C’est l’une des régions les plus charmantes d’Italie, qui en compte beaucoup, entre lacs, contreforts des Alpes et proche vallée du Pô. La Valteline est aujourd’hui un lieu calme qui attire les amateurs de nature et qui propose la douceur de ses lacs. Elle intègre la vallée de l’Adda qui débouche sur le lac de Côme ; non loin du lac Majeur et du lac Mineur. Une quiétude qui fait oublier que cette vallée fut le théâtre de trente ans de guerre, au début du XVIIe siècle, entre les Français et les Espagnols. Louis XIII et Richelieu y ont affronté les armées impériales dans une série de batailles qui a épuisé les deux parties.
France / Espagne, un match de trente ans.
Pour les Espagnols, la Valteline est un lieu stratégique. C’est une vallée qui permet de passer du Milanais au Haut-Tyrol, donc qui permet d’accéder à l’Autriche (Habsbourg), à la Suisse et ensuite à l’Europe du Nord, notamment la Franche-Comté et les Pays-Bas, alors provinces espagnoles. La redoutable armée du Siècle d’Or, les Tercios, surnommés « les sentinelles du Siècle d’Or », stationne dans le Milanais, d’où elle peut rejoindre le nord de l’Europe comme la péninsule ibérique. La Valteline est donc un endroit stratégique, un nœud gordien de la géopolitique espagnole.
La France cherche à briser l’encerclement des Habsbourg, présents à Vienne et à Madrid. Presque tout le territoire français est entouré d’une terre espagnole, le sud, la frontière italienne, les frontières de l’Est. Toute la politique internationale de la France depuis François 1er jusqu’à Louis XIV, vise à desserrer cette étreinte. Ce n’est que sous Louis XV que de nouveaux ennemis héréditaires surgissent : l’Angleterre et la Prusse. Depuis Charles VIII (1483-1498), la France regarde vers l’Italie. Elle s’est un peu perdue dans de très nombreuses guerres italiennes, où les rois ont cru pouvoir récupérer un certain nombre d’héritages, notamment Naples et le Milanais. Le tropisme italien demeure sous Louis XIII. Sa mère est une Médicis, les artistes et les écrivains restent influencés par Rome et le génie italien. Mais l’Italie n’existe pas en tant que pays, c’est un ensemble de cités, de royaumes et de principautés qui ne cessent de se faire la guerre et d’être tantôt les jouets tantôt les bénéficiaires des luttes européennes entre la France et l’Empire.
Dans la Valteline s’emboîtent plusieurs conflits : la France et l’Espagne, les rivalités italiennes, les rivalités religieuses. Ce sont différentes échelles qui s’affrontent et qui se superposent, rendant la situation particulièrement complexe.
Combats pour la Valteline
La Valteline appartient au duché de Milan et est sous la dépendance du canton des Grisons (célèbre pour sa viande séchée). À la fin du XVIe siècle, les Habsbourg mettent la main sur le Milanais, donc sur la Valteline, région essentielle pour assurer le passage de leurs troupes. La région de la Valteline est restée fidèle à la foi catholique, quand les Grisons ont embrassé la religion protestante. À un conflit territorial se surimpose donc un conflit religieux.
La guerre débute véritablement en 1620 par la révolte des Valtelins qui chassent les officiers des Grisons. Les Valtelins sont soutenus par le gouverneur de Milan, qui leur prête main-forte et leur apporte un soutien logistique. Cela inquiète beaucoup la France et Venise qui y voient une mainmise de l’Espagne sur la vallée, chose que Richelieu ne peut laisser passer. Après des menaces de guerre, un accord est conclu en 1622 : l’Espagne se retire de la vallée, qui est placée sous la garde des soldats pontificaux qui assurent la neutralité de la région et du passage des hommes. Pour Richelieu, conseillé par le père Joseph, son éminence grise, c’est une concession provisoire. En 1624, fort de l’appui de Venise, des Grisons et de la Savoie, il mène une opération militaire afin de s’emparer de la vallée et de chasser la menace espagnole. 4 000 Suisses conduits par le marquis de Coeuvres occupent la vallée et chassent les pontificaux. La Savoie soutient la France, espérant récupérer des territoires dans la région. Cette troupe n’est pas assez nombreuse pour endiguer la réponse espagnole ; les Impériaux entrant à leur tour dans la vallée pour en chasser les Français. Ces derniers, battus, sont contraints de repasser les Alpes. De façon très opportune, la Savoie retourne son alliance et se range du côté de Madrid.
