12 mars, 2021

Irak : trente ans plus tard

Le récent voyage du pape François en Irak a remis sur le devant de la scène ce pays et sa situation. Il y a vingt ans déjà, en 2001, les États-Unis dénonçaient l’Irak de Saddam Hussein comme faisant partie de « l’axe du mal » qui devait être annihilé. Humiliés par les attentats de septembre, les États-Unis se cherchaient un adversaire à combattre et à vaincre. Depuis l’intervention de 1991, il y a trente ans cette année, l’Irak était dans le collimateur de Washington. En 2001, Saddam Hussein sauva sa tête, les troupes américaines partant vers l’Afghanistan, où elles connurent l’amertume de l’enlisement. Vingt ans plus tard, la situation à Kaboul et dans le reste du pays n’est guère meilleure que celle qu’elle était alors. Pour Saddam Hussein et son régime, le répit ne fut que de courte durée. En 2003, après avoir tenté de convaincre que l’Irak disposait d’armes de destructions massives, les États-Unis bombardaient le pays et tentaient de faire un regime change qui est très loin d’avoir porté ses promesses. L’Irak détruit s’enlisa dans le chaos, et avec lui le reste du Moyen-Orient. Puis ce furent les printemps arabes de 2011, il y a dix ans, l’émergence de l’État islamique, composé en partie de cadres sunnites de l’armée de Saddam Hussein, et l’expansion du djihad vers le nord de l’Afrique, puis le Sahel et dorénavant le golfe de Guinée et l’Afrique de l’Ouest.

 

Un nouveau monde, ancré dans l’ancien monde

 

Trente ans après la guerre du Golfe, l’histoire a à la fois beaucoup avancé et en même temps stagné. Avancée, car le Moyen-Orient n’est plus tout à fait le même. La question palestinienne est moins prégnante. Les accords d’Abraham entre les Émirats arabes unis et Israël ont réglé une partie des problèmes et, surtout, les générations ont changé. Le facteur temps est essentiel en géopolitique, et hélas pas assez pris en compte. Une génération, c’est environ 25 ans. Depuis 1991, c’est près de deux générations qui sont passées, ce qui est à la fois peu et considérables. Les dignitaires irakiens qui ont 40 ans aujourd’hui avaient dix ans à l’époque de la première guerre du Golfe, c’est-à-dire une éternité pour eux et presque un autre monde. Beaucoup de choses ont changé depuis cette année qui vit la disparition de l’URSS, l’hégémonie des États-Unis, leur hyperpuissance et même leur seule puissance. Nous sommes revenus désormais à un monde multipolaire, la Chine compte alors qu’elle pesait peu, et le réveil des cultures et des civilisations est manifeste, que ce soit avec le redressement de l’islamisme ou de l’indigénisme. Depuis la guerre du Golfe de 1991, c’est un autre monde qui a émergé et de nouvelles relations internationales qui le structurent ; mais un nouveau monde marqué par des permanences : celles des cultures, des religions, des peuples et de la défense des territoires.

 

Un homme en blanc dans les sables d’Abraham

 

Le voyage du Pape François en Irak demeurera comme l’un des grands événements de cette année. Il est le seul chef d’État à pouvoir effectuer une telle visite en Irak. Non pas seulement se rendre à Bagdad, dans les quartiers sécurisés et protégés, ou dans quelques bases militaires, comme le font les présidents américains, mais dans les villes et les quartiers irakiens, là où habite la population et là où elle subit les attaques et les espoirs de la reconstruction. En se rendant à Mossoul et à Ur, le Pape a marqué l’importance de l’histoire, qui se manifeste dans des lieux et des symboles, comme cette rencontre à Ur avec les représentants de toutes les religions qui reconnaissent Abraham comme père. Une rencontre qui a démontré que la fraternité humaine est possible, comme le dialogue et l’entente, même si très souvent c’est la guerre qui demeure et qui fait les bruits des relations humaines. Si, fondamentalement, rien ne changera pour l’Irak, cette visite a permis de montrer aux Irakiens d’une part et au monde d’autre part que le pays n’était pas uniquement celui de l’État islamique et des attentats, mais qu’il pouvait aussi recevoir un dignitaire étranger et l’accueillir sans dommage et sans attaque. Pour l’image que les Irakiens ont d’eux-mêmes et pour celle qu’ils donnent au reste du monde, c’est un élément essentiel de leur dignité collective.

