18 octobre, 2019

Géopolitique de la cravate

Lorsque je réfléchissais à un sujet de thèse en histoire économique, mon directeur, Jacques Marseille, m’avait suggéré de travailler sur la géopolitique de la cravate. Le thème était certes séduisant, mais je ne voyais pas alors comment consacrer 700 pages à ce bout de tissu et j’ai finalement opté pour un sujet plus sérieux, l’entreprise Total. À tort, car ce thème est beaucoup plus profond et important qu’il n’y parait. Comme toutes les pièces vestimentaires, la cravate se superpose aux domaines de la culture, des représentations symboliques et politiques, de l’industrie et des innovations techniques. Esquisser une géopolitique de la cravate est donc plus important qu’il n’y parait.

Rejet et attrait d’une pièce d’étoffe

La cravate serait née chez les Croates, qui portaient une pièce de tissu nouée autour de leur cou. Louis XIV aurait repris cette idée pour son armée. La cravate avait donc une fonction utile autant qu’esthétique : se protéger des courants d’air et de la poussière. Elle a connu différentes formes, avant de devenir celle que nous connaissons aujourd’hui et dont le nom complet est cravate régate. Elle demeure la pièce type du vestiaire masculin, qui est aujourd’hui beaucoup plus restreint que le vestiaire féminin. Or non seulement cette pièce est masculine, mais elle est aussi et surtout occidentale. Son port situe donc la personne qui l’arbore dans une adhésion au monde occidental ou au contraire dans son rejet.

Au temps de Rome, le passage du monde barbare au monde civilisé, c’est-à-dire romain, se faisait par le rejet des braies et l’adoption de la toge. Quand Pierre le Grand a voulu moderniser la Russie il a obligé sa noblesse à porter des manteaux courts et à se raser, c’est-à-dire qu’il a imposé la mode française à la cour de Saint-Pétersbourg. À l’époque de la colonisation, l’adoption du vêtement occidental masculin était un signe d’assimilation et d’intégration dans les valeurs culturelles et civilisationnelles de l’Occident. La cravate, beaucoup plus que le pantalon, la chemise ou la veste, est demeurée le signe d’adhésion à l’Occident. Nous verrons plus tard pourquoi elle et pas les autres pièces. Sa signification symbolique a donc changé. Ce n’était plus un signe d’opposition entre barbarie et civilisation, mais entre l’Occident et l’indigénisme.  La cravate est donc devenue un symbolique politique.

Ainsi de Mao, qui a rejeté son port pour adopter la veste à col rond, veste militaire imposée à l’ensemble des Chinois. Nos maoïstes germanopratins s’en sont entichés, oubliant qu’elle était le symbole de la répression d’un peuple et d’une révolution culturelle qui a fait des millions de morts. Xi Jinping aujourd’hui, bien que revendiquant l’héritage maoïste, porte la cravate, témoignant ainsi de sa respectabilité et de son respect supposé des règles juridiques et morales de l’Occident.

En Iran, les ayatollahs ont interdit le port de la cravate. Seuls la porte ceux qui s’opposent au régime installé depuis 1979. Pour un Iranien, porter la cravate est un acte de rébellion et d’insoumission au régime actuel.

En Afrique, la ligne de fracture entre cravatés et non-cravatés a suivi celle des rapports compliqués avec l’ancienne puissance coloniale. Le port de la cravate témoignait du fait que l’on défendait une indépendance sans rupture. Son rejet, que l’on défendait une ligne identitaire et indigéniste. Ainsi de Mobutu, au Zaïre, vêtu de peau de léopard, et Kadhafi, portant le vêtement de sa tribu bédouine. Le même phénomène se produit en Amérique latine. Quand on se veut le représentant des Indiens, comme Evo Morales, on rejette la cravate et on porte des vêtements qui rappellent ceux des populations précolombiennes. Ou bien l’on porte la veste militaire, tels Fidel Castro et Hugo Chavez. Mais quand Castro reçoit Jean-Paul II, témoignant ainsi de sa volonté de revenir dans le concert des nations, il abandonne la veste kaki pour revenir au complet.

