2 avril, 2021

Les lieux d’une civilisation

La géopolitique est d’abord géographie, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse en premier aux territoires, que ceux-ci soient des espaces, des lignes ou des lieux. La ville et le lieu-dit sont les archétypes des lieux géographiques où se situe l’action des hommes. La civilisation européenne, qui trouve son origine et ses racines dans le monde antique, peut ainsi se résumer à quelques lieux fondateurs où se sont déroulés des événements majeurs pour son histoire. La fête de Pâques, en plus de sa dimension spirituelle, est aussi une fête des lieux en tant que fête du « passage » (pesah en hébreux) entre deux espaces : le royaume d’Égypte et le désert du Sinaï, avant de permettre aux Hébreux d’entrer dans la Terre promise. Non seulement la foi chrétienne est incarnée dans des hommes, mais elle est aussi inscrite dans des lieux qui sont autant d’endroits de mémoire et d’histoire actualisée.

 

Les lieux des Hébreux

 

Tout commence dans la ville d’Ur, en Mésopotamie, aujourd’hui Irak, avec le départ d’Abraham. Ur, situé sur une rive de l’Euphrate, est l’une des plus grandes villes de l’époque de Sumer. Les fouilles archéologiques conduites dans les années 1920-1930 ont montré que cette cité était l’une des plus importantes de la région à l’époque du IIIe et IIe millénaire. Ville d’Abraham, le patriarche qui, en accord avec la promesse de la Genèse, a eu une descendance aussi grande que les étoiles du ciel, elle est une des cités fondatrices de notre civilisation. Ses ruines visibles aujourd’hui rappellent qu’un des bras de l’Europe a commencé dans ce croissant fertile, sur les rives de l’actuel golfe persique, où se sont croisées de nombreux peuples tels les Babyloniens, les Hittites et les Perses. Ur rappelle à l’Europe qu’elle n’est pas réductible à l’Occident, mais qu’une grande part d’elle-même vient d’Orient. D’où, peut-être, l’origine de l’attrait jamais démenti des Européens pour l’Orient, comme un attrait irrépréhensible pour ses origines.

 

L’Égypte n’est pas un lieu, mais un royaume aux capitales nombreuses, avant qu’Alexandre n’en fixe la capitale économique et culturelle sur les rives de la Méditerranée. Avant d’être l’Égypte des savants grecs et des théologiens chrétiens, le pays qui a été un phare culturel et intellectuel majeur fut, pour les Hébreux, le pays de la servitude et de l’esclavage. La libération apportée par Moïse est une libération nationale, celle d’un peuple qui ne veut plus être esclave et qui espère pouvoir vivre sur sa terre. L’Égypte devient le symbole du voyage et de la tension continue d’un peuple pour retrouver le sens de sa terre. L’expérience des Hébreux montre également que la diaspora et l’exil ne peuvent être des solutions pérennes. Tout peuple éloigné de chez lui rêve de sa terre et de son retour, quand bien même celui-ci serait ponctuel ou temporaire. Même si elle vit ailleurs, la diaspora a son cœur et son esprit vers sa terre qui n’en finit par d’irriguer sa culture, se manifestant notamment dans la littérature et la poésie. Une terre qui souvent devient mythifiée et sublimée mais qui n’en finit par se rattacher à un ailleurs rêvé. L’exode est chose inhumaine tout comme l’indifférence à l’égard de sa mère-patrie. La terre originelle n’est pas seulement le lieu où a vécu le corps, mais le territoire où l’esprit et l’histoire continuent de vivre et de se rattacher. La volonté de Moïse de quitter l’Égypte n’est pas uniquement le souhait exprimé de quitter la terre de l’esclavage, mais aussi l’attirance pour le chez-soi, le retour à la maison même si, dans le cas de Moïse, il ne connaissait pas cette terre et qu’il ne l’a jamais atteinte.

 

Le mont Sinaï. Entre l’Égypte et la Terre promise se trouve la montagne magnifique du mont Sinaï située au sud de la péninsule. D’une hauteur de 2 285 mètres, c’est à ce sommet que Moïse reçut le décalogue, les tables de la loi. L’événement est considérable : dialogue de personne à personne, établissement d’une société de droit, reconnaissance de la primauté de la personne sur la tribu, condamnation du vol, de l’envie, de la jalousie, affirmation de l’importance de la filiation et du respect dû à l’histoire et aux parents (commandement 4 : « Tu honoreras ton père et ta mère »). Ces dix commandements célèbrent tout ce que le socialisme abhorre et rejette. C’est véritablement sur le mont Sinaï que sont posés les fondements de tout ce qui fait la spécificité de la civilisation occidentale.