 

Un pays en miettes, mais en reconstruction

 

18 ans après la seconde guerre du Golfe, la reconstruction de l’Irak demeure un enjeu majeur.. Bien qu’officiellement vaincu depuis décembre 2017, l’État islamique continu d’agir, en tenant quelques zones grises où il entretient réseaux et influences. L’Irak est en proie aux rivalités de ses voisins, notamment la Turquie et l’Iran, qui interviennent dans les affaires intérieures du pays pour mieux placer leurs pions et tenir leur avantage. Le pays est tenu par les milices, que celles-ci soient d’obédience iranienne ou turque. Elles sont dans l’État et elles sont l’État, tout à la fois ennemies de la cohésion nationale et de la pacification et éléments de la tenue de l’État comme rares structures encore reconnues. Attaquer les milices, c’est donc attaquer l’État lui-même. Leur présence est officialisée par le fait qu’un budget particulier leur soit alloué tous les ans, budget voté par l’Assemblée nationale. La corruption est endémique en Irak, les ressources de l’État faisant rêver bon nombre de fonctionnaires et de bureaucrates ayant accès à ses largesses. Elle tire son origine de l’embargo décrété par l’ONU après 1991. Sous couvert de lutter contre Saddam Hussein, les États-Unis avaient fait adopter un embargo très strict qui a brisé le développement économique du pays et fait accroître la pauvreté. La rareté des ressources engendrée par l’embargo a encouragé la corruption, qui a connu à partir de ces années-là une envolée majeure. Ce système n’a fait que croître avec la guerre de 2003 et le renversement de Saddam Hussein.

 

La revanche des chiites

 

Les chiites représentent environ 55% de la population irakienne, mais ils n’ont jamais tenu les rênes du pouvoir, celui-ci étant entre les mains des sunnites. Les Américains ayant imposé la tenue d’élections libres, c’est le groupe majoritaire qui l’a emporté, à savoir les chiites, qui ont pris pour la première fois les rênes de l’Irak, renvoyant les sunnites dans l’opposition. Les minorités, et parmi elles les chrétiens, ne pèsent plus grand-chose, alors que le ministre des Affaires étrangères et vice-premier ministre de Saddam Hussein, Tarek Aziz, était de confession chrétienne. L’Irak panarabiste et baasiste, plurielle dans ses religions et ses peuples a vécu. Désormais, le pays est divisé en clans et en milices, qui affiliées à l’Iran, qui affiliées à la Turquie, et semble perpétuellement menacé de désintégration. Les projets de séparation de l’Irak en plusieurs territoires, selon des critères ethniques et religieux, n’ont pas encore été abandonnés, même si cela posera plus de problèmes encore à une région particulièrement instable.

 

La rencontre avec le grand ayatollah

 

À Nadjaf, la capitale irakienne des chiites, le Pape François a rencontré le grand ayatollah Ali Al-Sistani, 90 ans, guide spirituel respecté et figure politique majeure de l’Irak post Saddam Hussein. S’il est l’une des personnes les plus influentes de la scène politique irakienne, il ne s’exprime jamais en public, mais par ses représentants, qui sont les imams du vendredi de Karbala, et il n’apparaît que très rarement à la télévision ou en public. Cette rencontre est donc un grand événement pour lui et pour l’Irak, car celle-ci fut en partie publique, avec retransmission télévisée de certaines images. Son fils, Mohammad Reza Sistani, 59 ans, avait une relation très étroite avec Qassem Soleimani, ancien commandant de la force du Quds, assassiné le 3 janvier 2020 à Bagdad.

 