De l’utile inutilité

Mais pourquoi est-ce sur la cravate que cette charge symbolique s’est portée et non sur une autre pièce du vêtement ? À la Révolution, l’opposition politique s’est faite autour de la culotte et du pantalon, ce dernier devenant le vêtement des révolutionnaires contre la culotte et les bas de la noblesse. Dans les années 1960 encore, c’est toujours le pantalon qui a reçu la charge symbolique politique avec le blue-jeans, vêtement des rebelles et des hippies, ou la chemise, soit qu’elle soit portée à fleurs, soit qu’elle soit abandonnée au profit du tee-shirt, comme James Dean et Marlon Brando, qui n’avaient pas trop le look de Franck Sinatra. Depuis le jeans s’est rangé : ce n’est plus un vêtement rebelle mais une pièce normale du vestiaire.

Pour comprendre le rôle de la cravate, il faut revenir sur le rôle du vêtement et pour cela faire un détour par le livre de la Genèse. Je dois cette exégèse à mon professeur de philosophie de khâgne, Claude Birman, qui avait la bonne idée de s’affranchir du programme ministériel pour nous faire de l’exégèse biblique.

« Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; et, ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures. (Gn, 3, 7)

En une phrase, la Genèse nous expose toute l’anthropologie du vêtement. Au Paradis, Adam et Ève sont nus, mais cela ne leur pose pas de problème. Puis ils commettent le péché originel et ils prennent conscience de leur nudité. Ils en ont honte et ils commencent à s’habiller, se vêtant de feuilles de figuier. Le vêtement qu’ils revêtent ne sert pas à les protéger du froid ou du chaud : il n’est pas utilitaire. Le vêtement sert ici à leur redonner une dignité et à leur permettre, par cette dignité revêtue, de se rapprocher du Paradis originel qu’ils ont perdu. Le vêtement d’Adam et Ève est donc techniquement inutile, mais culturellement essentiel.

S’ils s’habillent de feuilles de figuier, c’est que cet arbre, dans la Bible, représente la loi et la justice. S’habiller de figuier signifie donc que l’homme organise une société de droit afin de rétablir la paix perdue par le péché originel. Le vêtement d’Adam et Ève a donc une double signification juridique et culturelle. Il est le symbole qu’une société, pour éviter le chaos et retrouver l’unité et la paix perdues du jardin d’Eden, doit reposer sur le droit et la culture. Ce vêtement est donc techniquement inutile puisqu’il ne protège ni du froid ni du chaud, mais néanmoins essentiel pour ce qu’il symbolise et ce qu’il représente : la société de droit et de culture comme rempart au chaos et à la barbarie.

Le vêtement permet aussi la pudeur, c’est-à-dire la distinction entre ce qui est de l’ordre du public et ce qui est de l’ordre du privé, de l’intime. Il est une frontière entre le public et le privé et donc la garantie de la liberté de la personne. Le corps étant le temple de l’esprit, prendre soin de son corps, notamment par le vêtement, c’est aussi édifier et fortifier son esprit.

Raison pour laquelle tous les régimes totalitaires ont interdit les vêtements personnels pour imposer le pyjama ou l’uniforme militaire. Survêtements verdâtres en RDA, veste à col rond en Chine, pyjama raillé des camps nazis : dégrader le corps par le port d’un vêtement humiliant est une façon de dégrader l’esprit et de toucher la personne dans le cœur même de sa dignité.

Ces dimensions symboliques profondes du vêtement permettent de comprendre pourquoi la charge politique et culturelle s’est portée sur la cravate et non sur une autre pièce : cette étoffe étant inutile, sa dimension culturelle en ressort davantage. Mao et Castro ont donc gardé le pantalon et la chemise, mais ont rejeté cette pièce de soie. Comme Alexis Tsipras qui, pour bien montrer que lui était un véritable révolutionnaire, s’est toujours présenté col nu.

L’abandon de la cravate, voire du costume, dans un certain nombre d’entreprises participe du même phénomène. Elle supprime la distinction entre la vie privée et la vie publique, puisque désormais on s’habille de la même façon chez soi et au bureau et elle contribue à infantiliser les salariés qui, même devenus des professionnels, continuent de porter les mêmes vêtements que lorsqu’ils étaient étudiants. C’est les maintenir dans le domaine de l’enfance, leur refuser de grandir et de devenir adulte. C’est une façon de mieux les contrôler, de mieux les exploiter. Entre l’uniforme de la RDA et l’interdiction de la cravate dans de nombreuses start-up il y a une identique manière de rabaisser les personnes.

