6 février, 2015

Le retour des sauces

 

La sauce est le sommet de la cuisine française classique. La sauce c’est un élément distinct du plat principal que l’on ajoute à un plat pour lui donner du caractère et souvent son nom. En voici quelques exemples.

 

Les œufs mayo sont bien sûr des œufs durs accompagnés de mayonnaise. La poularde Albufera c’est classiquement une poularde farcie de riz et foie gras servie avec une sauce Albufera, c’est-à-dire une sauce suprême (velouté lié aux jaunes d‘œufs et à la crème) relevée de piments. Les anguilles à la poulette, ce sont des anguilles pochées puis frites à l’anglaise (farine, œufs battus et mie de pain) et servies avec une sauce poulette, une suprême faite avec du jus de cuisson de champignons à laquelle on ajoute juste avant de servir de jus de citron. La sauce peut être servie à part (Albufera) ou directement incorporée au plat (poulette).

 

Les sauces ont une origine ancienne. La sauce suprême, base classique de l’Albufera est déjà bien décrite dans le Cuisinier royal de Viard de 1817 et a des antécédents dans la Suite de Dons de Comus de 1742 et dans Le Cuisinier de Pierre de Lune de 1656. La sauce poulette, telle que nous la pratiquons, est précisément décrite dans la recette d’Anguille à la poulette du Nouveau Traité de la Cuisine de Menon de 1740. Une recette du Cuisinier françois de La Varenne de 1651 – l’Anguille en ragoût – est très proche de la recette moderne avec sa cuisson au beurre et sa liaison aux jaunes d’œufs délayés dans du verjus. Une telle recette de sauce fait partie de la nouvelle cuisine qui s’est constituée en France entre 1550 et 1660 et a rompu avec les sauces acides et maigres du Moyen-Age. Les sauces grasses et à base de farine règnent désormais sans partage sur nos tables jusqu’à la fin du XXe siècle.

 

Depuis les années 1970, les sauces grasses et à base de farine vont être raccourcies ou carrément supprimées par la « Nouvelle cuisine ». Elle les remplace par des jus ou des sauces légères sans farine travaillées au dernier moment à base de fines herbes, d’épices, de jus de viande, d’essences et d’infusions. Les créateurs de cette “nouvelle cuisine” n’abandonnent pas pour autant les recettes d’antan mais ils les allègent. Alain Chapel, l’un des plus doués de sa génération, prépare une remarquable poularde de Bresse en vessie, petits légumes et sauce Albufera. La farine du roux est supprimée mais il y a quand même du beurre, du foie gras et de la crème. A la différence d’Antonin Carême qui la farcit de riz, lui dit la servir seulement avec des petits légumes. C’est toute la différence et c’est dû à une avancée technique: l’invention de la cuillère à sauce individuelle posée à table à côté de la fourchette et du couteau. La cuillère permet de supprimer la lourdeur des accompagnements traditionnels, le riz ou les pommes à la vapeur, de la cuisine d’Auguste Escoffier. Comme l’écrivait Chapel, “le riz dont on affublait de façon inévitable le poulet … n’avait d’autre fonction, de fait, que de ramasser la sauce.” Evidemment, l’on pourrait utiliser du pain pour “saucer”, mais outre son côté peu léger, le pain étoufferait le goût de tous les jus et sauces légères.

 

Une conséquence de cette évolution est que les livres sur les sauces disparaissent. Si on rencontre encore des descriptions de sauces, c’est à l’intérieur des recettes et non dans un article séparé. Par exemple la sauce suprême est décrite par Bernard et Mathieu Pacaud, mais dans le corps de la recette de Poularde de Bresse demi-deuil.

