1 février, 2023

La force dans les relations internationales

La force est une nécessité, pour rester libre, pour s’opposer à un adversaire, pour lui résister. La faiblesse conduit à la servitude, voire à la disparition. Mais la force, si elle est mal orientée, peut conduire à la démesure, à l’hubris tant redoutée des Grecs. Elle peut alors devenir violence, tout en étant légalisée.  C’est là l’étrange paradoxe de la force, que Thucydide et Xénophon ont approché dans leurs œuvres.

La force ou le droit ?

Dans son célèbre dialogue des Méliens, Thucydide relate les échanges entre Athènes et Mélos. La première veut envahir la seconde et déploie pour cela un discours axé sur la question de la force. Puisqu’Athènes est la plus forte, Mélos a intérêt à lui céder afin de pouvoir négocier avec elle. Contre la force, Mélos oppose le droit : cette invasion est interdite et contrevient aux règles communes en vigueur dans le monde grec. À cet argument juridique, Mélos en oppose un autre : la cité est l’alliée de Sparte. En cas d’invasion, cette dernière ne manquera pas de la venger. La notion de force est alors retournée : si Mélos est plus faible qu’Athènes, ce n’est pas le cas de Sparte. Attaquer la cité, c’est aussi attaquer son allié. Un dialogue qui a une résonance particulière avec ce qui se passe à Taïwan. La Chine oppose la force et Taïwan le droit, arguant du fait que l’île est libre de choisir sa souveraineté. Ce qui contraint Pékin à faire usage du droit de l’histoire, selon lequel Taïwan n’aurait jamais été indépendante et aurait toujours été chinoise. Dans ce cas, envahir l’île ne serait pas faire usage de la force, mais restaurer la règle de droit. Un argument que l’on retrouve dans la bouche des Russes pour justifier leur intervention dans le Donbass et en Crimée.

La force sans combattre

Mais le dialogue des Méliens se termine curieusement, illustrant une autre facette de la force. En effet, Athènes donne certes l’assaut à la ville, mais si les hoplites parviennent à y entrer ce n’est pas en perçant les murailles, mais parce que certains Méliens, trahissant leur cité, leur ont ouvert les portes. La force de la persuasion et de l’arsenal militaire a convaincu certains Méliens qu’il était préférable de s’entendre avec l’attaquant et de trahir afin de négocier une place dans le camp des vainqueurs. Vaincre sans combattre, parce qu’on a généré chez l’adversaire la peur de perdre, n’est-ce pas là le stade ultime de la force ? En venir à empêcher toute réaction et toute opposition de la part de l’adversaire, qui a intériorisé la défaite et qui est convaincu qu’il vaut mieux s’en accommoder, voilà probablement l’une des plus belles manifestations de la réussite de la force.

La force individuelle

Ce que montrent les œuvres de Thucydide et de Xénophon, son continuateur, c’est que l’action est toujours personnelle. Dans la guerre du Péloponnèse, ce ne sont pas les dieux qui interviennent, ni les cités, mais les personnes : Périclès, Thucydide, Alcibiade, Nicias pour les Athéniens ; Brasidas, Lysandre pour les Spartiates.

C’est de ces hommes que dépend la victoire, comme plus tard Alexandre. Donc de la force personnelle, de la vertu, diraient les Romains, dont Machiavel fit l’un des points essentiels du Prince. La vertu en latin désigne précisément la force. Un homme vertueux est un homme fort, d’abord parce qu’il résiste aux tentations, aux faiblesses, aux lamentations et qu’il ne se laisse pas détourner de son chemin. Au cours de l’expédition des Dix-mille, après que les chefs grecs aient été arrêtés et tués par les Perses, Xénophon se retrouve seul, devant conduire les rescapés hors de cette prison qu’est devenue la Perse. C’est à lui désormais de faire preuve de force, d‘une part pour rassembler les hommes, d’autre part pour les conduire vers la libération, jusqu’au moment où ils pourront enfin apercevoir la mer.

Le chef, qu’il soit militaire ou politique, est d’abord un homme fort, c’est-à-dire un homme vertueux. La faiblesse et la corruption de l’âme et du cœur détournent de la mission. Mais la force, ce n’est pas uniquement partir sabre au clair et charger vers une direction vaille que vaille. Le bon chef, c’est-à-dire le chef fort, sait aussi écouter ses hommes, s’arrêter, se reposer, changer ses plans. Face aux récriminations des Grecs, Xénophon sait s’arrêter, leur donner la parole, les réconforter. Puis repartir. À la force d’âme doit donc s’ajouter la force du cœur. La frontière est ténue entre la force d’âme et l’entêtement. C’est toute la question de l’actuelle guerre en Ukraine, que ce soit pour Zelensky ou pour Poutine. Jusqu’à quel point combattre, à partir de quel moment négocier, que céder pour gagner l’essentiel ? Un dilemme fondamental pour le chef de guerre comme pour le chef politique.