Bien que chiite, Sistani s’oppose à la théorie du Velayat-e-Faqih, qui est la théorie dominante du régime iranien et qui suppose que les religieux ont la prédominance sur le politique. En dépit de cette opposition sur cette question du droit musulman, il ne s’est jamais opposé ouvertement au régime de Téhéran. Il a déjà rencontré le président iranien Rouhani, mais n’a pas rencontré Raiisi, l’actuel chef du pouvoir judiciaire, l’un des candidats iraniens à la succession de Khamenei, qui s’est rendu en Irak en février dernier. En 2014, Sistani a largement contribué à faire progresser l’influence de l’Iran en Irak. Après l’attaque de l’EI et l’occupation d’un tiers du territoire du nord et de l’ouest de l’Irak par Daech, il a émis une fatwa exigeant le djihad pour le peuple chiite irakien. Sur la base de cette fatwa, la Force Quds d’Iran, et plus précisément Qassem Soleimani, a mis en place les forces de mobilisation populaire en Irak, tout comme le Basij affilié aux Gardiens de la Révolution d’Iran. La Force Quds d’Iran a rendu ces forces de plus en plus dépendantes d’elles au cours des 7 dernières années. C’est cette force qui tire actuellement des missiles sur les bases militaires américaines en Irak et dans la zone verte au nom du régime iranien. Et c’est cette force qui a réprimé les manifestants irakiens qui veulent se libérer du joug du régime iranien.

 

Ses représentants ont parfois pris position en faveur des jeunes manifestants chiites et parfois en faveur du gouvernement. De nombreux manifestants chiites le respectent toujours, mais à de nombreuses reprises, les jeunes chiites se sont mis en colère contre lui et ont condamné son silence, sans qu’il soit néanmoins attaqué ouvertement. Sistani demeure une grande force morale et politique fort utile dans un pays qui est soumis à la désintégration et qui demeure sans base politique stable.

 

Désormais dirigé par des chiites, la question est donc de savoir si l’Irak va s’aligner sur Téhéran et former un axe chiite dans ce Moyen-Orient majoritairement sunnite. Ou si au contraire c’est la nation qui va l’emporter sur la tribu et la religion, c’est-à-dire le fait de se sentir Irakien avant de revendiquer une appartenance au chiisme, au sunnisme ou à un peuple particulier. Ce qui se passera en Irak au cours des années qui viennent est à regarder de près, tant le pays servira une fois de plus de laboratoire pour ce Moyen-Orient en perpétuel changement.

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

16 Commentaires

Répondre à Viktor

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  • Dominique

    15 mars 2021

    Je relis votre chronique et il.me revient à l’esprit le sort des chrétiens en Palestine. On dit msintenant Israël.
    Lors d’un voyage en Palestine j’ai eu le privilège d’être reçu par mgr Fouad, à l’époque archevêque installé dans le palais épiscopale à Jérusalem. Infatigable soutien drs chrétiens en Israël et en Orient.
    Nous étions un groupe de chrétiens en pélerinage. Il nous alerta ainsi :  » le sort des palestiniens musulmans est tragique, mais le sort des chrétiens est DÉSESPÉRÉ, faites le savoir autour de vous à votre retour je vous en supplie « . ( Ce que je fis sans recevoir autre chose que … des compliments pour mon pélerinage.)
    Et de nous expliquer le pourquoi et le comment de cette siruation désespérée.
    Il prévoyait qu’il n’y aurait plus de chrétiens en Palestine autres que les religieux et les familles qui exploitent les hotels recevant les pélerins.
    Par ailleurs, un prêtre, dominicain italien, m’entretint confidentiellement de la situation à Gaza. Il était le curé d’une paroisse catholique à Gaza. A chacun de ses voyages, ses boyaux se tordaient de douleur tellement il compatissait devant les souffrances endurées par les Gazaouis, au quotidien,. C’était avant les massacres opérés bien après par les militaires qui ont tiré à balles réelles contre les manifestants.
    Rien n’est donc règlé en Palestine, sinon pour les juifs et à leur avantage exclusif.
    J’ai bien sûr péleriné : Bethléem, Jéricho sont des ghettos. Nazareth est une ville ruinée et désertée.
    .
    Jamais le Vatican n’a fait un geste politique auprès du gouvernement israélien pour améliorer les conditions d’existence des chrétiens. Les jeunes chrétiens n’ont de solution viable que d’émigrer. Le monde catholique est indifférent à leur sort. Vous pouvez être informé en vous rendant sur le site web de l’archevêché de Jérusalem, ils ont aussi une magnifique revue qui est distribuée par abonnement. Evidemment ils sont contraints de s’auto-censurer.
    Prions pour les chrétiens de Palestine..

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  • Dominique

    15 mars 2021

    L’Irak un laboratoire ? Ou plutôt une victime de plus des grands banquiets américains.? Ils y ont fait créer le chaos par les troupes de l’OTAN, mais n’avaient, à mon avis, aucune intention autre que de s’accaparer du pétrole et de détruire une armée qui devenait puissante, un géneur dans l’économie du pétrole, et un danger eventuel pour Israel.. Dieu seul sait si cette nation se relèveta un jour.
    Merci pour vos chroniques.