Une géopolitique de l’art sartorial

Outre ces dimensions politiques et culturelles, la cravate s’insère dans une géopolitique étendue de l’art sartorial. Du fait de sa matière d’abord : soie pour la plupart, mais aussi coton, laine, cachemire. Tout cela renvoie donc à des zones de production différentes : Chine, Inde, hauts plateaux de l’Himalaya, Australie, Nouvelle-Zélande, Égypte. Ces matières brutes sont ensuite travaillées pour être tissées et aboutir au produit final.

La région de Biella, dans le nord de l’Italie, est l’un des centres les plus importants pour la confection des tissus et leur assemblage. À ces zones de production des matières premières puis de transformation de celles-ci s’ajoute une troisième zone, qui est celle de la confection et de la vente. Saville Row et Jermyn Street à Londres sont les deux rues principales des tailleurs masculins. À Paris, ceux-ci sont concentrés à l’ouest, autour de quelques grandes maisons qui concentrent le savoir-faire, comme Cifonelli, Starck & Sons ou Arnys, avant que cette maison soit ingérée par un grand groupe.

Outre le fait d’être le tailleur des habits des Académiciens, Starck and Sons s’est aussi rendu célèbre par sa cravate en grenadine de soie, prisée par un ancien président. Ce type de cravate est propre au style français, comme les tartans se retrouvent essentiellement en Angleterre et les soies imprimées de motifs en Italie. Selon le type de motifs et de texture, il est donc possible de repérer le lieu d’origine de la cravate. Cette pièce a donc beaucoup plus de variétés qu’il n’y paraît (forme, texture, motifs) et est marquée par la culture où elle fut produite. Loin d’être une pièce de vêtement uniforme et semblable, elle présente de nombreuses variétés et spécificités locales.

Les deux grands maîtres napolitains de la cravate, Calabrese 1924 et Marinella rappellent que jusqu’au Risorgimento, Naples a été l’une des grandes capitales de l’Europe. La boutique de Marinella est l’un des lieux les plus courus des amateurs. Une boutique d’à peine 20 m² où l’on entre au compte-goutte pour acquérir ce que certains considèrent comme étant les plus belles cravates du monde. Cette boutique montre que derrière l’aspect d’un produit mondialisé, porté partout dans le monde comme symbole du triomphe de l’Ouest ou au contraire rejeté comme on rejette l’Occident, la cravate est en réalité ancrée dans des territoires et des traditions culturelles fortes qui donnent à cette pièce du vestiaire masculin beaucoup plus d’importance qu’il n’y paraît de prime abord. Entre art, politique, culture et symbolique, il y a beaucoup à écrire sur la cravate. Cela vaut finalement la peine d’y consacrer une thèse !

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

10 Commentaires

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  • Renard

    23 mai 2023

    moi je trouve la cravatte finie d habiller un homme ou une femme
    dans une association quand le président offre sa cravatte a sa vice présidente cela signifie quoi

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  • Steve

    25 octobre 2019

    Bonsoir M. Noé
    Merci pour ce bel article.
    En accord avec l’actualité sportive, j’ajouterai que la « cravate » vaut l’exclusion au rugby, surtout si elle est portée à l’ adversaire!
    Sinon, votre article montre aussi ce qui peut s’élaborer d’étrange à partir d’interprétations singulières de textes mythiques: pour rappel, dans la Bible, le mot faute n’apparait qu’avec Caïn, et pas avant! je vous renvoie à l’ouvrage de Georges Minois sur le sujet du mal. Rachi explique que le couple éprouve de la honte parce qu’ils se sont dépouillés du seul commandement qu’ils avaient et qui les protégeait de leur propre faiblesse – une défense, sert d’abord à être défendu; mais nous savons que les lignes Maginot sont contournables.
    On pourrait aussi suivre le fil de l’expression: il ne vaut pas la corde pour le pendre. Ainsi , si l’on pense valoir beaucoup, il faudrait montrer une image de corde très valorisante pour exciper de la valeur que l’on s’accorde. Exemple : le fait d’arborer une cravate en baudruche rose métallisé faite par Jeff Koons et valant quelques dizaines de millions de dollars laisse un peu de marge à : « Celui là, il ne vaut pas la corde pour le pendre! »

