19 juin, 2020

La mutilation des Hermès

Percevoir l’invariant dans la mutation du monde permet de se rendre compte que les fondamentaux de l’être humain évoluent peu. Depuis quelques jours, nous assistons à un mouvement politique qui veut déboulonner les statues et marteler les plaques des rues afin de réécrire l’histoire et d’en bannir les aspects jugés honteux. Rien de nouveau, rien de surprenant à cette volonté farouche d’écrire la mémoire en s’immisçant dans l’espace public. Cela nous rappelle l’Antiquité et ses damnatio memoriae mais renvoient davantage encore à l’aspect magique et religieux de la statue.

 

Toutes les civilisations ont bâti leur culte autour des statues et des pierres. Le temple de Baal, à Palmyre, contenait ainsi un bétyle, c’est-à-dire une pierre noire d’origine météorite, que les fidèles venaient adorer dans le temple. Le culte du bétyle se retrouve aujourd’hui à La Mecque, où les musulmans tournent sept fois autour de la Kaaba qui renferme une pierre noire que certains archéologues supposent être la pierre du temple de Baal de Palmyre. Ailleurs, c’est le culte rendu aux sources et aux arbres sacrés, dont on trouve des manifestations actuelles chez les tenants de certaines formes de l’écologisme radical.

 

Quant aux statues, elles ont toujours représenté les dieux. Représenter, cela signifie rendre présent. C’est le sens constant de l’image dont l’existence a toujours posé un problème, entre mouvements iconodules (c’est-à-dire acceptant les images) et mouvements iconoclastes (les rejetant en les détruisant). S’attaquer à l’image, c’est s’attaquer à l’existence même, c’est refuser la vie des personnes en les tuant une seconde fois, pas uniquement de façon symbolique, mais bien de façon réelle, en leur déniant l’existence. Ce que les manifestants qui s’en sont pris aux statues de Colbert, de Louis XIV ou de De Gaulle ignorent c’est que, par leur geste, ils ont réalisé de nouveau un acte liturgique et religieux très ancien qui traverse toute l’humanité.

 

Attaquer pour tuer

 

On ainsi vu aux Antilles une statue de Joséphine de Beauharnais décapitée. En différents lieux, des statues déboulonnées et jetées dans les rivières, comme pour les faire disparaître de façon définitive, ailleurs encore, des statues maculées de peinture (souvent rouge, marque symbolique du sang du meurtre), ou bien lapidées à coup de pierres. Encore une fois, la foule, primitive et archaïque, s’en est prise aux personnes, ici représentées dans leur statue. C’est le sacrifice humain au cœur de nos mégapoles en apparence modernisées. Changez les vêtements et l’architecture des bâtiments et ce que nous avons vu pourrait avoir lieu dans l’Égypte des Pharaons ou la Chine des empereurs.

 

Cela rappelle l’un des événements les plus dramatiques et les plus obscurs de la guerre du Péloponnèse : la mutilation des Hermès. L’événement a choqué les contemporains et a eu des conséquences politiques majeures. Encore aujourd’hui, on ne sait pas trop ce qui s’est passé ni qui est l’auteur ou le commanditaire de cette mutilation. Le drame se déroule la nuit, alors que la flotte athénienne doit se lancer dans l’expédition de Sicile afin de capter le blé de l’île. Alcibiade, le grand chef politique et militaire, a voulu cette expédition et en dirige la flotte. Il a des prétentions sur la cité et se verrait bien la dominer, comme Périclès avant lui. Au petit matin, les habitants découvrent que les Hermès, des statues-colonnes représentant le dieu et ses attributs et placées aux carrefours des chemins ont été mutilées. C’est un sacrilège, une offense faite aux dieux et un bien mauvais augure quant à la réussite de l’expédition. Alcibiade est accusé de ce crime, ce qu’il dément et rien ne permet d’affirmer qu’il en est le coupable. Au choc de la mutilation s’ajoute le doute sur l’identité des auteurs. Avec l’échec de l’expédition de Sicile, c’en est fini de la carrière d’Alcibiade.

 

La mutilation de l’histoire

 

Il n’était pas rare de mutiler les noms des empereurs que l’on voulait effacer de la mémoire ou de détruire leurs statues. Provoquer une page blanche par la violence permet de mieux écrire la nouvelle histoire que l’on souhaite voir proclamer. L’oubli est la meilleure façon de contrôler l’histoire. L’autre façon est de la réinterpréter avec le regard d’aujourd’hui, en y projetant nos critères de façon sélectionnée. Il en va ainsi sur la question de l’esclavage, sujet complexe, qui a touché tous les pays, et de la traité négrière, qui a concerné essentiellement l’Afrique et le Moyen-Orient. Ce processus de réécriture permanent de l’histoire renvoie au roman de George Orwell, 1984, satire et analyse d’un pays communiste :

 

« Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres récrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, chaque minute. L’histoire s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. »

