28 août, 2014

Histoire de peau

Histoire de peau

François Brocard

20 août 2014

 

Les nutritionnistes recommandent de ne pas manger la peau du poulet. On peut donc subodorer qu’elle doit être particulièrement goûteuse pour mériter une telle interdiction ! Le philosophe Philon d’Alexandrie (c. 13 BC – 50 AD) avait déjà réfléchi au problème des commandements diététiques de l’Ancien Testament et conclu que leur objectif était essentiellement moral afin de modérer les passions gastronomiques en évitant les dérives fatales du goût[i].

 

Toriyoshi, un restaurant de yakitori d’un grand magasin de Tokyo, sert des bols de peau de poulet frits. Un plat parfait avec une bière glacée ou un saké froid. Quelle bonne idée de frire la peau du poulet. Son odeur est sensationnelle et c’est sans doute pour cette raison que les bouchers et volaillers mettent souvent des poulets à rôtir à l’extérieur de leur boutique pour mieux attirer le chaland.

 

La peau du canard, autre volatile, est justement renommée. Les cuisiniers chinois ont développé tout un art pour la préparer selon la ou plutôt les célèbres recettes de canard à la pékinoise. La technique est compliquée et minutieuse. Il faut d’abord se procurer des canards blancs soigneusement engraissés pendant un mois et demi. La préparation consiste ensuite à séparer la peau du corps en insufflant de l’air avec une pompe, puis de fermer les pores en versant un liquide bouillant sur la peau et enfin de la faire sécher avant de rôtir le canard dans un four à bois.

 

Le meilleur endroit pour déguster le canard à la pékinoise est un petit restaurant spécialisé situé dans les hutong de Pékin, l’ancien quartier de la ville où l’on se perd facilement. A défaut, allez à l’hôtel Hyatt à Shanghai ou au restaurant China Tang à l’hôtel Dorchester à Londres. Londres a depuis longtemps une grande communauté chinoise c’est sans doute la raison pour laquelle les restaurants chinois y sont assez largement supérieurs à ceux de Paris. Si vous venez à Londres pour déguster un canard, profitez de l’occasion pour voir l’exposition sur les Ming au British Museum (« Ming : 50 Years that Changed China, 18 septembre 2014 – 5 janvier 2015 »). C’est sous la dynastie des Ming (1378-1644) que se développa l’élevage des fameux canards blancs engraissés au riz. Ils étaient alors rôtis et la recette de canard à la pékinoise se développa plus tard au XIXe siècle (Food of China, Yan-Kit So, 1992).

 

La peau d’oie est aussi un délice. La meilleure que j’ai dégustée est celle du restaurant cantonais du Grand Hyatt à Hong Kong. N’oubliez pas de commander à l’avance.

 

En France et en Allemagne, l’oie se mangeait traditionnellement à la Saint Martin (11 novembre). Quelles antipathies ou quels rapports pouvaient exister entre ces volailles criardes et saint Martin ? Peut-être les miracles bachiques que Grégoire de Tours prête au saint[ii] ? Ici, un agent de l’église de Saint-Martin de Tours, nommé Ammenius, qui étant sorti de table un peu pris de vin, tombe dans un précipice en revenant chez lui, et pendant sa chute invoque le nom de saint Martin. Il fut comme déposé à terre par des mains étrangères, sans autre mal qu’une foulure au pied! Là, Mothaire, citoyen de Tours, guérit une femme démoniaque en lui faisant boire du vin qui avait passé la nuit sur le tombeau de saint Martin. Selon Jean-Bernard Mary-Lafon cité par Charles Gérard, « Quelle apparence que les banquets aient trait aux miracles ? il est plus probable qu’au 11 novembre on trouvait des oies nouvelles riches d’un suffisant embonpoint » (L’ancienne Alsace à table, 1877).

 

En Angleterre, l’oie des récoltes (« stubble-goose ») est traditionnellement rôtie pour la Saint Michel Archange (Michaelmas, 29 septembre). En 2013, Goodman, mon fournisseur d’oie préféré du Worcestershireprenait des commandes pour des livraisons entre le 27 septembre et le 23 décembre, donc entre la Saint Michel et Noël. Nous lui commandons généralement des oies de 6kg, la taille maximum qui est parfaite pour six-huit convives sérieux. L’oie a beaucoup de carcasse et il faut mieux la commander assez grosse pour satisfaire la famille ou les invités.