    Pour les élégants: la cravate ne doit pas dépasser la ceinture du pantalon, aussi , si vous l’avez oublié par mégarde, troublé par la volatilité des marchés, et sortez nu, ne tâchez pas de dissimuler votre honte en allongeant votre cravate: vous seriez ridicule et auriez droit à une relation cinglante dans les revues people!
    Cordialement.

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  • Delannoy

    23 octobre 2019

    Pour abonder dans le sens de l’auteur, l’abacost, abréviation de « à bas le costume », la doctrine vestimentaire imposée par Mobutu en vigueur au Zaïre entre 1972 et 1990, atteste de l’importance culturelle et symbolique du port ou non de la cravate

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  • Francis

    21 octobre 2019

    Bel article comme d’habitude.
    Si je devais vous résumer, je dirais, en bref, le voile est bien un drapeau.

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  • Vauban

    20 octobre 2019

    Bonjour,
    Cravate : corde au cou!? Acceptation du joug? Oui il y en a de belles et distinguées…

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  • Matthieu

    19 octobre 2019

    Merci pour cet article extrêmement intéressant, et qui ravive chez moi les mêmes passions que celles qui m’habitaient quand j’étais encore étudiant en sciences humaines. J’avais pour ma part travaillé en histoire anthropologique sur le propre et le sale au Moyen Age classique et au Bas Moyen Age, ce qui m’avait naturellement amené aussi à la question du vêtement.

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  • Cyrus

    19 octobre 2019

    Le port de la cravate n’est pas interdite en Iran. Cela fait l’objet d’une fatwa déconseillant de la porter, mais aucune loi ne l’interdit.
    Après c’est globalement mal vu de la porter si l’on se trouve dans un milieu particulièrement religieux.

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  • ROGER

    18 octobre 2019

    Monsieur,
    bel article sur un objet effectivement plus complexe qu’il n’y parait. Juste un bémol sur « …dans de nombreuses start-up il y a une identique manière de rabaisser les personnes » ou je ne retrouve pas mes 35 ans d’expérience professionnelle dans ce milieu, tout en étant parfois sous-traitant de grands groupes ce qui m’a donné l’occasion de comparer. L’organisation des startups est très horizontal, les responsabilités évoluent rapidement et on y apprend l’autonomie comme nul part ailleurs. Sans idéaliser, c’est aussi la typologie d’entreprise la plus ouverte et le plus favorable aux propositions de toutes les forces vives de l’entreprise. Ceci précisé, en représentation tout ce beau monde sait s’adapter au code vestimentaire des clients, et où la diversité vestimentaire peut être très large, ce qui est plutôt bien.
    Cordialement

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  • JLP

    18 octobre 2019

    Pour une fois je ne suis pas d’accord avec vous…
    EN effet vous écrivez avec raison : « tous les régimes totalitaires ont interdit les vêtements personnels pour imposer le pyjama ou l’uniforme militaire ».
    Que se passe t-il dans notre chambre des députés : si un député homme ose ne pas revêtir l’uniforme veste cravate, il peut se voir refuser l’entrée dans l’hémicycle par l’huissier. François Ruffin avait d’ailleurs écopé d’une sanction de 1378 euros pour avoir dérogé au port de l’uniforme.
    Bien entendu les femmes ont le droit de mettre pantalons, vestes, foulards, jupes, décolletés profond style Marlène Schiappa…à leur choix.
    A mon avis le port obligatoire de la cravate est le symbole de la soumission masculine, tout comme le port du voile pour les femmes musulmanes superstitieuses est le symbole de la soumission féminine.

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    • Alexandre

      18 octobre 2019

      On me refusait l’accès au Sénat à cause du port du gilet jaune.. (Sénat qui accepte néanmoins le port du voile islamique..)..

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