7 novembre, 2018

Le front d’Orient : l’autre guerre mondiale

 

 

C’est probablement le Proche-Orient qui a été le plus transformé par la Première Guerre mondiale et une grande partie des dossiers d’aujourd’hui se comprennent par les combats des années 1915-1922. Car il n’y a pas qu’à Verdun ou au chemin des Dames que les Français ont combattu durant la Première Guerre mondiale, mais aussi en Orient. C’est de là qu’est partie la mèche qui a déclenché les hostilités. Les Balkans ont connu plusieurs guerres au cours des années 1900-1913 qui avaient pour finalités de permettre l’indépendance des peuples contre l’empire austro-hongrois et l’Empire ottoman. Les années 1912-1913 voient ainsi les Bulgares, les Serbes et les Grecs se révolter contre les grandes puissances. C’est dans ce contexte de guerres balkaniques que s’inscrit l’attentat contre l’héritier de la couronne d’Autriche, François-Ferdinand. Le conflit est donc à l’origine localisé. Lorsque Vienne réagit puis lance un ultimatum à Belgrade, elle ne pense pas à une guerre continentale, mais à une guerre régionale, comme cela se déroule depuis près de vingt ans. Mais par le jeu des alliances et des rancœurs, ce conflit local entraîne tout le continent européen.

 

L’échec des Dardanelles

 

Français et Anglais interviennent dans les Balkans dès 1915, avec la fameuse expédition des Dardanelles menée par Winston Churchill (mars 1915-janvier 1916). C’est la péninsule de Gallipoli que les Alliés tentent d’enlever, qui contrôle la rive nord des Dardanelles. C’est un échec cuisant. Les Ottomans tiennent ce territoire très bien fortifié et les Alliés n’arrivent pas à débarquer et à prendre position. La maladie touche les troupes qui connaissent alors de lourdes pertes. C’est la plus grande victoire turque dans le conflit, où s’illustre un jeune officier qui prend du galon, Mustapha Kemal, qui prend le contrôle de la Turquie quelques années plus tard. Australiens et Néo-Zélandais se sont illustrés dans cette bataille, qui est commémorée comme un grand événement dans ces pays. Ils célèbrent le débarquement du 25 avril, baptisé journée de l’ANZAC (Australian and New Zealand Army Corps), qui est la principale commémoration de la Grande Guerre chez eux.

 

L’expédition de Salonique

 

Le Front d’Orient se maintient dans la région de Salonique, de 1915 à septembre 1918. Il s’agit d’aider l’allié serbe et de fixer les empires centraux, notamment les Turcs et les Autrichiens, afin d’ouvrir un troisième front. Son intérêt stratégique est d’être un point de fixation plus qu’un front de percement. Côté français, c’est le général Franchet d’Esperey qui conduit les troupes nationales ainsi que le général Sarrail. Au cours de l’année 1916, le front s’étire le long de la frontière grecque. L’année 1917 est notamment marquée par la bataille de Monastir, en Macédoine, qui oppose les troupes françaises et serbes aux troupes bulgares et allemandes. La ville est reprise par les Alliés, même si elle subit les bombardements allemands jusqu’en 1918.

 

C’est en septembre 1918 que l’armée d’Orient dirigée par Franchet d’Esperey lance une grande offensive. Cette armée est composée de Français, d’Anglais, de Serbes et de Grecs. Elle a face à elle une armée germano-bulgare. Franchet d’Esperey mène l’offensive sur deux fronts. Il arrive à provoquer la rupture de l’armée bulgare et peut ainsi entrer en Serbie. Les Bulgares se retirent alors du conflit. Les Français atteignent la ligne ferroviaire Berlin-Bagdad et la coupent. L’Albanie est évacuée par les Allemands et les Autrichiens puis les Français atteignent le Danube le 19 octobre et entrent dans Belgrade le 1ernovembre 1918. À l’Est, les Alliés entrent en Bulgarie, ce qui permet aux Anglais de mener ensuite la marche vers Constantinople. L’armée d’Orient poursuit les combats même après l’armistice du 11 novembre, qui ne concerne que le front occidental. Elle entre en Roumanie et atteint Bucarest le 1erdécembre, puis elle se rend en Ukraine afin d’affronter le soviet d’Odessa. L’armée d’Orient est démobilisée en 1919 et une partie d’entre elle rentre en France. Une partie seulement, car des troupes restent dans les Balkans pour assurer que les différents traités soient bien appliqués.