La guerre de Trente Ans
La guerre de la Valteline s’inscrit dans le contexte de la guerre de Trente Ans (1618-1648) dont elle est un des épisodes. La France a été peu concernée par cette guerre, qui a surtout dévasté l’Europe centrale et qui est restée dans de nombreuses mémoires. Cette guerre a débuté en 1618 quand les princes luthériens de Bohème et de Saxe se rebellent contre l’Empereur, par volonté de gagner en indépendance. Ces révoltes sont matées par Vienne et par Madrid, qui doit aussi affronter la rébellion des Pays-Bas qui tentent de faire sécession de l’Empire. Pour les Habsbourg, il est hors de question de perdre le Milanais, région cruciale pour leur grande stratégie. Pour la France, l’occasion est trop belle d’affaiblir Madrid et de se renforcer dans le Piémont. Chaque État joue sa partition.
La succession de Mantoue
L’affaire italienne se compliqua encore avec le règlement de la succession de Mantoue. Le duc de Mantoue décéda en 1627 sans héritier direct. Esthète, riche et grand propriétaire terrien, il laissait une ville qui comptait parmi les plus belles d’Italie, et d’immenses territoires en Italie du Nord, notamment le duché de Mantoue et le marquisat de Montferrat ; tous deux de hauts lieux stratégiques. Mantoue ferme la vallée du col du Brenner, de l’Adige et du lac de Garde. C’est le passage entre l’Allemagne et l’Italie. La place de Casale, en Montferrat, commande l’axe du Pô et contrôle l’axe naturel qui mène vers les cols alpins : route de la France et de Venise vers l’Adriatique. Vu la grande importance géopolitique et stratégique de ces terres, on comprend que sa succession éveille de grandes craintes et de grandes convoitises dans les chancelleries européennes. Son héritier le plus proche est Charles de Gonzague (1580-1637) (de la branche des Gonzague), duc de Nevers et gouverneur de Champagne. On lui doit la fondation de Charleville, en bordure de frontière du nord (devenue ensuite Charleville-Mézières). Il prend ses droits dès 1628, avec l’appui de la France et du pape Urbain VIII. Mais le duc de Piémont-Savoie conteste cet héritage et le revendique pour sa fille. Il a le soutien de Madrid et notamment d’Olivares, le Premier ministre du roi, qui espère bien marier un prince espagnol à la fille du duc de Savoie, afin de récupérer l’héritage. Il pense que la France, empêtrée dans le siège de La Rochelle, ne pourra pas aider Gonzague, et que la victoire sera facile.
En avril 1628, Milan et le Piémont mettent le siège devant Casale. Gonzague ne peut tenir et aucun secours n’arrive jusqu’à lui. Richelieu est en plein dans le siège de La Rochelle, qui se termine en octobre 1628, mais il doit aussi affronter la révolte du duc de Rohan, qui rêve de provoquer la sécession du Languedoc et d’y bâtir une république protestante. De façon très opportune, l’Espagne soutient les armées de Rohan, afin d’affaiblir la France et d’empêcher le royaume des lys d’intervenir à Casale. Richelieu concentre ses troupes dans la vallée du Rhône (35 000 hommes), avant de décider d’aller soit en Languedoc combattre Rohan, soit dans le Piémont, pour défendre Gonzague. Finalement, il franchit le Montgenèvre, avec Louis XIII à la tête de ses armées (février 1629). Casale est libérée et Gonzague maintenu dans ses prérogatives.
Mais les Impériaux se lancent à leur tour dans cette bataille. Ils conduisent 50 000 hommes pour prendre les terrains de l’héritage de Mantoue. En 1630, la France repasse dans le Piémont et elle prend les forteresses de Pignerol et de Saluces, qui contrôlent le passage des cols.
En juillet 1630, Gonzague a de plus en plus de mal à tenir à Mantoue. La ville est en plus frappée par la peste, ce qui affaiblit ses défenses. Ne pouvant résiste aux assauts, Mantoue est prise par les Impériaux, dont les mercenaires se livrent à un saccage en règle de la ville, causant la perte de très nombreuses œuvres d’art. La perte de Mantoue est une défaite pour la France, et une victoire pour les Impériaux et la Savoie. Victoire qui n’est que de courte durée puisque le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, décède en 1630. Son fils, Victor-Amédée, a épousé la sœur de Louis XIII. Favorable à la France, il renverse les alliances, ce qui est une perte pour les Impériaux. La politique des mariages sert ici la politique diplomatique du royaume.