 

La situation est peut-être en train de changer avec le renouveau d’intérêt pour les sauces. Yannick Alléno, à la tête des cuisines de Ledoyen (Paris VIII), a une grande maîtrise technique et une grande expertise pour travailler les sauces. Comme il le dit dans une interview d’aujourd’hui au magazine Le Point : « J’ai décidé de redonner ses lettres de noblesse à l’un de nos piliers : la sauce. C’est le verbe de la gastronomie française, celle grâce à qui l’on peut raconter de formidables histoires dans nos assiettes”. Son Soufflé d’anguille, betterave et oignon acide, coulis de cresson est sensationnel. Alléno vient de publier Sauces, réflexions d’un cuisinier, un petit opuscule sur les sauces dont la deuxième partie lève le voile sur les nouvelles techniques pour créer les sauces.

 

Le Répertoire des sauces d’Eric Trochon et Brian Lemercier (2013) décrit quelques 300 sauces, soit plus que les 225 sauces du Guide culinaire d’Escofier. Le Répertoire des sauces est principalement destiné aux professionnels mais s’adresse aussi aux cuisiniers amateurs. Il propose des recettes de cuisine artisanale ne faisant pas appel à l’adjonction d’additifs d’origine industrielle (sphérification avec des alginates, etc.) ou à l’utilisation de matériel spécifique (sous-vide, distillation). Autrement dit c’est un retour aux sauces classiques et traditionnelles (béarnaise, poivrade, mayonnaise) enrichi de sauces contemporaines et exotiques (anchoïade, chimi-churri d’Argentine).

 

Ces deux marqueurs sont peut-être le signe d’une nouvelle évolution culinaire. Et les trois étoiles Michelin qu’Alléno reçoit aujourd’hui (2 février 2015) dans les salons du Quai d’Orsay sont peut-être le signe que le Guide a compris l’importance de cette évolution.

 

La cuisine est de plus en plus internationale et la cuisine française doit se défendre et se différencier par rapport à ses principales concurrentes : les cuisines italiennes, espagnoles (basques, catalanes, mexicaines, sud-américaines), nordiques, japonaises et chinoises.

 

Pour distinguer la cuisine française des autres, ce peut-être un bon argument de remettre au goût les sauces classiques qui ont fait le succès historique de la cuisine française et qui lui ont donné son identité par rapport aux autres cuisines. La sauce est un marqueur culturel qui pourrait permettre d’augmenter la compétitivité de la gastronomie française.

 

En matière politique, ce qui caractérisait l’esprit français du Siècle des Lumières, c’était l’intelligence, le pragmatisme scientifique et l’esprit critique – souvent férocement critique. Aujourd’hui le consensus fait partie du politiquement correct et le politique empêche tout débat sur nombre de sujets. Discuter du sexe des anges, de l’élevage des ortolans en épinettes et du gavage des canards est mal vu sinon répréhensible ! L’esprit critique fait toujours le succès de la science mais il est mis sous le boisseau dans la sphère politique et culturelle. Il faudrait en revenir à plus d’esprit critique. La critique, c’est un peu le sel de la terre qui conserve la nourriture et la parfume ou la sauce qui enrichit le goût des plats. Ajoutons-en dans notre vie.

 

 

 

François Brocard

 

Recettes :

Sauce Albufera : Le guide culinaire, A. Escoffier, 1903, p.145, Sauce Albufera (avec du beurre de piment). La cuisine c’est beaucoup plus que des recettes, Robert Laffont, 1980, Introduction d’Alain Chapel et Jean-François Abert p.40 et recette de la Poulette de Bresse en vessie, petits légumes nouveaux et sauce Albufera (sans piment) p.183. Aussi le Grand Livre de Cuisine, Alain Ducasse, L.e.c., 2003, p.980 (sans piment).

Sauce suprême : L’Ambroisie, Bernard et Mathieu Pacaud, Glénat, 2012, Poularde de Bresse demi-deuil, hommage à la Mère Brazier, p. 138. Aussi, L’Ambroisie, Robert Laffont, 1989, p.106.

Anguilles à la poulette : Le livre de cuisine de Madame E. Saint-Ange, [Marie Ebrard], Larousse, 1927, pp.111 et 400.