 

Les traités d’Orient

 

Le cas ottoman est réglé par le traité de Sèvres conclu le 10 août 1920. Il est signé par le sultan Mehmed VI, mais il ne fut jamais ratifié puisque l’Empire ottoman a ensuite été renversé et Mustapha Kemal n’a jamais reconnu ce traité. Par le traité de Sèvres, l’Empire ottoman renonce à ses possessions au Maghreb et au Levant. Il recule dans les Balkans, au profit de la Serbie, de la Roumanie et de la Grèce. La Thrace orientale revient à la Grèce, sauf Constantinople. À l’Est, l’Arménie et le Kurdistan sont reconnus comme des États indépendants. Furieux d’un tel revers qui démantèle l’Empire ottoman et menace la survie du nouvel État, Mustapha Kemal mène une révolution, avec l’aide de plusieurs officiers de l’armée turque. Le sultan est renversé et la République turque est proclamée. Kemal refuse l’application du traité et débute une nouvelle guerre, contre la Grèce.

 

La nouvelle guerre médique

 

Les combats entre la Grèce et la Turquie ont débuté dès l’été 1919, mais ils s’intensifient avec le traité de Sèvres et ils durent jusqu’en 1922. Les Turcs attaquent l’Ionie et la ville de Smyrne, région qui avait été donnée à la Grèce. De nombreux Grecs vivent en effet dans l’ancien Empire ottoman, et notamment en Anatolie et dans la région du Pont. Or ces populations ont subi un massacre au cours de la guerre. Ce ne sont pas uniquement les Arméniens qui ont été déportés et massacrés par les Turcs, mais aussi les Grecs pontiques (c’est-à-dire les Grecs vivant dans la région du Pont) et les Assyro-chaldéens. Entre 1916 et 1923, ce sont près de 330 000 Grecs qui sont ainsi massacrés, soit par la déportation, soit par le travail forcé soit par la famine. Les Grecs qui n’ont pas été tués au cours de cette période sont expulsés en 1923 à la suite des accords de Lausanne qui entérinent des échanges de populations. Quant aux Assyriens, le nombre de morts est estimé entre 500 000 et 750 000, ce qui représente près de 70% de la population. Ce massacre des Assyriens a été mené conjointement par les Turcs et les Kurdes. En effet, les Assyriens vivaient dans la région actuelle du Kurdistan. Or les Kurdes voulant un pays autonome, ils avaient intérêt à mener une purification ethnique préalable afin d’être les seuls habitants de la région et d’éviter ainsi le partage du pouvoir avec les Assyriens. Raison pour laquelle, si un État leur a été reconnu en 1920 (Sèvres), il leur a été refusé en 1923 (traité de Lausanne), comme sanction à la suite des massacres.

 

La guerre gréco-turque se solde par la victoire de la Turquie qui récupère ainsi les territoires de Thrace et d’Ionie. Le traité de Lausanne (1923) reconnaît les pertes de la Turquie au Maghreb, au Levant et à Chypre, mais il revient sur l’indépendance de l’Arménie et du Kurdistan. Il reconnaît aussi la République turque et donc le pouvoir de Mustapha Kemal. Il entérine ainsi la disparition du quatrième empire, après les empires russe, allemand et autrichien. Lausanne organise aussi un transfert de populations entre la Grèce et la Turquie. Les Turcs vivant en Grèce rejoignent la Turquie, et les Grecs et les Assyriens ayant survécu au génocide sont expulsés de leur terre. La Turquie parachève ainsi la purification ethnique commencée en 1915 et assure de cette façon l’unité ethnique de son nouveau pays.

 

Le front d’Orient a donc duré beaucoup plus longtemps que le front occidental. Débutées dans les années 1910 avec les guerres balkaniques et achevées en 1923 avec le traité de Lausanne, les guerres d’Orient ont profondément modifié la géopolitique de la région. Au cours de son itinérance mémorielle, le président Macron aurait pu se rendre à Gallipoli et à Monastir pour honorer la mémoire des Français qui ont combattu dans cette région. Les modifications territoriales et les destructions de peuples opérées durant ces années de guerre ont encore des incidences fortes sur la politique des États contemporains et la mémoire des peuples. Au Levant, France et Angleterre se sont partagé les dépouilles ottomanes ; Paris récupérant la Syrie et le Liban. Le conflit actuel qui touche le Proche-Orient et le jeu d’Ankara dans la région ne peuvent être compris si ont exclu cet arrière-fond historique de la guerre d’Orient qui a conduit les Alliés à combattre entre l’Albanie et Constantinople.

