15 juin, 2018

Conches-en-Ouche cette inconnue

 

 

 

Il est peu probable que vous connaissiez Conches-en-Ouche. Comme son nom l’indique, cette ville de 5 000 habitants est située en Normandie, dans le pays d’Ouche. Par le train, il faut une heure et demi pour rejoindre Paris et la gare Saint-Lazare. C’est la merveille de la géopolitique : New-York, Pékin, Venise, Londres, Berlin sont des villes géographiquement plus loin, mais culturellement plus proche. Il n’est pas rare de s’y être rendu. On peut s’y donner rendez-vous, on en partage des souvenirs communs. La mémoire et le vécue mettent en communs les rues de ces villes, les boutiques, les entreprises. Elles font partie de notre quotidien, même s’y on n’y a jamais été. Conches-en-Ouche, en revanche, est l’une de ces villes inconnues, bien que désormais très proche de la capitale. Rien n’empêche le cadre parisien, le matin, de ne pas monter dans son train pour La Défense ou pour Cergy mais de s’offrir une heure trente de voyage pour un dépaysement complet et de passer une journée dans le pays d’Ouche. Sur le trajet de cette ville, il pourra relire les pages que Jean de La Varende consacre à son pays : « Voici les grâces secrètes de cette contrée. Le petit fleuve s’accoude à gauche sur une forte colline chargée d’arbres, mais cerne, à droite, une haute et lente moquette qui s’exhausse vers le sud. L’eau l’entoure d’un trait pur et chantant. »

 

La patrie des libéraux

 

Il pourra penser aussi à Denys Le Maréchal (1755-1851), né et mort non loin de Conches. Encore un grand homme oublié. Député sous la Révolution et la Restauration, membre de la Constituante, il est le dernier député de cette chambre à mourir. Commerçant d’origine, homme d’industrie et d’invention, il met au point un procédé pour fabriquer les épingles, devenant ainsi l’un des premiers praticiens de la division du travail. Il aurait influencé la réflexion d’Adam Smith sur les épingles et le travail. Le pays d’Ouche serait ainsi le berceau méconnu d’une pensée libérale.

 

Y est né également Augustin Fresnel, physicien qui a révolutionné les travaux sur l’optique. Né à Broglie, il est le cousin de Prosper Mérimée, l’écrivain, et le neveu de Léonor Mérimée, le père de Prosper, lui-même chimiste, travaillant sur la peinture et les couleurs. Broglie, la ville de Fresnel et des Mérimée est le nouveau nom de Chambrai, nom qui fut changé en 1742 quand cette région fut accordée à la famille de Broglie, qui joua un rôle si important sous la Monarchie de Juillet. Voilà encore quelques liens entre le pays d’Ouche et l’histoire de la pensée libérale.

 

Topographie du pays d’Ouche

 

Le pays d’Ouche a des qualités topographiques remarquables. Il est traversé par la Risle, dernier affluent de la Seine qui se jette dans le fleuve non loin de son estuaire. C’est un paysage de plateau calcaire fruit de la sédimentation de l’ancienne mer du Secondaire (100 millions d’années). Cette région, comme toute la partie nord de la France, a bénéficié du lœss. Les sols pauvres ont été recouverts par le lœss, une roche fertile issue des limons des plateaux, qui est déposée par les vents. Cette couche superficielle de roches a permis de mettre en culture des territoires non adaptés à l’origine pour l’agriculture. Le pays d’Ouche en fait partie, comme de nombreux terroirs normands. C’est ainsi qu’a pu se développer un paysage de pâturage, où dominent l’herbe et la vache, dessinant un bocage de champs fermés. À partir du XXe siècle, le bocage a laissé sa place à des champs ouverts, plus adaptés à la culture des céréales. Le blé et l’orge ont été chassés, petit à petit, par la vache. Le sud du pays d’Ouche est beaucoup plus forestier. Les chênes et les sapins règnent en maître dans la forêt de Breteuil, qui est une réserve cynégétique. Alternant espaces forestiers et espaces de champs, le pays d’Ouche offre une grande diversité de terroir.

