1 juin, 2017

Les enjeux de l’océan Indien

Vu d’Europe, c’est un peu l’océan oublié, parce qu’il se trouve dans un angle mort du globe, entre l’Europe et l’Asie. Tout donne à penser que l’océan Indien est fait pour être traversé, entre Suez et Malacca, non pour être exploité. Il est pourtant l’un des océans les mieux entourés : à l’ouest, la Somalie et ses pirates, le golfe d’Aden et le détroit d’Ormuz par où transite une grande partie du pétrole mondial. Au nord, l’Iran, le Pakistan et l’Inde, à l’est, les marches de l’Asie : Singapour, la Malaisie, et les portes de la Chine. Au sud, le grand vide de terres, mais des îles stratégiquement importantes dont, pour la France, l’île Tromelin et la Réunion.

 

Présence des États-Unis

 

Les États-Unis sont eux aussi présents dans cette zone, qu’ils contrôlent militairement. Ils y ont deux grandes bases : Chagos et Diego Garcia, installées dans des îles au centre de l’océan, et une flotte qui y croise en permanence, la Ve flotte. Cela complète la présence militaire de la partie asiatique du Pacifique, avec notamment les bases de Guam et de Midway et la VIIe flotte, plus des bases en Australie, Corée, Japon, Malaisie. Washington ne peut pas délaisser un espace aussi stratégique pour les échanges mondiaux. Sa présence assure l’équilibre entre la Chine et l’Inde et les tensions qui ne cessent de croître entre les deux rivaux d’Asie.

 

Les défis de la population

 

La démographie est l’un des défis premiers de cette zone. Il est d’ailleurs dommageable que l’on ne s’intéresse pas davantage à cette science, alors que la démographie conditionne énormément les évolutions du futur. C’est une science quasi exacte, car il est facile de prolonger les courbes et de dessiner les évolutions sur trente ou cinquante ans. C’est une matière où la force d’inertie est très forte : même si le nombre d’enfants par femme diminue, la population peut continuer à croître fortement. Or la population conditionne les contraintes qui pèsent sur les pays. Que ce soit la gestion des personnes âgées, l’intégration de la jeunesse, l’accès à l’eau, à l’énergie ou à la nourriture, tous ces facteurs sont en prise directe avec les évolutions démographiques. À quoi il faut ajouter les enjeux sanitaires et scolaires, ainsi que l’équilibre des territoires et la gestion des villes (logements et entassement urbain). La démographie est bien un domaine essentiel, or ce facteur est trop souvent négligé.

 

L’Inde, aujourd’hui deuxième puissance démographique mondiale, dépassera la Chine d’ici quelques années pour atteindre 1,3 milliard d’habitants. Or cette population s’installe de plus en plus sur les littoraux. Ce phénomène de littoralisation est commun à l’ensemble du monde. C’est là que l’on trouve les grandes villes, les ports influents, le dynamisme économique. Les villes attirent les campagnes et les grandes villes sont désormais situées en bordure du littoral. Ce qui pose des défis de développement, les littoraux étant des espaces fragiles. Ce qui pose aussi des défis de gestion de la pollution : il faut veiller à ce que les eaux usées ne soient pas rejetées dans la mer, mais soient bien traitées dans des usines ad hoc. La pollution menace l’océan Indien et, partant, la biodiversité et la survie des espèces animales. Bombay, l’une des grandes villes indiennes, comptait moins d’un million d’habitants en 1910 et plus de 22 millions en 2010, et la population ne cesse d’y croître. Calcutta, sur le littoral est, dépasse les 10 millions d’habitants. L’autre grande ville indienne est Delhi, mais elle n’est pas située en bordure littorale.

Le Pakistan et le Bangladesh ont dépassé les 150 millions d’habitants, alors qu’ils comptaient autour de 50 millions d’habitants en 1960. Le Pakistan est passé de 46 millions d’habitants en 1960 à 177 en 2011 et le Bangladesh de 54 millions à 167 millions. La population a triplé au Bangladesh et elle a été multipliée par quatre au Pakistan.

 

Cet accroissement de population est ambivalent. D’un côté, elle témoigne d’une nette amélioration des conditions de vie. Elle est la conséquence de l’amélioration des conditions sanitaires (baisse de la mortalité) et de l’accroissement de la production agricole. Mais de l’autre côté, elle maintient la population dans une certaine pauvreté et empêche le pays de se développer davantage. Un être humain a besoin de 2 100 calories par jour pour vivre convenablement. Donc, à chaque nouvelle naissance, le pays doit être en mesure de produire 2 100 calories par jour en plus ou, à défaut, de l’acheter à l’étranger. Cela n’est pas impossible, mais cela suppose d’accroître sans cesse les capacités productives de l’agriculture. De même pour l’accès à l’eau potable. L’accumulation des bidonvilles et l’accroissement de la pauvreté urbaine ne sont pas dus à une exploitation de ces pays par ceux du Nord, mais à une trop forte et brutale croissance démographique qui empêche le développement serein du pays et qui, à terme, risque de lui nuire.