 

 

 

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

13 Commentaires

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  • Ockham

    12 novembre 2018

    Le Turc, personnage imposant relativement à l’Arabe, n’a pas choisi l’Islam par hasard. Cette idéologie politique vaguement religieuse est non seulement adaptée aux éleveurs puis forgerons des Mongols qu’ils furent, mais elle est aussi une discipline militaire et civile à la fois intransigeante pour tous dès 5 heures du matin particulièrement pour les femmes. (Essayez d’habiter à côté d’une mosquée en terre de paix). Merci donc de souligner que la religion de paix a une conception du vivre ensemble exemplaire avec ce nettoyage ethnoreligieux des Grecs et des Assyriens d’Asie sans oublier le massacre des 120 000 janissaires d’origine chrétienne, enlevés jeunes et forcés à l’islam ni le génocide des Arméniens! Entendre nos médias occidentaux faire la promotion quotidienne de la vinaigrette islamique républicaine en prétendant que l’islam est soluble dans la République, c’est reconnaitre du génie à l’ancien président Hollande et prendre Charles de Gaulle pour une arsouille! Il est vrai que l’alter ego turc en Europe avec du charbon et de l’acier, les Allemands nazifiés, n’ont pas fait moins pire avec la complicité de beaucoup d’Européens. Cruel match nul ?

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  • François ROBIN

    9 novembre 2018

    Merci Monsieur NOE pour cet article.
    Mon grand père paternel a fait parti de ces Français qui composaient l’armée d’Orient et il n’est rentré en France qu’en 1920 après plus de 6 ans sous les drapeaux.
    La découverte et la lecture de ses carnets de guerre écrits au quotidien révèlent la vie qu’ils ont vécus loin de tout le monde.

    Je ne suis pas sur que notre Président sache que la France à combattu durement dans les Balkans à cette époque.
    .

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  • Guillaume_rc

    8 novembre 2018

    M.Noé, merci pour cet article.

    J’y apporterai simplement une précision : les guerres balkaniques ne se font pas qu’entre « petits » pays et grandes puissances mais également entre « petits » pays. Les frontières sont mouvantes. Il suffit de songer qu’en 1913,la Bulgarie avait un accès à la mer Egée !

    Par ailleurs, les déplacements de population gréco-turques ne sont remis en question par personne. Ce qui laisse songeur quand on voit que la question palestinienne ne cesse de tourmenter cette région du monde…

    Enfin, contrairement à la vulgate marxiste, certains hommes jouent un rôle véritablement crucial dans l’Histoire. Mustafa Kémal est de ceux-là !

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    • Charles Heyd

      9 novembre 2018

      Je suis comme vous frappé par cette amnésie sur les déplacements de populations;
      les Palestiniens sont maintenant déplacées depuis 1948 et aucun pays d’accueil n’en veut ou plutôt personne ne veut qu’il s’assimilent dans ces pays d’accueil;
      M. Noé aborde franchement cet aspect des choses et notamment la fameuse « purification ethnique » qui en France fait hurler tous les tiers-mondistes et droit-de-l’hommistes!

  • Gaulois

    8 novembre 2018

    C’est en visitant l’ANZAC War Memorial situé dans l’Hyde Park de Sydney que j’ai pris conscience de l’importance du sacrifice des Australiens et de leurs voisins Néo-Zélandais à la bataille de Gallipoli, dans les Dardanelles. Défaite qui causa la démission du premier lord de l’Amirauté Britannique, Winston Churchill.
    Et cette tragédie n’est pas sans rappeler le massacre des Canadiens engagés dans le débarquement suicidaire de Dieppe en août 1942. L’Histoire se répète parfois ; surtout quand ses leçons ne sont pas retenues.

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    • Robert

      12 novembre 2018

      « Le débarquement suicidaire » de Dieppe avait surtout pour objectif de tester les conditions de débarquement sur la côte Française et de déterminer la possibilité ou non de prendre un port pour assurer la logistique des troupes de libération. L’une des décisions prises fut de créer de toutes pièces un port artificiel, monté à Arromanches. Dieppe a été un « pré-débarquement » utile mais cruel…

  • sassy2

    7 novembre 2018

    Bonjour,

    Passionnant.