La force de la volonté

Les schémas géopolitiques reprennent souvent la dialectique présentée par Mackinder entre le heartland et le rimland. Une pensée qui a fait florès dans le monde anglo-saxon, qui a été reprise et complétée par de nombreux auteurs, et qui a notamment influencé l’action politique américaine durant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide.

Le reproche régulièrement adressé à la théorie de Mackinder est d’être un déterminisme. Il y aurait ainsi nécessairement une opposition entre la terre et la mer, entre le pivot du monde et les puissances thalassocratiques. Déjà, la guerre du Péloponnèse avait brouillé les pistes, Athènes développant une armée terrestre et Sparte devenant une marine redoutée. Mais la théorie de Mackinder s’est révélée fausse à plusieurs reprises, notamment sur le fait qu’il n’y a jamais eu d’alliance entre l’Allemagne et la Russie, sauf très brève entre 1939 et 1941. À ce déterminisme géographique, l’école française, à la suite de Paul Vidal de la Blache et d’Emmanuel de Martonne, oppose la force de la volonté. Il n’y a pas des régions développées parce que la nature a été généreuse, mais parce que l’homme a créé et inventé le paysage pour en donner une nouvelle expression. De la force, il en a fallu pour drainer les marécages de Versailles et les transformer en merveilleux jardins, pour construire le canal du Midi, pour édifier le port de Dunkerque en pleine zone battue par les vents. C’est de la volonté, donc de la force, que naissent les grandes puissances et les pays forts.

Une force de la volonté qui rappelle la primauté de l’homme sur les systèmes et les lois de l’histoire. Alcibiade aurait pu ne pas être condamné à mort, l’expédition de Sicile aurait pu réussir et Brasidas aurait pu échouer dans ses opérations. Ce que nous rappellent ces auteurs, c’est que ce sont les hommes qui font l’histoire, non les administrations et les déterminismes.

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

19 Commentaires

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  • Philippe

    2 février 2023

    Vaste fresque qui dévoile la faiblesse indécente des leaders de l’ UE . Les peuples sont totalement absents des événements qui détruisent leurs niveaux de vie . 85% de la population a perdu 20% de son pouvoir d’achat en 12 mois . Personne pour renverser le déclin ?

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    • le chinois

      3 février 2023

      Attendre la Résurrection.
      …15 000 français a Singapour inscrit a l’Ambassade…

  • Bilski R.

    2 février 2023

    Très beau texte que j’apprécie d’autant que je suis en train de lire le livre de Michel De Jaeghere « LA MÉLANCOLIE D’ATHENA » dans lequel il analyse en profondeur l ‘histoire de la Grèce Antique. Cela m’a conduit vers un autre ouvrage collectif « LA VERTU » préfacé par Jacqueline de Romilly (PUF). L’Histoire pourrait être un éternel recommencement car la nature humaine ne change malheureusement pas mais…les cygnes noirs surviennent et tout change.

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  • Tolzan

    2 février 2023

    Rappelons l’argumentation russe sur le conflit actuel en Ukraine : selon eux, l’OTAN (donc les Américains) manoeuvrait lentement, mais inexorablement pour installer en Ukraine des fusées menaçant directement les grandes villes russes, surtout avec le développement de missiles hypersoniques. Les Russes ajoutent que cette stratégie ne surprend pas puisque ce serait l’application directe de la doctrine Brzezinski (vois son livre « le grand échiquier »).
    Selon vous, cette analyse est-elle correcte et la stratégie géopolitique américaine relève-t-elle de la force ou du droit ?

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    • breizh

      2 février 2023

      dès 1957, les USA ont déployé des missiles à tête nucléaire (Jupiter) en Turquie.
      Ceux-ci ont été démantelés suite à la crise de Cuba (mais ce volet de la crise est curieusement mal connu).
      En 1991, l’armée soviétique est rentrée en Russie, l’armée américaine (sous couvert de l’OTAN) non seulement n’est pas rentrée aux USA, mais a poursuivi et développé son extension en Europe de l’Est, déployant des armes (soit disant contre l’IRAN).

      Qui peut croire que la défense des USA commence en Ukraine ?

  • Tolzan

    2 février 2023

    Reprenons l’argumentation russe sur le conflit actuel en Ukraine : selon eux, l’OTAN (donc les Américains) manoeuvrait lentement, mais inexorablement pour installer en Ukraine des fusées menaçant directement les grandes villes russes, surtout avec le développement de missiles hypersoniques. Les Russes ajoutent que cette stratégie ne surprend pas puisque ce serait l’application directe de la doctrine Brzezinski (vois son livre « le grand échiquier »).
    Selon vous, cette analyse est-elle correcte et la stratégie géopolitique américaine relève-t-elle de la force ou du droit ?

