis la construction européenne et non pas le contraire.

    Vous avez oublié cependant une guerre : la guerre industrielle. L’Europe est censée nous protéger (autre article du credo) et notamment de la concurrence déloyale venue d’ailleurs or elle est désormais, tout au contraire, du fait de l’euro, un champ clos dans lequel les Etats-membres s’affrontent en un combat sans merci. Absurdité sans nom ! que nos dirigeants ne veuillent pas le voir est un insondable mystère…

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    • Jean-Baptiste Noé

      30 novembre 2018

      En effet, je n’ai pas évoqué la guerre économique, qui est un chapitre entier à elle seule. La question iranienne le montre bien d’ailleurs : Total a été chassé de l’Iran par notre allié US, pays où il est présent depuis les années 1950 et c’est une entreprise chinoise qui a repris le contrat.

  • Alain RAYNAUD

    29 novembre 2018

    Le rappel des crises touchant l’Europe de manière directe ou indirecte est utile.
    L’éducation à la stratégie, à la manipulation de l’information, à l’Histoire récente, est un élément essentiel participant de la prise de conscience individuelle et de l’intelligence des peuples. L’institut des libertés en est un bon exemple. Je pense que le réveil citoyen doit se faire dans les structures les plus proches des personnes. Nous nous efforçons localement de créer des comités de quartier, car nous pensons que la formation politique se fait à partir du quotidien.

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  • MarM

    29 novembre 2018

    Le propos est intéressant, mais en associant Europe et Union Européenne, on s’y perd (l’Ukraine ne fait pas parti de l’UE, fait elle parti de l’Europe?). Dommage pour l’amalgame…
    Merci néanmoins pour vos précédents articles de très grande qualité.

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    • Jean-Baptiste Noé

      30 novembre 2018

      Il faut en effet distinguer Europe et Union européenne, le discours politique ayant tendance à mêler les deux, à dessein d’ailleurs. Cette confusion est regrettable car elle amène à confondre une civilisation millénaire et une construction politique qui, comme toutes les constructions politiques, est beaucoup plus passagère.

  • Guillaume_rc

    29 novembre 2018

    « C’est bien en se plaçant sous la tutelle de l’OTAN que les pays d’Europe se sont protégés de l’URSS, non en développant leurs propres structures militaires. »

    C’est la clé du problème. A part les Français (et encore les crédits sont en baisse constante – il nous reste la dissuasion nucléaire) aucun pays européen ne veut se doter d’une défense digne de ce nom.
    Dès lors, il est absolument normal que les Américains nous traitent en vassal.

    Deux facteurs vont (peut-être changer la donne) :
    Trump réclame de l’argent pour continuer à assurer notre protection
    Tous les pays du monde (Chine en tête) réarment.

    Quant à la proposition de notre président de créer une armée européenne, je la crois fumeuse et vouée à l’échec pour la simple et bonne raison que seuls les Français continuent à faire semblant d’y croire.

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  • PenArBed

    29 novembre 2018

    Pour le moment la monde de la finance obtient toujours les profits souhaités. Quand ce ne sera plus le cas, il trouvera à nouveau les motifs d’engager une guerre. L’Union européenne ni pourra rien vu qu’elle est aux mains de médiocres soumis aux règles du marché.
    Le scénario étant toujours le même :
    Dans son livre  »les principes de la propagande de guerre » réédité en 2010 l’historienne Anne Morelli décrit les mécanismes essentiels de la propagande utilisée aussi bien durant la Première Guerre mondiale qu’au cours de conflits plus récents (Yougoslavie, guerre du Golfe, Kosovo, Afghanistan,Irak, Libye, Syrie).
    « Je ne tenterais pas de sonder la pureté des intentions des uns ou des autres. Je ne cherche pas ici à savoir qui ment et qui dit la vérité, qui est de bonne foi et qui ne l’est pas. Mon seul propos est d’illustrer les principes de propagande, unanimement utilisés, et d’en décrire les mécanismes. »
    1. Nous ne voulons pas la guerre. Les artistes et intellectuels soutiennent notre cause. Le camp adverse est le seul responsable de la guerre.
    2. Notre cause est noble, nous défendons des opprimés et non des intérêts particuliers. Le chef du camp adverse a le visage du diable. L’ennemi utilise des armes non autorisées et provoque sciemment des atrocités. Si nous, nous commettons des bavures c’est involontairement.
    3. Nous subissons très peu de pertes, les pertes de l’ennemi sont énormes.
    4. Vous êtes avec nous ou contre nous. Ceux (et celles) qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres.
    Jacques Bainville :  » il y a des occasions où l’on est bien heureux de trouver des militaires, pourtant, on se comporte dans la paix avec les militaires comme avec les médecins quand on est en bonne santé. »

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  • breizh

    29 novembre 2018

    L’Europe n’est qu’une technostructure sans légitimité politique, qui ne sert plus que le bénéfice des fonctionnaires européens, que ni les conseils des ministres, ni le parlement européen ne contrôlent plus (si tant est qu’ils l’ont fait).

    concernant la Guerre Froide, l’OTAN a effectué une dissuasion qui a fonctionné. Toutefois, il ne faut pas négligé le rôle de la dissuasion nucléaire française (indépendante de l’Europe et des Etats-Unis).

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