    Sur le Berlin Bagdad j’aime vous lire autant que TRISTAN GASTON-BRETON :
    https://www.lesechos.fr/26/07/2006/lesechos.fr/200079872_8–calouste-gulbenkian—monsieur—cinq-pour-cent—-26-07-2006-.htm

    CTRL F: TPC (non exhaustif)
    d’ailleurs aussi CTRL F: rothschild (non exhaustif) , -rothschild, il faut absolument le souligner étant le primary dealer de bonds du Czar, j’en ai un avec la signature de amschel, une obligation perpétuelle & remboursable en or soit à londres ou soit à moscou en cas de guerre et … jamais remboursé-
    Le Czar étant bien entendu un très gros producteur de pétrole.

    Deterding comme Gulbekian très intéressant.
    Je ne résiste pas à signaler que Murdoch a appliqué les mêmes stratégies amoureuses que DEterding et Gulbekian. (aussi soros est allé avec une chinoise lol)
    Ainsi pour conquérir le marché chinois Murdoch s’est mis avec une chinoise LOL (belle)

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  • Philippe

    7 novembre 2018

    Cher monsieur Noé , dommage de vous arreter a 1923 . Selon moi , la méditerannée , c’ est déjà l’ orient selon un découpage horizontal ;
    Gibraltrar – Malte – Lampedusa – Créte – Chypre – Israel . Le découpage vertical selon les reliefs Afrique du nord – Péninsule italienne – Archipel grec – Detroit du Bosphore . Canal de Suez est lui aussi pertinent . L’ expedition d’ Egypte de Bonaparte devait barrer la route de l’Inde aux anglais . Plus prés de nous , en 2011-2012 la coalition GB-France-USA a balayé le monde arabe, éliminé Khadafi ( grave erreur ) , renversé Moubarak ( autre erreur colossale d’ Obama ) , laissé s’installer l’Iran en Syrie . Notez que depuis 2015 la Russie mouille en permanence sa flotte militaire a Tartous, Lattaquié , et que l’Iran projette ses nuisances de Teheran jusqu’a Beyrouth . Confrontée a la perte de sa fenetre mediterrranéenne , l Arabie saoudite a financé le putsch militaire du general Al-Sissi pour reprendre le pouvoir attribué par Obama aux freres musulmans . Au final l’ expérience Obama du printemps arabe fut un echec quasi-total sauf en Tunisie . Obama laisse aussi en héritage la presence iranienne et russe en Syrie et un flot d’immigration sauvage de l’ Afrique vers l’ Europe . Si demain, la Turquie sombre dans l’ islamisme pur et dur , c’ est tout l’ est de la Mediterrannée qui sera fermé à l’ Occident . La menace sur le canal de Suez aura redoublé : le pusillanisme , le mercantilisme européen sont depuis longtemps obsolétes dans cette région . A vouloir la traiter selon l’interet mercantile sous couvert des grands principes , l’ europe se ridiculise en Orient .

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    • Jean-Baptiste Noé

      8 novembre 2018

      C’est vrai, mais il fallait bien mettre une borne chronologique. L’histoire s’arrête avec Lausanne (1923) et bien sûr se poursuit toujours bien après ce traité.

  • breizh

    7 novembre 2018

    Dès 1915, le général de Castelnau estimait que c’est à partir de Salonique qu’il fallait porter l’effort vers le plus faible des adversaires, à savoir l’Autriche-Hongrie en faisant rallier la Bulgarie. Mais le généralissime Joffre ne voulait pas en entendre parler.

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    • Jean-Baptiste Noé

      8 novembre 2018

      Mener une opération sur le front d’Orient restait très compliquée, notamment pour l’aspect logistique, comme en témoigne l’échec des Dardanelles.

    • breizh

      8 novembre 2018

      cela a pourtant eu lieu in fine en 1918, mais après que la Bulgarie a rallié la Triplice et que la Roumanie a été envahie.

      C’est d’ailleurs le général Guillaumat qui avait tout préparé (une fois le général Sarrail viré), mais pour raison de santé, il a laissé sa place à Franchet d’Espéray juste avant le début de l’offensive.

      Les Dardanelles étaient une opération beaucoup plus risquée : débarquer sur un territoire ennemi fortifié…

  • Duglandier

    7 novembre 2018

    Merci pour cet éclairage. J’ignorais complément cela. Sûrement comme de nombreuses personnes, car on apprend pas ça à l’école.
    Malheureusement je ne pense pas que ces guerres peuvent cesser sans la victoire d’un peuple sur un autre. Et encore moins si l’Occident continu a s’en mêler pour des raisons économiques.

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