2 mai, 2019

Le nouvel empire ottoman

 

 

Les empires ne périssent jamais complètement, leurs traces historiques demeurent dans le temps long de l’histoire. L’année prochaine, nous commémorerons le centième anniversaire du traité de Sèvres qui a mis un terme à l’existence de l’Empire ottoman et qui a organisé la dislocation de celui-ci. Un siècle plus tard, la Turquie rêve d’un nouvel Empire ottoman et Erdogan est plus que jamais le nouveau calife de cet Empire.

 

Sèvres et ses conséquences

 

Le traité est conclu le 10 août 1920, dans la ville de la célèbre porcelaine, au sud de Paris. Avec les traités de Versailles, de Trianon, de Saint-Germain-en-Laye et de Neuilly, il s’inscrit dans la série des traités internationaux qui règlent le sort des États vaincus. Il confirme l’armistice de Moudros (30 octobre 1918) qui avait mis fin aux hostilités sur le front d’Orient. Avec le traité de Sèvres, l’Empire ottoman renonce à ses provinces arabes et maghrébines ; des territoires qu’il contrôlait depuis plusieurs siècles. La Thrace orientale est donnée à la Grèce, les détroits sont démilitarisés, une grande Arménie et un Kurdistan indépendant sont créés. C’est le sultan Mehmed VI qui signe ce traité, qui ne fut jamais ratifié et appliqué. L’autorité du sultan, résidant à Constantinople, est contestée par la Grande assemblée nationale de Turquie, dont le gouvernement s’est installé à Ankara et qui est conduite par Mustafa Kemal. Ce groupe refuse l’application du traité de Sèvres, qui aboutit à la dislocation de l’Empire. Il renverse le sultan et prend le pouvoir, Kemal devenant le chef de la nouvelle Turquie. Il impose son idéologie politique, reposant sur l’armée et la laïcité. L’Occident est un modèle à suivre, sur le plan économique et juridique. Le kémalisme est la doctrine de la Turquie moderne. À la suite du renversement de Mehmed VI, Kemal lance les offensives contre la Grèce afin de chasser les Grecs de la bande côtière. C’est la guerre gréco-turque, qui dure jusqu’en octobre 1922. Les Grecs sont chassés de l’Anatolie et de l’Ionie. Des déplacements de population et des massacres de masse sont perpétués contre les chrétiens de Turquie et les Grecs, ainsi que les Kurdes. La population de l’Anatolie est ainsi homogénéisée et les Turcs deviennent majoritaires, ce qui est essentiel au projet politique de Kemal. La guerre se termine par le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui clôt la Première Guerre mondiale sur le front d’Orient. Si on remonte aux différentes guerres balkaniques des années 1910, c’est une guerre de près de quinze ans qui a touché la région, avant d’aboutir à la séparation des populations et à la création d’États nations. Les indépendances de l’Arménie et du Kurdistan sont supprimées par le traité de Lausanne, qui se révèle donc positif pour la Turquie en comparaison du traité de Sèvres. Une partie d territoire arménien rejoint le giron de l’URSS.

 

Mustafa Kemal a donc réussi son pari d’établir une Turquie unitaire et renforcée sur ses bases territoriales. Il lui reste à reconstruire le pays et à édifier une nouvelle capitale : Ankara.

 

Le renouveau d’Erdogan

 

Erdogan rompt avec la logique laïque de Kemal Atatürk. S’il reprend son héritage quant à la construction d’une Turquie moderne et puissante, il la veut fondée sur l’islam et il regarde vers les anciens territoires de l’Empire ottoman. Devenu Premier ministre puis Président de la République, il n’a de cesse de renforcer son pouvoir et son contrôle sur le pays. Les dernières élections ont montré un vrai faux recul de l’AKP. Certes elle perd deux villes phares, Istanbul et Ankara, qui durant des décennies ont été les vitrines de sa gestion. Mais l’AKP obtient tout de même 45% des voix et 52% avec sa coalition. Il reste donc la première force politique du pays, loin devant le parti kémaliste (30%). Un siècle après Sèvres, le projet politique de Kemal n’est donc plus majoritaire dans le pays et c’est plutôt le nouvel ottomanisme d’Erdogan qui est plébiscité par les Turcs. Par ailleurs, l’AKP a gagné des villes kurdes dans le sud-est du pays, une région qui est pourtant d’habitude opposée à Erdogan, fervent opposant à l’autonomie du Kurdistan.