 

Jérusalem, la ville qui lapide les prophètes. Sion-Jérusalem, ville sans cesse pleurée et adorée et en même temps ville qui lapide ceux qui l’aiment. Nombre de prophètes y ont été tués et elle-même fut le siège de nombreuses batailles conduites par des peuples qui tentèrent de s’en emparer. Politiquement et économiquement parlant, cette ville n’est aujourd’hui plus grand-chose. Mais culturellement et symboliquement, c’est l’une des villes les plus importantes au monde. Elle n’a pas le poids de New York, de Tokyo ou de Pékin, mais elle a autre chose qu’aucune ville dans le monde ne peut prétendre posséder : être le lieu de la mort et de la résurrection de Dieu. Jérusalem sonne comme une promesse ; pour le peuple juif qui a rêvé d’y revenir et de s’y installer, chose en partie faite aujourd’hui ; pour les chrétiens, qui espéraient pouvoir y venir librement en pèlerinage. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand dépeint l’émotion romantique qui s’empara de lui à la visite de la ville, ville dont il préféra surtout les ruines et dont on ne sait jamais, chez l’auteur, ce qui est vrai et ce qui relève de son imagination. Après être brillamment entrée dans l’histoire dans l’Antiquité, elle est demeurée avec son passé magnifié et actualisé.

 

Les lieux des Grecs et des Romains

 

Ce furent les Grecs et les Romains qui prirent la succession de l’Orient pour le vivifier et lui apporter leur philosophie propre. Troie est à cet égard la ville de la rencontre et de la transmission des cultures. Combat acharné des Grecs entre eux, Achéens contre Troyens, la guerre vit la victoire des hommes d’Agamemnon et le départ d’Énée, prince troyen, dont les descendants fondèrent Rome qui, ensuite, devait annexer la Grèce, dans une revanche posthume des Troyens. La mythologie politique des Carolingiens faisait remonter la généalogie des Francs aux Troyens, expliquant que Francion, un neveu d’Énée et prince troyen comme lui, avait fondé un royaume entre le Rhin et le Danube et que son peuple prit le nom de « Franc ». C’est eux qui, par la suite, furent à l’origine de la noblesse française. C’est en réaction à cette mythologie politique que la IIIe République en édifia une autre, celle du mythe des Gaulois comme origine de la France, ce qui permettait de rejeter l’héritage grec des Troyens et l’héritage latin des Romains, les Gaulois s’étant opposés à la conquête de la Gaule (ce qui est historiquement faux, un grand nombre de tribus gauloises étant alliées de Rome). Outre les ouvrages d’Homère, Troie est donc, par la mythologie politique qu’elle a contribué à créer, une cité féconde pour la civilisation européenne et sa constitution.

 

Athènes, l’école de la Grèce selon Périclès, mère des philosophes, des politiques et des savants. Une appellation un tant soit peu abusive de la part du stratège athénien tant d’autres cités de Grèce ont joué un rôle de premier plan dans la création de leur culture. C’est le cas notamment de l’Ionie, région située de l’autre côté de la mer Égée et dont les cités ont vu naitre un bon nombre de savants. Mais Athènes demeure le symbole et l’archétype et lorsque le Macédonien Alexandre conquiert la Perse et l’Inde et diffuse l’hellénisme, c’est Athènes qu’il transmet dans ces terres foulées par les Grecs. Avec le mont Sinaï, l’acropole est l’autre montagne majeure de la civilisation européenne, celle qui a fourni les textes et les pensées qui nous irriguent toujours. Une montagne qui fut annexée et digérée par la ville aux sept collines, Rome.

 

Si Rome a gagné son titre de ville éternelle, c’est non seulement parce que la ville fut la capitale de la Rome impériale et de la Rome chrétienne, mais aussi parce qu’elle a influencé la pensée politique et l’art de l’Europe. Le bleu de son ciel, la tonalité de ses couleurs, la majesté de ses monuments et les panoramas offerts par ses collines ont inspiré des générations d’artistes et de penseurs. Avant de faire le tour de l’Europe, les touristes faisaient le voyage à Rome, indispensable étape dans leur formation humaine, artistique et intellectuelle. La puissance d’une ville-civilisation se mesure à sa capacité à irriguer et féconder la pensée dans le temps. C’est le cas de Rome, dont les structures juridiques et intellectuelles se sont exportées tout au long du bassin méditerranéen et ensuite dans le monde avec la colonisation conduite par les Européens. La rencontre entre le forum romain et la basilique Saint-Pierre fut l’une des plus fécondes de l’histoire, pour l’ensemble des domaines du savoir humain.