Et Orwell de conclure : « Le passé a été effacé, cet effacement oublié, le mensonge est devenu vérité. »

 

Cette question est perpétuelle pour l’historien : qu’est-ce que la vérité ? C’est qui court dans la rue, à laquelle la majorité adhère, ou celle qui est définie et approchée après des recherches minutieuses ? Il y a souvent un gouffre entre les vérités admises et celles mises à jour par les historiens. Des vérités de rue qui deviennent des préjugés bien difficiles à éradiquer. Contourner l’histoire et la falsifier est une autre façon de la mutiler. L’histoire se transmet par la mémoire, mais aussi par les lieux, les objets, les monuments. Araser cette présence matérielle de l’histoire, c’est supprimer la mémoire et ainsi tenir plus facilement les peuples que l’on veut se donner. Raison pour laquelle les révolutions s’en prennent toujours aux monuments du passé, qu’ils soient religieux ou civils. En France, les attaques des protestants durant les guerres de religion ont détruit plus d’églises et d’objets artistiques que la Révolution. L’objectif ici est de former un peuple nouveau, sans mémoire et sans histoire et donc plus facilement malléable. Ce qu’avait compris Alexis de Tocqueville quand il disait que « Chez ces nations [démocratiques] chaque génération nouvelle est un nouveau peuple. »

 

La fonction financière de la statue

 

On a vu ainsi attaquées des statues de Churchill et de De Gaulle et une demande de déboulonner la statue de Baden Powell, moyen efficace d’effacer l’histoire. La statue a deux fonctions : esthétique et politique. Esthétique, car l’on suppose qu’elle est belle et qu’elle décore bien l’espace public. En cela, elle est une œuvre d’art. Politique, car le choix de la personne statufiée n’est pas neutre et qu’elle vise à représenter une idée et à la projeter au cœur de la cité pour la donner en exemple. Même les statues non figuratives sont politiques, car, en refusant cette figuration et cette signification concrète, elles témoignent d’un rejet de l’histoire et de la culture. Ainsi, de plus en plus de statues de fontaines ne représentent rien alors que pendant longtemps elles étaient inspirées d’histoires de l’Antiquité. Cela témoigne de la rupture avec le passé et notre histoire et notamment le monde grec et romain.

Aux fonctions esthétiques et politiques s’en ajoute une troisième : financière. L’art est devenu un produit financier comme un autre, un moyen de placement et de défiscalisation. Placer une œuvre d’art contemporain au milieu de l’espace public et, si possible, dans le centre historique, c’est légitimer cette œuvre et lui permettre de faire croître sa côte financière. Tulipes de Jeff Koons, colonnes de Burren, empaquetage de Christo : autant de performances qui sont d’abord des produits financiers, échangés sur les bourses américaines et chinoises, avant d’être des œuvres d’art. Si les plasticiens ne se font pas toujours payer pour réaliser ces œuvres, c’est qu’ils y gagnent une notoriété et une meilleure côte financière. Ces objets et ces performances ont besoin de lieux pour s’exprimer et desquels tirer leurs valeurs. À l’obligation faite de s’extasier devant elles répond l’effacement et la disparition des monuments historiques qui les entourent. Une autre façon de mutilation, moins brutale, mais tout aussi efficace.

 

 

 

 

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

9 Commentaires

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  • Dominique

    25 juin 2020

    Nos réflexions, sans propositions d’actions, ont quelle utilité face aux communistes qui dévastent l’Occident chrétien ? Elles me font penser à l’orchestre qui continua de jouer pendant que coulait le navire Titanic.
    Réfléchir ne suffit plus, il faut agir !
    Que faire donc, pour s’opposer aux forces du Mal ? S’il n’est pas trop tard …

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  • Ockham

    23 juin 2020

    La version sur l’origine de la pierre noire est intéressante. Cette grosse pierre de la Kaaba, refuge de la première femme égyptienne d’Abraham qui lui donna son fils aîné selon la légende, serait le bétyle de Palmyre et aurait servi au culte de Baal. Dans le même registre le mot « allah » serait le nom d’une vieille divinité du panthéon polythéiste donc païen des tribus sémites. Toutes les religions recyclent souvent des pans culturels anciens qu’elles estiment comme gardant du sens dans leur Weltanschauung.

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  • Blondin

    22 juin 2020

    Réaction spontanée d’un de mes amis : « Ils font comme les Talibans avec les bouddhas de Bâmiyân ! ».
    On ne saurait mieux dire.
    Le pire étant que la foule des incultes qui s’est livrée à ces stupidités est loin d’avoir conscience de la similitude.

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  • Vauban

    21 juin 2020

    Au passage, rappelons nous que M. Obama à son arrivée à la Maison Blanche avait aussitôt fait retirer le buste de W. Churchill du Bureau Ovale. Le Donald l’y a fait remettre.