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  • breizh

    13 mars 2021

    « comme cette rencontre à Ur avec les représentants de toutes les religions qui reconnaissent Abraham comme père. »

    il me semble qu’il n’y avait pas de Juif à cette rencontre…?

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  • Philippe

    12 mars 2021

    Le nationalisme arabe-etatiste a vécu .Saddam Hussein a commis une erreur gravissime : attaquer en 1990 le Koweit , ce qui était une menace directe contre l’Arabie saudite . La suite est connue . Expansion de l’Iran avec menace sur l’ Arabie saudite , tribalisme en Irak et Syrie , désagrégation libyenne , Ambitions turques , retour de la Russie au moyen-orient , echec des printemps arabe . L’europe est totalement absente . Je ne vois pas comment l’influence vaticane peut s’ exercer dans ce chaos .

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    • Dominique

      15 mars 2021

      Petite précision : l’Irak a repris possession du  » bouchon  » koweïtien créé par les Britanniques pour empêcher l’Irak d’avoir un port en eau profonde. Les Irakiens avaient reçu l’accord de Madeleine Fulbright : c’était un piège américain. Les EUA voulaient alors se saisir du pétrole irakien c’est tout.
      Je suis allé au Koweit juste avant la guerre menée par l’OTAN. Ce pays était le seul au monde à avoir une ambassade Palestienne et comptait 1 million de Palestiniens qui faisaient fonctionner le pays et finançaient les Palestiniens en Israel. Cela explique pourquoi le Koweit fut détruit, car il eut pu être  » libéré  » sans être détruit.
      Nota : les Mirage de Dassault équipait l’armée de l’air et tout le personnel d’entretien était français.

    • breizh

      16 mars 2021

      un peu grossier le piège…

  • Stefano

    12 mars 2021

    « La question palestinienne est moins prégnante. » Je ne vois pas en quoi une occupation militaire qui dure depuis 53 ans avec des millions de gens sans citoyenneté, peut être considérée comme un problème réglé.

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    • breizh

      13 mars 2021

      elle n’est pas réglée, mais les pays arabes arrêtent de tout ramener au problème palestinien et ne font plus de son réglement un point de blocage.

    • Gilbert Troutet

      13 mars 2021

      En effet. Ce n’est pas parce qu’on en parle moins que la question est réglée.

  • Viktor

    12 mars 2021

    Pour qui roule le jesuite Bergoglio en Irak?

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  • germain

    12 mars 2021

    Les USA, piètre diplomate et fomenteur de guerres, ont jeté l’Irak dans les bras de l’Iran en le dotant d’un gouvernement chiite.
    Saddham Hussein, ami de la France que l’on a perdu, établissait un équilibre entre Etats sunnites et Etat chiites au moyen orient, et une garantie pour les minorités chrétiennes présentes sur son territoire. Dès que « nos amis les américains » interviennent (c’est à dire la CIA), ils causent l’instabilité, la mort, et la destruction des populations et de l’économie locales.
    Il est bon de rappeler que les américains ont menti en prétendant que Saddham Hussein avait utiliser des gaz asphyxiants pour sois disant tuer des kurdes irakiens: aucun gouvernement courageux n’a reproché à l’Amérique de « double you Bush » son mensonge qui est passible de la prison à vie aux USA.
    Bush devrait être derrière les barreaux aujourd’hui!

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    • breizh

      13 mars 2021

      au résultat : plus de chrétien en Irak : quel succès américain !

      or seuls les chrétiens amènent la paix dans ces pays, car ce sont les seuls qui parlent à tous.

    • Charles Heyd

      14 mars 2021

      Je réponds à #breizh;
      pensez-vous vraiment que le but des Américains en Irak était d’y maintenir les chrétiens?
      Si vous connaissez le but réel des Américains en Irak, dites le moi!

    • breizh

      16 mars 2021

      pas sûr que les américains sachent qu’ll y a (eu) des chrétiens là-bas.

  • Ricci

    12 mars 2021

    Quelle est l’interprétation à retenir de la visite du pape François ?

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  • Marcel Jayr

    12 mars 2021

    bien d’accord avec votre analyse et l’interrogation finale

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