 

Présence française

 

La France n’est pas absente de cette zone. Elle y dispose de départements et de territoires d’outre-mer et de bases militaires : les Comores, la Réunion, Tromelin. Elle peut donc à la fois sécuriser les zones de passage et être un acteur dans les négociations de cette zone. À cela il faut ajouter la base de Djibouti, qui clôture l’océan Indien au niveau de la péninsule arabique. C’est 40% du pétrole du monde qui passe dans le détroit d’Ormuz et 7,5% du commerce maritime mondial qui transite par la corne de l’Afrique. Les pétroliers passent notamment près des Comores et de la Réunion, dans le détroit du Mozambique, pour rejoindre ensuite l’Afrique du Sud et les ports africains. On comprend donc l’importance stratégique que revêt cette zone.

La marine française s’est ainsi illustrée dans la lutte contre la piraterie installée en Somalie. À l’orée des années 2005, les populations somaliennes ont profité de la destruction complète de leur État pour y établir un système mafieux fondé sur la rapine et le vol des ressources. Ils ont attaqué de nombreux bateaux qui passaient au large de la Somalie, rejoignant Suez ou allant vers l’Asie. Les pirates sont, pour la plupart, regroupés dans la région du Puntland, qui est presque totalement indépendant du reste de la Somalie. Souvent à l’aide de canot à moteur et d’armes à feu, ils ont pris d’assaut de nombreux navires marchands, dont la plupart n’ont aucune défense hormis quelques canons à eau. Le petit était ainsi beaucoup plus fort que le grand et le pillage a pu être systématique. L’audace de ces pirates a été grande puisqu’ils ont lancé des raids jusque sur les côtes indiennes, s’attaquant à des pétroliers et des navires marchands. Ils ont aussi attaqué des bateaux de tourisme qui croisaient au large des Seychelles.

 

La période de piraterie a été très forte entre 2005 et 2012, avec un acmé en 2011 où 237 attaques de bateaux ont été recensées. En janvier 2011, les pirates somaliens détenaient 32 bateaux et 736 otages, ces derniers étant échangés contre de l’argent. D’après la Banque mondiale, les rançons d’otage auraient rapporté entre 340 et 410 millions de dollars entre 2005 et 2012. C’est donc un marché très lucratif, qui va bien au-delà de ce que pourraient espérer ces populations. La piraterie a repris en mars 2017 avec des attaques contre des bateaux russes et sri-lankais.

 

En novembre 2008, l’Union européenne a lancé l’opération Atalante, chargée de lutter contre la piraterie dans la zone. Celle-ci est coordonnée par l’ONU. La marine française a été très présente et a joué un rôle important pour protéger les navires marchands et arraisonner les bateaux des pirates. Plusieurs d’entre eux ont été arrêtés et livrés aux autorités du Kenya. Cette opération a permis de faire baisser la piraterie, jusqu’à rendre la zone à la normale dans le courant de l’année 2012.

 

Des problèmes de piraterie se posent aussi de l’autre côté de l’océan Indien, dans le détroit de Malacca et le long des îles d’Indonésie et de Malaisie. L’intervention militaire y est rendue difficile de par le nombre très important d’îles dans la région, et le peu de coopération des États locaux, dont certains tirent profit de cette activité mafieuse. Vaste espace en marge de la mondialisation, moins présent dans les esprits que le Pacifique ou l’Atlantique, l’océan Indien n’en reste pas moins d’un enjeu stratégique majeur pour le commerce du monde et l’équilibre des puissances.

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

14 Commentaires

Répondre à Boudin

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  • Pbd

    18 juin 2017

    Si je peux me permettre.
    Chagos et Diego Garcia, c’est pareil. Chagos c’est l’archipel, diego l’île principale. Loue aux américains par les anglais.
    Les Comores n’ont pas de base française, tromelin non plus (un banc de sable) . C’est La Réunion la base. Mayotte n’a pas de base.
    Vous ne parlez pas des bases indiennes … et du tollé de ses intentions dans l’océan indien.
    Ça c’est le grand sujet et ça va barder …..

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  • CharlesM

    3 juin 2017

    La chine a parfaitement compris l intérêt de la région et s’installe et investit massivement à Djibouti pour en faire sa base de pénétration vers l Afrique et le réservoir de main-d’œuvre éthiopien, tout cela à la plus grande satisfaction des populations locales, pendant que nous dissertons sur les crimes de la colonisation…

    https://www.lesechos.fr/01/03/2017/lesechos.fr/0211838240546_l-avenir-de-djibouti-s-ecrit-avec-la-chine.htm

    http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/02/17/a-djibouti-la-france-doit-sortir-d-une-vision-uniquement-securitaire_5081319_3212.html

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  • François

    2 juin 2017

    Les principales causes de la piraterie somalienne viennent de la chute du régime dans les années 90. Les côtes parmi les plus poissonneuses au monde sont ainsi livrées sans protection au pillage par les navires de pêche étrangers, sans que personne ne s’y oppose. La Somalie sert aussi de poubelle pour les déchets toxiques et radio-actifs des entreprises européennes. Cela aggrave encore l’état de la ressource halieutique (et celle des êtres humains).
    De simples pêcheurs sont donc devenus des pirates progressivement de mieux en mieux équipés grâce aux rançons collectées. En décembre 2008, les Nations Unies autorisent les pays dont les navires sont attaqués à mener des raids militaires de représailles sur terre, en mer et dans les airs contre des pirates qui risqueraient de nuire au bon déroulement des échanges commerciaux au large de la Somalie. L’argent et le fonctionnement de l’économie passe avant tout et ce sera donc l’unique réponse envoyée à ces anciens pêcheurs ruinés, spoliés et humiliés, devenus pirates.