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  • Frederic

    21 juin 2020

    Bonjour,
    Merci pour cet article fort intéressant. Je me permet de mettre en avant « la brève réflexion sur le mensonge » de Jean Luc Baslé :
    « Une société qui vit dans le mensonge se désagrège dans le temps. Le mensonge est consubstantiel à l’homme. Mais, il ne peut être la règle. Il doit être l’exception. Généralisé, il devient propagande. Qui ment ? L’État, les médias, les universités, les entreprises, les associations, en bref : tout le monde. Pourquoi mentir ? Pour obtenir un avantage indu, éviter une sanction, défendre sa réputation, etc. Nous mentons pour toute sorte de raisons, bonnes et mauvaises. Car le mensonge est parfois utile. Jadis, on parlait de « pieux mensonges » pour en souligner l’utilité dans certaines circonstances, avec un brin d’hypocrisie. Ces derniers temps, à la manière de la calomnie dans l’œuvre de Beaumarchais, le mensonge, de petit vent rasant la terre, a enflé et avancé. Rien ne l’arrête désormais et, sous cette arme redoutable, la vérité est tombée, terrassée. Le mensonge est devenu la règle.
    Le mensonge d’État est le plus gros, le plus cynique et le plus dangereux. Il peut tuer des millions d’hommes, comme en Union soviétique, en Chine et en Europe. La France y a eu aussi recours avec des conséquences, fort heureusement, moins désastreuses. Elle en appelle alors à la raison d’état. Qui peut s’opposer à la raison d’état, à la défense de la patrie ? Personne. Un homme aussi intègre que Charles De Gaulle y a eu recours. Mais voilà, cette raison d’état est une notion indéfinie, élastique, malléable à souhait. Entre de mauvaises mains, elle invite le malheur qui subrepticement s’installe.
    Dans ce maelstrom qu’est notre société, les médias ont emboîté le pas à l’État. Le quatrième pouvoir devient ainsi complice. Alors qu’il s’est battu au cours des siècles pour maintenir son indépendance, ce pouvoir, ou tout au moins une partie de ce pouvoir, s’est progressivement rallié à l’État, ces dernières décennies. Il s’est installé dans le mensonge ce qui rend difficile la compréhension de notre monde. Les évènements récents en attestent. La pandémie du coronavirus en est un exemple. Et malheur à qui décrit sa vérité. Il est isolé, ostracisé, accusé de complotisme, voire de populisme. Les prudents s’autocensurent.
    Les gens mentent aussi. Internet leur a donné une plateforme inespérée pour exprimer leurs frustrations et leur colère, avec parfois des conséquences désastreuses comme le suicide de cette jeune actrice japonaise, Hana Kimura. Ces excès qui doivent être sanctionnés, ne peuvent être instrumentalisés pour justifier l’instauration de la censure – le corollaire de la propagande.
    Le mensonge ne voyage pas seul. Il emmène avec lui la méfiance, le soupçon, la fraude, la prévarication et la mort. C’est pourquoi le huitième commandement du Décalogue, hérité du Code d’Hammurabi, enjoint de ne point mentir. Ainsi, aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps, l’homme a reconnu la nocivité du mensonge. Il ne peut être un mode de gouvernement. En l’oubliant, nos sociétés occidentales se condamnent. »
    Bien à vous

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  • Dr Slump

    21 juin 2020

    Voilà un rappel instructif de l(histoire pour éclairer l’actualité. On retrouve le même phénomène aussi loin qu’en Egypte pharaonique. Et que dire de l’iconoclasme?
    Mais je me demande si les destructions opérées par les groupes militants aujourd’hui n’ont pas une différence fondamentale, du fait qu’ils ne sont pas dus à la décision de souverains politiques ou religieux? J’ai l’impression qu’on assiste à la montée d’une ochlocratie. Qu’en pensez-vous?

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    • Jean-Baptiste Noé

      23 juin 2020

      En effet, ici c’est une foule sans lien avec le pouvoir politique en place. Mais une foule néanmoins organisée et structurée par des associations qui savent très bien s’y prendre et mener leur agitation propagande.

  • breizh

    20 juin 2020

    cet art contemporain qui se diffuse montre deux choses :
    – la main mise du pouvoir politique sur l’art (via le ministère de la culture et les élus locaux), payé par nos impôts.
    – la perte d’intelligence et de culture de ces prétendus artistes et des politiques qui les financent.

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  • Steve

    19 juin 2020

    Du passé faisons table rase est une vieille antienne permettant de caractériser immédiatement un totalitarisme.
    Effacer, nier ce qui dérange ou contrecarre les fantasmes caractérise aussi la névrose de toute puissance du non -adulte.
    Un état agissant comme une mère castratrice, c’est à dire empêchant ses enfants de devenir en faisant leur propre expérience, fut elle pénible, au prétexte de les protéger de tout risque ne peut qu’engendrer des névrosés, des non adultes irresponsables dont les désirs les asservissent et les mènent à asservir les autres.
    Nous récoltons donc ce que nous avons semé.

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