29 octobre, 2020

France : un siècle de géographes et d’explorateurs

Grande puissance maritime, pays possédant des terres sur l’ensemble des mers, la France a donné de nombreux explorateurs tout au long du XXe siècle, qui ont contribué à la connaissance du globe et de l’ethnologie et, in fine, à une appréciation toujours plus fine des espaces et des territoires.

 

L’œuvre vidalienne

 

Cette filiation commence avec Paul Vidal de la Blache (1845-1918), père de l’école française contemporaine de géographie. On lui doit notamment le célèbre Tableau de la géographie de la France (1903) qui sert d’introduction à l’Histoire de France d’Ernest Lavisse, matérialisant ainsi le lien étroit existant entre la géographie et l’histoire, ce qui fonde aujourd’hui la géopolitique. Vidal de la Blache fonde la revue Annales de géographie (1891) qui célèbre le renouveau de cette discipline qui bénéficie des améliorations techniques de la cartographie et de la découverte du monde par les Européens, notamment de l’Asie et de l’Afrique. En 1910, il lance un ouvrage monumental, la Géographie universelle, dont il répartit le travail entre ses élèves pour traiter des différents continents. Richement illustrée de cartes et de croquis, cette Géographie donne à voir le monde tel qu’il est, en en présentant les peuples, les coutumes et les organisations. Vidal a repris le travail amorcé par Élisée Reclus dont la Nouvelle géographie universelle publiée entre 1876 et 1894 est encore aujourd’hui un modèle. Régulièrement mise à jour, l’ouvrage est toujours publié et constitue la matrice intellectuelle de la géographie française. Vidal de la Blache a réalisé de nombreuses cartes pour le compte des éditions Hachette, cartes qui ont servi et servent encore aujourd’hui dans les classes des écoles primaires et secondaires. C’est une vision réaliste de la géographie, fondée sur l’étude des territoires, des sols, des climats. Une géographie de terroirs et de milieux qui est la marque de l’école française.

 

Emmanuel de Martonne, continuateur et diffuseur

 

Le travail de Vidal de la Blache a été repris et amplifié par Emmanuel de Martonne (1873-1955), qui était aussi son gendre. Martonne est d’abord un géographe du sol et du climat. Il s’intéresse à la géomorphologie, aux sols et aux roches, aux conditions climatiques. Ensuite, il analyse la façon dont les populations s’accommodent de ces données physiques, les mettant ou non en valeur. Ce que Martonne établit, à la suite de Vidal, c’est une géographie du terroir et du terrain. On parle aujourd’hui, en géopolitique, d’intelligence territoriale. C’est très éloigné d’une autre vision de la géographie, sociologique et économique, qui traite des sociétés sans parler des cultures, qui ne voit les pays que sous l’angle des inégalités et des structures. Une géographie héritière des marxistes et des structuralistes, qui détient aujourd’hui une grande partie des chaires universitaires et qui a imposé ses vues et ses méthodes dans le secondaire, faisant de cette science une mélasse sociologique inintéressante et ennuyeuse.

 

Martonne n’est pas qu’enfermé dans les roches et les climats ; il s’intéresse aussi beaucoup aux peuples et aux évolutions historiques. Il a ainsi participé aux travaux de la conférence de la paix de 1919, participant aux redécoupages des frontières issues de l’empire austro-hongrois. Travaillant pour le service géographique de l’Armée, il a montré bien avant la boutade d’Yves Lacoste que la géographie sert à faire la guerre. Or, s’il estime que les frontières doivent tenir comte des peuples et donc de la réalité du droit des peuples à l’autodétermination, il avance aussi l’idée du « principe de viabilité », c’est-à-dire de tenir compte des aspects matériels et des infrastructures. Un principe de viabilité qui rend nécessaire l’accès à la mer, aux fleuves, aux ressources naturelles utilisées. On lui doit ainsi le tracé des frontières de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de la Roumanie et de la Serbie ; frontières qui sont toujours en place plus d’un siècle après, preuve que sa vision était juste.

 

Du Pourquoi-Pas ? à Bora-Bora

 

Les noms et les aventures des explorations françaises englobent ceux de Jean-Baptiste Charcot (1867-1936) et de son disciple Paul-Émile Victor (1907-1995).