 

Carthage, enfin, est la ville particulière et paradoxale. Si elle fut en rivalité avec Rome, si elle perdit, sa défaite permit à la ville du Latium de prendre de l’ampleur, de sortir de la péninsule et de s’étendre tout au long de la grande bleue. Sans le vouloir, Carthage a provoqué la naissance et l’essor de l’imperium romain. Mais Carthage fut aussi, par la suite, l’un des principaux ports de la Méditerranée et la région productrice et exportatrice de blé. La ville fut nourricière de Rome, au sens propre. À l’époque chrétienne, Carthage vit naitre un grand nombre de théologiens qui contribuèrent à façonner le christianisme, dont Tertullien et Cyprien. Non loin d’elle, dans l’Afrique romaine, c’est Augustin d’Hippone qui a brillé sur la civilisation de l’Occident. Si Jérusalem représente le rêve de l’Orient, Carthage est ancrée dans le rêve du Maghreb et de la rive sud de la Méditerranée. Rêve de l’union des Arabes au sein d’un vaste royaume à l’époque de Napoléon III, rêve de démocratie et de printemps arabes il y a dix ans. L’Europe ne parvient pas à se défaire de Carthage et de ce qu’elle représente, comme espérance et crainte d’un empire puissant sur son flanc sud, un empire tout à la fois admiré et redouté.

 

C’est en ville que se crée le politique, c’est-à-dire la culture, l’art, la philosophie et l’économie. Il ne peut y avoir de civilisation prospère sans culture et donc sans cité. La succession des villes qui ont dessiné un vaste chapelet relie l’histoire qui est la nôtre, depuis les rives de l’Euphrate à celle du Tibre. Une liaison géographique qui est aussi une liaison historique.

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

6 Commentaires

Répondre à michel hasbrouck

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

  • sissou

    5 avril 2021

    Merci Monsieur pour ce très enrichissant article qui assure et éclaire un rappel de nos origines et de façon très bien évoquée. Vous m’avez donné envie d’en connaitre un peu plus sur Carthage et les tunisiens. Ces derniers étant les intellectuels du Maghreb les marocains les travailleurs. L’Algérie c’est nous…

    Répondre
  • Arnaud Énée

    3 avril 2021

    Superbe article

    Répondre
  • Steve

    2 avril 2021

    Ah mon bon Monsieur Noé, quelle belle géomythographie vous nous baillez là ! Et ma foi, que serait Troie sans les chants d’Homère et sans les rêves de Schliemann? Que serait Carthage sans les lamentations de Didon rêvées par Purcell et sans l’imprécation de Caton  » delenda est Carthago » qui survit étrangement en Tunisie dans un prénom féminin Delenda, que les pères qui n’ont que des filles donnent à celle qu’ils veulent être la dernière dans l’espoir d’un fils enfin ? Et dites moi n’en quel pays est Flora la belle romaine? Que ce refrain ne vous remayne, mais où sont les neiges d’antan?
    Martin H nous dit que les lieux précèdent les ponts; ainsi en va t’il aussi des lieux en Chine qui peuvent attendent longtemps les ponts qui nous rendront passants.
    Nos souvenirs demeurent en des villes que vents, sables et tourments ont rendues invisibles mais qu’on peut parfois entr’apercevoir par une nuit d’hiver…ou au travers d’ un exposé de géopoétique de l’espace.
    Cordialement

    Répondre
  • whitelander1

    2 avril 2021

    « C’est en ville que se crée le politique, c’est-à-dire la culture, l’art, la philosophie ». Pour être complet, si vous me le permettez : c’est à la campagne que se crée le soldat, le conquérant, inspiraient par l’espace, les grands horizons, le terrain, où seules les bonnes frontières font les bons voisins. C’est peut être parce que nous sommes devenus des esprits citadins, en redevenant des cueilleurs aux arbres des supermarchés que nous ne sommes plus des chasseurs et encore moins des guerriers.

    Répondre
  • michel hasbrouck

    2 avril 2021

    Les Francs, grands et blonds, proviendraient donc des Troyens, petits et noirs de poil. Ah bon…

    Répondre
    • Traderidera

      2 avril 2021

      Les peuples qui vivaient en Orient n’étaient pas les mêmes il y a deux ou trois mille ans que maintenant. Par exemple, au beau milieu de la Turquie actuelle vivaient les Galates (même racine que Gaulois), un peuple celte aux couleurs plutôt proches des scandinaves d’aujourd’hui.

Me prévenir lorsqu'un nouvel article est publié

Les livres de Charles Gave enfin réédités!