Sauces : Le répertoire des sauces, Eric Trochon et Brian Lemercier, Flammarion 2013. Sauces Albufera, anchoïade, béarnaise, chimi-churri (Argentine), mayonnaise poivrade, suprême. Sauces, réflexions d’un cuisinier de Yannick Alléno et Vincent Brenot, Hachette cuisine, 2014.

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

12 Commentaires

Répondre à Rick la trick

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  • Rick la trick

    11 mars 2015

    bonjour,

    bel article.

    la sauce, c’est le sparring Partner du plat; on peut faire sans, mais on devient meilleur avec.

    chaque sauce doit savoir s’adapter à son temps : on trouve à certains moment que la sauce doit être légère, minimaliste, voire disparaitre et puis la période suivante la remettra à l’honneur. nihil novi sub sole.

    cuisinier à mes heures, je me dis toujours que la sauce ne doit pas cacher le plat, elle est par contre réussie si elle devient indispensable au plaisir des convives.

    Répondre
    • François Brocard

      18 mars 2015

      Bonsoir
      Merci de vos commentaires. Pour moi, la sauce c’est un peu le piment de l’existence et cela peut aller du beurre – clarifié ou non – ajouté au jus d’un filet ou contre-filet jusqu’au sauces plus indispensables comme une sauce poulette avec des anguilles.
      Bon appétit!

  • Libre

    13 février 2015

    Mmm…Merci pour ce moment de plaisir et d’eveil gustatif des 5 sens ! Un peu de douceur dans ce monde de brutes nous en avons tellement besoin…

    Répondre
    • Francois Brocard

      28 février 2015

      Libre, merci de vos commentaires. C’est bien agréable de partagé ces plaisirs.

  • Fucius

    11 février 2015

    L’esprit critique n’a pas fait une irruption brutale au siècle des Lumières.
    Il s’est formé en plein Moyen-Âge dans les universités où on apprenait à chercher la vérité au moyen de la maîtrise du trivium (la rhétorique, la dialectique et la grammaire).
    Il s’est donc formé sur la volonté de chercher la vérité, qui résulte du postulat qu’elle existe.

    Nous vivons une régression intellectuelle qui porte le nom de socialisme, et qui est une révolte contre toute notre civilisation et ce qui fait sa spécificité et sa grandeur. Contre l’esprit critique, contre la vérité, contre la responsabilité.

    Répondre
    • Francois Brocard

      28 février 2015

      Fucius. Merci. Comme vous le soulignez, le Moyen-Age fut bien plus éclairé qu’on ne le dit. L’invention de l’imprimerie permit aux notions développées alors de prendre leur essor et d’être diffusée et discutée par un public plus large. Entre autres, les livres de cuisine et, par exemple, La suite des Dons de Comus en français et sa remarquable Introduction (1742).

  • Binitials

    9 février 2015

    Belle conclusion que voila !

    Répondre
    • Francois Brocard

      28 février 2015

      Merci. La pratique vaut peut-être autant que la connaissance?

  • Robert Marchenoir

    6 février 2015

    Bravo. Voilà un combat qui vaut le coup. Devenons des militants de la sauce. Halte à l’insupportable stigmatisation de la sauce. Exigeons l’adoption de lois qui punissent la diffamation des sauces et le racisme anti-sauces.

    Il y en a marre, à la fin, du manger-bouger et de l’insupportable pensée unique anti-cholestérol !

    Et puis rétablissons le service à la française, tiens ! La viande sur un chariot, et des serveurs sachant découper ! Ca suffit avec ces assiettes grandes comme des roues de camion, coiffées d’une cloche qui ravit les cloches payant l’addition, et servies sans la loupe permettant d’apercevoir les trois bouts de navet qui se battent en duel au centre de l’engin !

    Répondre
    • Francois Brocard

      28 février 2015

      Merci beaucoup. Vos commentaires m’ont ravi. Vive la gastronomie!

  • Aljosha

    6 février 2015

    Voilà qui dès potron minet,
    Me met en joie pour la journée

    Répondre
    • Francois Brocard

      28 février 2015

      Merci de partager ces moments spéciaux.

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