 

La peau du cochon de lait est particulièrement intéressante. C’est presque le meilleur morceau. Les porcelets ont souvent de six à huit semaines mais selon les canons de la vieille cuisine, ils ne devraient pas dépasser quatre semaines. Pour rôtir le porcelet, il faut un assez grand four du type de four à boulanger ou de four à pizza et une cuisson entre une heure et demie et deux heures. Escoffier recommande d’arroser la peau avec de l’huile d’olive, « cet élément permettant d’obtenir la peau plus croustillante que par l’emploi de tout autre corps gras » (Ma cuisine, 1934, p.316). Aujourd’hui, Jacob Kenedy, chef renommé du restaurant Bocca di Lupo à Londres et d’origine italienne, recommande de faire d’abord rôtir le cochon à la température maximum du four pendant 40 minutes puis de baisser la température à 150ºC et de continuer à cuire pendant 2-21/2 heures et 20 minutes de moins pour les cochons de 6kg ou moins (Bocca Cookbook, 2011). En fait l’important pour que la peau reste croustillante est de décapiter l’animal dès la fin de la cuisson. Séparer la tête permet à la vapeur de s’échapper, l’empêchant de ramollir la peau. Ce « détail » pratique a de l’importance, mais je ne l’ai vu mentionné dans aucun livre de cuisine ! Et pourtant il y a des recettes écrites de cochon de lait depuis Apicius !

 

Le dernier bon cochon de lait entier que j’ai mangé avec des amis fut pour une Saint Valentin (14 février) à St John Bar and Restaurant à Londres. Le restaurant fait son pain et c’est dans le four à pain que le cochon est cuit. Il faut le commander au moins une semaine à l’avance. Le cochon de Bocca di Lupo est aussi de qualité et a l’avantage d’être préparé tous les jours et servi en portion individuelle. Dans cette recette d’Emilie (Bologne), le cochon est rôti puis du vin blanc est réduit avec le jus de cuisson dégraissé, des feuilles de laurier sont ajoutées (une par personne) et des grains de raisin sont pochés (une dizaine par personne). Les portions de cochon sont servies avec les raisins et la sauce. Pas d’autre accompagnement.

 

La peau de cochon est souvent utilisée à part de la chair du cochon sous forme de couenne flambée et raclée. Elle est utilisée par beaucoup de cuisines. Elle entre dans certaines saucisses à cuire comme le sabodet lyonnais ou pour faire le pâté de couennes de Lozère. Pierre Koffmann, le renommé chef gascon de Londres, en met dans son boudin. En Italie, on la presse pour faire du « ciccioli ». La couenne peut aussi être frite et soufflée. Le plat fait partie de la cuisine chinoise et des cuisines vietnamienne et thailandaise. Il se rencontre aussi en Andalousie et en Amérique latine (« Chicharró »). C’est le « pork rind » ou « crackling » des pays anglo-saxons.

 

Au XVIIIe siècle, j’ai trouvé mention d’un relevé de « Dindonneau à la peau de goret (petit cochon), sauce Robert » dans un souper du roi servi par le sieur Héliot à La Muette le samedi 18 février 1749[iii]. Le dîner avait lieu au second château de La Muette que Louis XV venait de faire construire par Jacques et Ange-Jacques Gabriel. Je n’ai pas trouvé le mode de préparation.

 

La peau de veau est aussi un ingrédient intéressant. Le « veau à la couenne » se fait en mettant dans une terrine un lit de tranche de rouelle de veau piqué de lard et assaisonné de ciboule, persil et échalotes et un lit de couenne de lard nouveau et en continuant ainsi. La terrine arrosée d’eau de vie est cuite pendant quatre ou cinq heures et servie comme un bœuf à la mode. Le plat doit être agréablement onctueux.

 

La peau des poissons peut être intéressante. La meilleure est celle de saumon. Il faut d’abord écailler la peau puis la couper en lamelles fines et la sauter à la poêle. Cela fait un bon amuse-gueule. On peut aussi enrouler des lamelles de peau écaillée sur une brindille d’arbre et les griller sur de la braise. C’est une méthode canadienne que j’ai parfois pratiquée au bord d’une rivière. Facile et bon. Il suffit de pêcher un petit saumon sauvage dans les 4-5 livres et d’allumer un feu avec des écorces de bouleau et du bois mort.… Avec la pratique moderne de remettre les saumons à l’eau (« catch and release »), c’est moins facile !

Au Japon, la peau de saumon grillée est souvent utilisée dans les « temaki sushi » en forme de cornet.

 

Une peau assez différente est la peau de grenouille. Je l’ai dégusté une seule fois mais c’était excellent dans le genre légèrement gélatineux ! La peau était au menu du restaurant Huangcheng Laoma à Chengdu, la capitale du Sichuan (Chine). Elle était cuite dans un genre de fondue bourguignonne (« hot pot ») très épicée au poivre du Sichuan (Zanthoxylum piperitum)[iv].