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    • jemapelalbert

      2 juin 2017

      Pirates malgré eux donc et nous en sommes responsables…

    • Charles Heyd

      3 juin 2017

      Je réponds en fait à #jemapelalbert;
      oui, je crois que nous sommes responsables de tous les malheurs de la terre!
      des « crimes contre l’humanité » en Algérie par exemple et j’en passe beaucoup d’autres;
      c’est pour cela que nous faisons repentance! Cela sauve (les chrétiens, les vrais) et accessoirement rapporte des voix (électorales notamment).
      Pour ceux ou celles qui n’auraient pas compris, je plaisante!

  • Ockham

    2 juin 2017

    Étonnant qu’en Somalie, si différente de la Malaisie, il y ait cette piraterie comme si une même idéologie dépassant les contraintes géopolitiques, enseignait que ceux qui ne partagent pas la même foi n’appartenaient pas au genre humain. Cela rappelle Salé, Alger, Tunis et Tripoli du temps des janissaires -laquelle, dernière capitale, continue le trafic humain actuellement. Géopolitiquement cette permanence est remarquable dans l’apprentissage du mépris de la liberté de conscience le long du tropique du cancer!

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    • Jean-Baptiste Noé

      2 juin 2017

      C’est une permanence qu’il serait effectivement intéressant d’étudier. Le fil des villes port et de la flibuste.

      Les Caraïbes eurent, eux aussi, une tradition de piraterie. Disparue aujourd’hui, elle s’est reconvertie dans l’exil fiscal et le paradis financier. Désormais repère de pirates de la finance.

    • sassy2

      3 juin 2017

      et la contrebande & consommation par les locaux de drogue, dans les caraibes. (dans l’axe colombie/miami)
      il est intéressant de noter que plusieurs dirigeants ont les mêmes idées au même moment à ce sujet: President Dutertre et notre Président Trump.

      J’ai failli être assassiné à saint martin et je ne remettrai plus jamais les pieds dans les caraibes (crack/blanchiment…)
      Même seychelles (histoires avec islam vis à vis toutistes)
      La seule ile sécure que je connaisse est Maurice, et la répression (indienne) contre l’usage de drogues y est féroce.
      Evidemment singapour, aucun problème aussi (peine de mort si drogue) etc…

    • sassy2

      3 juin 2017

      pas seychelles mais maldives pb islam

  • Steve

    2 juin 2017

    Bonjour
    L’occasion de relire Thesiger, Monfreid et Fortune carrée de Kessel pour la Corne de l’Afrique et Corto Maltese pour l’Asie. Les pirates lointains nourrissent le romantisme.
    Les nôtres se sont assagis depuis longtemps – je parle des marins- ou parfois reconvertis, plus récemment, dans la haute finance. Et il y a eu , au sud, la république pirate de Salé! ( J’y ai trouvé un rapport étroit, au minimum symbolique mais peut être familial, entre un de ses principaux pirates et Johannes Vermeer!)

    Cordialement.

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    • Stephane Henry

      2 juin 2017

      L’histoire de la deportation vers Maurice des habitants de l’archipel des Chagos par les Anglais, qui s’est passee avant l’independance de Maurice en 1968, est edifiante et pitoyable a la fois. Les Anglais ont ensuite loue l’archipel aux Americains, qui l’ont transforme en base militaire, appelee effectivement aujourd’hui Diego Garcia.

      L’interet du Gouvernement Indien pour l’archipel d’Agalega, egalement detenu par Maurice, releve du meme cynisme. Ci-dessous un extrait du journal India Express il y a quelques mois:
      « In Mauritius, India signed an MoU for the “improvement in sea and air transportation facilities” at Agalega island. This pact provides for “setting up and upgradation of infrastructure for improving sea and air connectivity at the Outer Island of Mauritius which will go a long way in ameliorating the condition of the inhabitants of this remote Island. These facilities will enhance the capabilities of the Mauritian Defence Forces in safeguarding their interests in the Outer Island,” a note on the MoU said.
      The agreement was signed between MEA secretary (west) Navtej Sarna and Mauritius’s Cabinet Secretary Sateeaved Seebaluck in the presence of Modi and Mauritius PM Anerood Jugnauth in Port Louis.
      Agalega, located 1,100 km north of Mauritius, is spread over 70 sq km and is closer to India’s southern coast. India has been working towards bagging the rights to develop the island for a few years. »

    • sassy2

      3 juin 2017

      personnellement je fais plutôt confiance aux indiens pour gérer Maurice, comme dit plus haut
      Mais ils faut qu’ils se calment avec les blacks/locaux

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