 

Charcot est un adolescent typique de la bourgeoisie aventurière de la fin du XIXe siècle. Sportif accompli, il pratique la voile et l’escrime, ainsi qu’un nouveau sport que l’on appelle rugby et dont il est champion de France en 1896. L’amour de la voile le conduit à la mer et à la marine de haute-mer. En 1903, il se lance dans sa première expédition nordique en partant pour l’Antarctique. Il y hiverne l’hiver 1904-1905 établissant ainsi le premier hivernage d’une expédition scientifique dans les pôles. Plus de 1 000 kilomètres de côtes sont découverts, permettant d’établir des cartes marines et de ramener des objets et de nombreuses notes qui alimentent le Muséum national d’histoire naturelle. En 1907, il fait construire la quatrième version de son bateau, le désormais célèbre Pourquoi-Pas ?, équipé de moteurs, de trois laboratoires et d’une bibliothèque. En 1907 toujours, nait Paul-Émile Victor, qui deviendra le disciple et le continuateur de Charcot.

 

Le commandant Charcot multiplie les expéditions et les découvertes : il explore l’île Petermann, la terre Alexandre et la terre de Charcot, permettant de cartographier et de mieux connaître ces espaces qui échappaient à la connaissance humaine. Grâce aux livres, aux imprimés, aux expositions et aux musées, ses découvertes sont mises à la portée du plus grand nombre et suscitent un engouement intense. Les Européens découvrent le monde et des peuples et des zones qui échappaient jusqu’à alors à la connaissance. Devenu chef des missions polaires antarctiques, il poursuit les explorations scientifiques non seulement pour connaître les terres, mais aussi les fonds sous-marins. Il met au point une méthode de dragage des fonds afin de connaître l’organisation des mers et la formation de la terre. Il disaprait en mer au large de Reykjavik après une mission de sondage de 50 jours. Le Pourquoi-Pas ? IV est pris dans une tempête qui le jette sur des récifs. Les 40 occupants du bateau décèdent, seul un jeune timonier survit, ce qui permet d’orienter les recherches et de retrouver plusieurs corps, dont celui de Charcot. Des obsèques nationales sont célébrées le 12 octobre 1936 dans la cathédrale Notre-Dame de Paris.

 

C’est en 1934 que Charcot fait la rencontre de Paul-Émile Victor, qui part en expédition polaire la même année. En 1936, il traverse le Groenland en traineaux à chiens avec des compagnons, puis reste 14 mois seul dans une famille d’Eskimos. Tout autant doué pour les expéditions scientifiques que pour la communication visant à les faire connaître, Victor a permis de faire entrer dans la pensée commune la compréhension de l’organisation et de la vie de ces sociétés humaines. Retiré en Polynésie française à partir des années 1970, il est décédé en 1995 à Bora-Bora, au milieu des mers chaudes, lui qui avait contribué à faire connaître les espaces glacés.

 

Terre humaine

 

Victor s’était notamment lié d’amitié avec Jean Malaurie, qui fut élève d’Emmanuel de Martonne. Géographe d’abord, ethnologue et éditeur ensuite, Malaurie a suivi les pas de son mentor en menant de nombreuses expéditions scientifiques autour du pôle nord. Aujourd’hui âgé de 98 ans, il poursuit son activité d’ethnologue bon pied bon œil depuis sa maison de Dieppe où il s’est retiré.

 

Malaurie publie en 1955 Les derniers rois de Thulé qui retrace sa mission dans le Groenland entre 1950 et 1951 et sa découverte des Eskimos. Ce livre est le premier d’une collection qui a joué un rôle majeur dans la connaissance scientifique et l’édition intellectuelle et ethnographique, Terre humaine, éditée par Plon. À raison de deux livres par an, Terre humaine a transformé la connaissance des peuples et des cultures reculées. On y trouve notamment l’ouvrage de Claude Lévi-Strauss Tristes Tropiques, Le cheval d’orgueil, ethnographie des Bretons, Les yeux de ma chèvre, du père jésuite Éric de Rosny sur les rites ancestraux du Cameroun et, cette année, Vaudou, de Philippe Charlier. Terre humaine a permis l’expression de l’école française d’ethnographie et la mise en valeur scientifique de ces cultures orales et ancestrales qui pour un grand nombre ont aujourd’hui disparu. Elle est à la fois la découverte et le maintien d’une partie importante de l’histoire humaine. Issu de cette double filiation de Vidal de la Blache et de Jean-Baptiste Charcot, Jean Malaurie synthétise la quintessence de l’école française de géographie qui s’est diffusée en de multiples branches, autant dans la géomorphologie que dans l’ethnographie.