 

Le basculement d’Istanbul et d’Ankara doit être relativisé, car les villes n’ont été gagnées que de justesse et l’AKP conserve la majorité des municipalités d’Istanbul et d’Ankara, seuls les centres ayant votés pour les oppositions kémalistes. D’autant que la gestion des villes conquises par l’opposition sera difficile. D’une part parce que l’opposition manque de personnel compétent et a perdu en expérience pratique, n’ayant pas géré de grandes villes depuis des décennies, d’autre part parce que depuis juillet 2018, le gouvernement a un droit de regard sur le budget d’Ankara et d’Istanbul.

 

Qu’est-ce qui peut néanmoins expliquer ce basculement ? D’une part la coagulation de toutes les oppositions à Erdogan, les kémalistes, les Kurdes, les socialistes. C’est très hétéroclite et si cela permet de gagner une élection, cela est très compliqué ensuite d’assurer une bonne gestion. Ensuite, l’émergence d’une nouvelle catégorie politique, surnommée les Turcs gris. Ce sont des personnes conservatrices, mais marquées par l’urbanité, à l’inverse des conservateurs ruraux du centre et des marges de l’Anatolie. Pour eux, les préoccupations économiques sont premières et les difficultés rencontrées par la Turquie, notamment sur sa monnaie, ont pesé dans le choix de leur vote. Ce sont des électeurs qui votent AKP et qui ont fait défaut lors de cette élection. Mais ils ne sont pas définitivement perdus et ils peuvent revenir lors des élections nationales.

 

Erdogan et l’AKP sont donc loin d’avoir perdu les élections et la main en Turquie. Son discours nationaliste et néo-ottoman continue de plaire et force est de constater que la Turquie se positionne sur un nouveau créneau ottoman, un siècle après Sèvres.

 

Le nouvel Empire ottoman   

 

Erdogan s’appuie sur la diaspora turque pour accroître son influence en Europe. Celle-ci est très présente en Allemagne ainsi que dans l’Est de la France (Strasbourg notamment). Il est venu animer des réunions politiques dans ces pays lors des élections et il pense ces Turcs comme des citoyens de son pays devant défendre la Turquie dans les pays où ces populations habitent. Comme pour la Chine, la diaspora turque est utilisée comme un levier de la puissance et de l’influence.

 

Erdogan a ainsi fait pression sur Angela Merkel, donc sur l’Union européenne, lors de la crise des migrants de 2015-2016. Il a fait du chantage à l’ouverture des frontières, demandant des visas pour les Turcs en échange de la fermeture de sa frontière vers l’Europe. Lorsqu’Angela Merkel a cédé, les frontières se sont fermées. La Turquie a joué un rôle important dans le conflit syrien, se positionnant sur la ligne russe contre les Occidentaux. Elle est également présente en Libye, essayant de placer ses pions contre le Maréchal Haftar. Il n’est pas dit qu’elle ne soit pas aussi à la manœuvre en Algérie. Elle mène donc une intense activité de diplomatie et de renseignement dans les territoires de son ancien empire. Son adversaire, c’est l’Arabie saoudite, adversaire autant idéologique que politique. Elle ne dispose pas de la même puissance économique, mais bénéficie néanmoins de fort effet de levier. Il en va de même dans les Balkans, et notamment en Albanie et au Kosovo. La démarche d’intégration du Kosovo dans l’UE est une façon de brimer la Serbie et de faire entrer une région qui lui est proche, forçant ainsi les Européens à reconnaitre l’indépendance de cette région, que beaucoup conteste. Mais sur ce dossier, elle se heurte à l’opposition de la Russie, qui refuse d’abandonner son allié serbe.

 

La Turquie manque d’allié et dispose de nombreux adversaires, qui n’ont pas oublié les siècles d’humiliation et d’occupation, les Grecs en premier. Les massacres et les épurations des années 1900-1920 sont encore dans de nombreuses mémoires. L’évocation du passé de l’Empire ottoman n’est pas vue de façon positive par tous les acteurs de la région. Reste aussi la question de Chypre, autre point de discorde avec l’Europe. Un siècle après les traités de Sèvres puis de Lausanne, le projet d’un nouvel empire ottoman n’a pas de quoi faire rêver les Européens ; du moins ceux qui ont encore un peu de mémoire et de sens de l’histoire.

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

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