Les grenouilles sont carnivores et apprécient, comme nous, la peau de leurs congénères. C’est d’ailleurs une des méthodes de pêche. Pas besoin d’hameçon, vous attachez une peau de grenouille fraichement capturée à une ficelle. Vous la présentez à une grenouille et elle sautera dessus. A ce moment-là vous rejetez vivement derrière vous l’appât et la grenouille. Il ne vous reste plus qu’à courir après la grenouille et à lui faire la peau !

 

 

Alors quel rapport entre toutes ces peaux délicieuses et la politique ? Nos hommes politiques ont une peau extérieure brillante et attirante, des chaussures de qualité, un complet bien taillé et des lunettes à la mode. Mais l’intérieur, la chair, les idées ne sont pas du même goût. Comme chez les animaux comestibles !

 

 

François Brocard

 

 

Restaurants de peau

 

Peau de poulet :

Toriyoshi

Shinjuku Takashimaya (Grand magasin)

Shiboya-ku

Sendagaya 5-24-2, B1

(à côté de la gare JR Shinjuku Shin-Minamiguchi (New South Exit)

http://foodsaketokyo.com

 

Peau de canard

China Tang (Classic Peking Duck)

The Dorchester

FrancoisLondon, W1

et

Yi Long Court (Roasted Peking Duck)

Peninsula

The Bund

Shanghai

 

Peau d’oie

One Harbour Road (Roasted Goose)

Grand Hyatt

Hong Kong

 

Peau de cochon

ST. John Bar and Restaurant

26 St. John Street

London EC1

et

Bocca di Lupo (Jacob Kenedy)

12 Archer Street

London W1

 

 

[i] J’ai développé ce point de vue dans une précédente chronique sur « Les Interdits alimentaires ».

[ii]Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, préface et notes de François Guizot, 1823, 3-XX et 6-XXI.

http://remacle.org/bloodwolf/historiens/gregoire/miracles2.htm

[iii]Cuisine française, Néo-physiologie du gout, Maurice Cousin, 1839.

[iv]J’ai déjà mentionné ce restaurant dans ma chronique “Manger la grenouille?”

 

 

 

[1] J’ai développé ce point de vue dans une précédente chronique sur « Les Interdits alimentaires ».

[1]Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, préface et notes de François Guizot, 1823, 3-XX et 6-XXI.

http://remacle.org/bloodwolf/historiens/gregoire/miracles2.htm

[1]Cuisine française, Néo-physiologie du gout, Maurice Cousin, 1839.

[1]J’ai déjà mentionné ce restaurant dans ma chronique “Manger la grenouille?”

 

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

11 Commentaires

Répondre à Josick Croyal

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  • Tom

    20 mai 2015

    Pour ce qui est du décollement de la peau du canard par les cuisiniers chinois, on peut voir dans la vidéo ci-dessous une méthode plus traditionelle encore que le recours à la pompe, les poumons et le souffle de l’homme:
    www. dailymotion. com /video/x2ib3jc_exploring-china-a-culinary-adventure-1-of-4_travel

    Répondre
  • Robert Marchenoir

    3 septembre 2014

    Hallucinant ! Merci ! Même si on ne peut pas se rendre dans ces restaurants, ça fait plaisir !

    Répondre
    • idlibertes

      3 septembre 2014

      Bien de votre avis

      +1

  • Arsene Holmes

    2 septembre 2014

    C’est vrai que le cochon de lait de Bocca di Lupo est excellent. C’est d’ailleurs un des meilleurs italiens de Londres.

    La peau de canard est aussi tres bonne chez Min Jiang avec en bonus une superbe vue de Hyde Park

    Répondre
    • Francois Brocard

      2 septembre 2014

      Merci de vos commentaires. Tout à fait d’accord. Nous aimons beaucoup Bocca di Lupo et ses plats de cuisine régionale. Le gelateria en face – Gelupo – est aussi excellente. Ils ont eu un sorbet d’oranges sanguines qui était à tomber!

  • Josick Croyal

    30 août 2014

    Politocards ici brocardés (d’une excellente façon) !!! Mais quant à avoir leur peau…

    Répondre
    • Francois Brocard

      31 août 2014

      Merci de votre message. C’est vrai, ils ont la peau dure ou insensible.

  • Gudule

    28 août 2014

    Merci pour cet article léger et croustillant ! Le lire est un vrai régal !

    Répondre
    • François Brocard

      30 août 2014

      Merci Gudule. Ce qui comme, c’est de vous faire plaisir.

  • idlibertes

    28 août 2014

    Presque un parfum de Suskïnd dans le goût de toutes ces peaux.

    Quel sera celui de la peau libérale? Ah, ça ira, ça ira :-))

    Répondre
    • François Brocard

      30 août 2014

      Le parfum ultime que fait Jean-Baptiste Grenouille (Ben Whishaw) dans Perfume est représenté par du coca dilué avec un peu d’eau. Tout est dans la tête!

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