 

Ces hommes, à qui ont peut en ajouter bien d’autres, comme Charles de Foucauld et le commandant Cousteau, témoignent de la passion française pour l’espace, la connaissance, la découverte, le goût des sciences et des autres. L’ouverture aux autres peuples, la volonté de les connaître et de les protéger est un trait typiquement européen qui ne se retrouve dans aucune autre culture. La création des musées permet de sauvegarder, de rechercher et de mettre en valeur les objets et traces laissés par ces peuples, dont une partie a aujourd’hui disparu. Cela contribue aussi à développer l’imagination, le rêve et la soif de connaissance chez les jeunes enfants qui veulent eux aussi partir soit en Patagonie soit chez les rois de Thulé, pour découvrir et éprouver ces grands espaces.

 

 

 

 

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

4 Commentaires

Répondre à MarM

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  • Steve

    31 octobre 2020

    Beau rappel des géographes! Mais serait la géographie sans les cartes et l’art des cartographes, support de bien des rêves ? Je profite de cet article bienvenu pour rendre un hommage aux cartographes du service hydrographique de la marine. Surtout les anciennes, véritables gravures dont le souçi du détail convenablement hachuré rappelait l’art des dentelles de l’école flamande. Parfois, on y trouvait des détails amusants: à côté des dessins des îles Salvage, minuscule archipel perdu dans l’Atlantique, on pouvait lire; nombreux lapins. Voilà! vous êtes au milieu de nulle part mais grâce au SHOM vous savez que pas très loin de vous gambadent de nombreux lapins sur quelques rochers perdus entre les vagues . Et vous voilà d’une certaine manière rassuré car les lapins sont naturellement nombreux. Même perdus au milieu de l’Atlantique.
    Cordialement

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  • MarM

    30 octobre 2020

    Toujours un plaisir de vous lire ! Merci pour ces articles !

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  • madame Shrek

    30 octobre 2020

    Merci pour ce rappel des qualités françaises, parfois oubliées, peu mises en valeur dans le système scolaire actuel mais prêtes à refleurir avec quelques efforts. Merci de nous fournir une logique temporelle, une histoire en reliant des hommes et des découvertes. Le lien est indispensable à créer de la cohérence et de la compréhension pour notre cerveau qui aime la logique, les « blockchain biologiques ». C’est toujours un grand plaisir de vous écouter et de vous lire, même sur des sujets qu’on connait un peu et sur lesquels vous apportez un éclairage perspicace et accessible.

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  • Dominique

    29 octobre 2020

    Voilà un article qui remet à leurs justes places de grands hommes, géographes et ethnologues, après tant de découvreurs de continents : A-t-on des nouvelles de Monsieur de La Pérouse ? demandait le bon roi Louis XVI avant d’être décapité par les révolutionnaires…
    Lorsque les Gaulois, comme on dit, auront repris en main leur pays, il faudra à nouveau enseigner ces grands hommes aux élèves, et pas seulement Claude Levy-Strauss.
    .
    Connaissez vous la très remarquable « Grande géographie illustrée Bong » publiée au début du 20ème siècle ? Traitant du monde sur les plans à la fois géographique et historique, elle mettait la connaissance du monde entier – en 5 volumes de grand format – à la portée du tous, avec des planches multicolores exceptionnelles et des photos en noir et blanc qui sont pour nous étonnantes tellement le monde a changé entre 1900 et 1950. J’ai pu les acquérir dans une brocante et il y en a sur le net mais ce n’est pas donné.

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