L’irruption de Mazarin
Le 15 octobre 1630, la trêve devant Casale doit expirer. Les Impériaux sont prêts à reprendre le combat contre la France, d’autant qu’ils sont en supériorité numérique. Peu de temps avant la reprise imminente des combats surgit un diplomate romain du nom de Giulio Mazzarino. Aux cris de « Pace ! Pace ! », il annonce qu’une paix a été signée à Ratisbonne entre les princes catholiques et protestants de l’Allemagne. Cette trêve dans la guerre de Trente Ans suspend les hostilités dans la région du Montferrat. La France peut respirer. Richelieu en profite pour recruter Mazzarino, qu’il a découvert lors de ce siège et qui, francisé en Jules Mazarin, est devenu le conseiller du cardinal, puis le principal ministre de Louis XIII et de Louis XIV. Le traité de Ratisbonne prévoit que la Savoie et Mantoue retrouvent la plénitude de leurs États. Français et Impériaux repassent les Alpes. Mais Richelieu conseille à Louis XIII de répudier le traité, ce qui soulève l’hostilité du Conseil contre lui, et finalement sa victoire absolue. La France a réussi, par ses alliances (Savoie, papauté) et par ses victoires, à contrôler une partie de cette région cruciale et, surtout, à éviter que l’Espagne n’y impose son hégémonie. La querelle de la Valteline a aussi eu des répercussions en France. La sécession du Languedoc menée par le duc de Rohan a été largement financée par l’Espagne, ce qui aurait pu conduire au démembrement du royaume. Il a fallu la force sans faille de Richelieu et l’abnégation de Louis XIII pour tenir l’unité du royaume, vaincre La Rochelle et Rohan, conquérir Pignerol et tenir les passages alpestres. Cette grande politique diplomatique a conduit à renforcer l’absolutisme, c’est-à-dire le pouvoir royal délié des liens avec les seigneurs, à mettre un terme à la féodalité, et à centraliser le prélèvement de l’impôt, donc à jeter les bases d’un État moderne.
Tant de combats dans une Valteline aujourd’hui pacifiée rappellent aussi les déchirures de l’Europe et la valeur de la paix acquise. Dans cette région du Milanais a fleuri la famille Beretta, célèbre pour ses armes de qualité, dont l’entreprise fut fondée en 1526. Beretta a fourni en armes Venise, Milan et une grande partie de l’Europe. Que l’entreprise vende aujourd’hui des fusils de chasse et de tirs sportifs démontre aussi la valeur acquise de la paix.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
Frugier Pierre
30 mars 2018Merci pour cet article passionnant. Une lecture attentive du « Richelieu » de Hilaire Belloc avait déjà permis de comprendre les enjeux de ce conflit complexe et de voir toute la virtuosité diplomatique de Richelieu, homme d’état les plus talentueux que la France aie comptée.
Jean
25 mars 2018Beretta cet aussi le pistolée d’ordonnance de la Police Americaine…
Ockham
23 mars 2018Beau compte-rendu ciselé sur un point stratégique pendant la guerre de 30 ans. Comme vous le décrivez les forces sont momentanément et alternativement inégales de chaque coté. Tenir une passe voire plusieurs passes est un métier surtout quand le gradient est aussi fort. Cela exige de telles prouesses en Newton ou en KW/H pour les déplacements et ravitaillements pour tenir les deux cotés qu’il vaut mieux le laisser aux autochtones. D’où la Suisse et la Savoie jusqu’à l’arrivée de la vapeur car alors cette dernière fut adossée à l’état plus puissant sur son versant nord-ouest que l’état de l’autre coté. Capet avait son hexagone!
Denis Monod-Broca
23 mars 2018Hors-sujet mais pas tout à fat.
Intéressantes considération sur l’Allemagne, l’Europe et la France : http://l-arene-nue.blogspot.fr/2018/03/alexis-dirakis-lue-oeuvre-la.html#comment-form
JVP
23 mars 2018Merci M Noé pour cet excellent résumé. L’admirable Louis XIII de Jean-Christian Petitfils en détaille les péripéties presqu’au jour le jour.
Il est aussi intéresaant dans cette veine de lire aussi le point de vue adverse, illustré par Henry Bogdan, dans sa docte Histoire des Habsbourg
Bernard SANZ
23 mars 2018Charles Quint petit fils d’Isabel et Fernando d’Espagne n’ aurait jamais du hériter du royaume d’ Espagne, mais voilà sa mère Jeanne la folle fut pratiquement la seule de sa fratrie à survivre, on l’ a maria au Habsbourg Philippe le Beau et la suite vous la connaissez, l’ Espagne s’épuisa dans des guerres stupides aux Pays Bas. L’Europe pendant 1000 ans a été le terrain de jeu de grandes familles qui sesont unies, désunies et déchirées.
Steve
22 mars 2018Bonjour M. Noé
Merci pour ce rappel très intéressant de l’importance de la géographie des vallées perdues dans lesquelles les traces des skis ont heureusement recouvert celles des tanks!
On voit bien aussi par là les avantages que procurent des présidents élus pour peu de temps: ils n’ont pas le temps de se marier entre eux et de compliquer ainsi les choses avec leurs descendance: avec les divorces-éclair et les familles recomposées, nous serions perpétuellement en guerre. Et courir sans cesse de la Valteline au Languedoc par ce printemps glacial enrhumerait nos soldats à coup sur. Et de quoi aurait l’air le défilé du 14 juillet avec des nez qui coulent?
Et c’est ainsi qu’Allah est grand!