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  • le chinois

    2 février 2023

    Bjr,
    Si les US s’en servent du Mackinder c’est qu’ils n’ont pas d’autre pour ralentir leur
    effritement …
    Heartland et Rimland était peut-être vraie il y a 100 ans, aujourd’hui
    c’est les BRICS qui ont la dynamisme que procure la Verité.
    BRCS se développent sans Armée, tandis que les « Occidents » s’autobroient avec leurs
    routine de Vieux.
    Et c’est exactement cela que veut provoquer la ChineRussie.
    …………………
    La France devrait déclarer de abandonner les US dans leurs entêtement et soutenir la
    Russie.
    Avec tout.
    Nous ne devons pas mourir avec l’Imperium Americanum.

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    • Jean-Claude Duclos duclos

      2 février 2023

      j’abonde dans le même sens,,l es déclarations des U.S et d’Allemagne sont de la poudre aux yeux et fondamentalement irresponsables…comme le disait un sage grec (ou Homère) les dieux rendent les hommes aveugles avant de les rerendrer fous…

  • Patrice Pimoulle

    2 février 2023

    Oui.

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  • Patrice Pimoulle

    2 février 2023

    L’Allemagne est l’alliee naturelle de la Russie; « aucun prince prussien ne doit rien entreprendre sans s’etre assure de la bienveillance de la Russie »; c’est contre l’alliance germano-russe que se sont alliees les « puissances de l’ouest », France et Angleterre,des le 1er mars 1815… 3 mois avant Waterloo. C’est la ruture de cette alliance par Guillaume II en 1890 et par Hitler en 1941 qui a cause la perte de l ‘Allemagne. Le conflit entre l’OTAN et la Russie cessera par la ruine de la « culture » anglo-saxonen et le retablissement d’une relation de bon voisinage entre l’occident chretien romano-germanique et l’orient chretien romano-byzantin.

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  • Sprilibre

    1 février 2023

    Oui ou non la définition des droits est-elle largement liée à notre culte insensé du vote majoritaire des seuls votants fusse-t-il moins nombreux que les inscrits ?

    Quand il n’y a que deux concurrents celui qui obtient 50, 001 % (cas extrême) des seuls votants est-il le meilleur, le plus cultivé, le plus intelligent, le plus modeste, le plus altruiste des deux ?

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    • Sprilibre

      1 février 2023

      « fussent-ils », c’est mieux

    • Patrice Pimoulle

      2 février 2023

      Oui.

  • Adrian D.

    1 février 2023

    Ce n’est pas par manque de textes de cette nature, que l’autoflagellation de los sociétés, c’est installée, c’est par l’abondance matérielle et le confort y associé. Nous sommes tous anesthésiés, tous esclaves de nos vies. Ceux qui ont de l’influence dans nos sociétés n’en font pas usage de peur de la perdre, les esprits libres eux n’ont pas d’influence. J’ai peur qu’il n’y ait un renouveau qu’après l’effondrement de tout ce que nous connaissons d’institutions et d’autorités.

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  • Durandal

    1 février 2023

    Oh mon cher Alcibiade, si bien compris. Le jalousie des Grecs pour cet homme hors du commun, les a défaits.

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  • Robert

    1 février 2023

    La force de la volonté qui s’ oppose au laisser-aller de la facilité et au déclin face à l’ histoire…
    A méditer dans l’actualité française et européenne.

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  • Jean-Christophe RIOU

    1 février 2023

    Bonjour Monsieur Noe
    A propos des traitres : Xénophon à son retour à Athènes est mal accueilli car il s’est mis au service de Sparte. Il part alors pour Sparte, où il est incorporé aux troupes du roi Agésilas II qui combattent en Perse. Il est dès lors banni d’Athènes et dépossédé de ses biens.
    La Crimée a-telle souhaitée son rattachement à la Russie ? (voir Jacques BAUD et Charles GAVE) et le DOMBASS ?
    Peu importe que MAC KINDER se trompe si sa théorie continue d’influencer les Anglo-Saxons et de guider leurs actions.
    Coopération entre la RUSSIE et l’ALLEMAGNE : l’énergie russe à bas coût n’a-t-elle pas permis à l’ALLEMAGNE d’imposer ses volontés à l’Europe et à la FRANCE
    Cordialement

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    • Patrice Pimoulle

      2 février 2023

      Oui. c’est avec du carburant importe de la patrie du socialisme que les chars allemands ont envahi la France.

  • Francis Mascart

    1 février 2023

    Je suis admiratif.

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