 

Un enjeu politique

 

Rien ne laisse penser que la petite ville de Conches fut l’enjeu de batailles durant la guerre de Cent Ans. Munie d’une forteresse et contrôlant l’un des axes de la Normandie à Paris, Conches est un centre stratégique névralgique. La ville était tenue par Charles de Navarre, adversaire du roi de France, si bien que Du Guesclin en fit le siège en 1371. Navarre dut quitter les lieux et la ville repassa sous la juridiction française. Cette victoire permit de dégager l’étau enserrant Paris et de donner de l’assurance à Charles V face aux Anglais et à ses alliés. La rue principale qui traverse aujourd’hui Conches ne donne pas à penser de l’importance stratégique du lieu sous le règne de Charles V. Cette importance oubliée a ressurgi lors de la Seconde Guerre mondiale. Vu l’importance stratégique de la Normandie, les Allemands avaient aménagé un terrain d’aviation à proximité de Conches afin de contrôler l’axe fluvial de la Seine et la route vers Paris. La guerre demeure le meilleur allié de la géographie. Les sciences et les techniques donnent l’impression de s’affranchir des lieux, mais lorsque le combat ressurgit, chaque val, chaque butte reprend son importance stratégique. La permanence des lieux est ainsi marquée. Enjeu périphérique de la guerre de Cent Ans, Conches le fut aussi de la bataille de France, rappelant que la Normandie est tout autant une terre de paix que de guerre.

 

La carte à pied

 

C’est à pied, carte en mains, que l’on appréhende le mieux les micros terroirs, les pays locaux, le sens des côtes, des vallons, le rôle des ruisseaux et des rivières. La randonnée permet de rencontrer le paysage et de repartir à l’époque où les trajets se faisaient essentiellement à pied. Le vélocipède a été une aide majeure pour le développement du transport des personnes, puis le train et enfin la voiture. Le paysage ne s’éprouve pas de la même manière selon la façon dont on le traverse. La randonnée replace l’homme dans un environnement de géopolitique à petite échelle. Si vous regardez une photo satellitale, par exemple avec Via Michelin, vous verrez de façon très nette la rupture paysagère entre les finages de champs ouverts et ceux de forêts. Le point de rencontre entre les deux est la ville de Conches. La ville domine son entourage, elle agrège les populations grâce à la présence de ses commerces et de ses services. À l’échelle locale, elle domine. À l’Est est située Évreux, la grande ville de la région, qui assure les fonctions administratives et étatiques et qui présente les services de qualité plus élevée. Selon les besoins, selon l’échelle étudiée, les rapports de force sont importants ou sont faibles. Pour l’accès aux commerces et aux écoles, c’est Conches qui domine sur les villages alentours. Pour les services administratifs ou certains services tertiaires importants, c’est Évreux qui commande. La géopolitique locale permet d’étudier ces rapports de force, et donc le lien des habitants aux territoires, à leur cadre de vie, à leurs besoins. Nous ne sommes qu’à une heure trente de Paris. Il est probable que des habitants de Conches aillent travailler près de la gare Saint-Lazare. Néanmoins, en dépit de la proximité temporelle, l’éloignement culturel avec Paris est grand. Nous sommes encore dans le bassin parisien, mais nous ne sommes plus en Île-de-France. La vie se pense et s’organise différemment qu’à Paris, en dépit de l’intrusion de la télévision et de l’uniformisation des pratiques de vie. Sur certains points, un Parisien aura une vie plus semblable à un habitant de New York et de Berlin que de Conches. C’est cette géopolitique locale des emboitements gigogne que peut révéler l’étude de la position géographique de Conches-en-Ouche.

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

8 Commentaires

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  • Steve

    18 juin 2018

    Bonsoir
    Cet article nous remémore aussi que certains lieux « existent » un court moment en raison des activités humaines, avant de retourner à la quiétude. Ainsi, près de chez moi, un village en lente régression fut un des principaux relais de poste de france sous l’empire. L’avènement du chemin de fer puis de l’automobile qui supplantèrent les hippotractés fut la cause de son oubli. la gare de Laroche-Migennes fut une des plus importantes plate-formes ferroviaires de France pendant la première guerre mondiale, en raison de sa position sur l’échiquier géostratégique, comme l’ilôt grec de Kastellorizo, caillou aride, ravitaillé par bateaux citernes et maraîchers depuis Athènes,à la population symbolique subventionnée par le gouvernement grec, situé à 3km des côtes turques ( avec d’extraordinaires tombeaux lyciens à demi submergés) fut, grâce à sa rade immense et abritée, le plus important port de Méditerranée, en tonnage transitaire, durant la première guerre mondiale.
    Olivier de Serres, dans son  » Théâtre d’agriculture et Mesnagier des champs » stipulait qu’une bonne propriété devait avoir: un bon air, une bonne terre, une bonne eau, un bon chemin et un bon voisin. Le bon chemin permet une activité soutenue qui apporte la richesse à qui sait choisir son implantation, accordée au rythme des étapes, qui dépendent des moyens techniques de locomotion en usage pour le commerce et les échanges.
    La forteresse de Conches, le donjon de Crest, Mont Dauphin, témoignent, sont la mesure exacte pourrait on dire, de ce que furentt l’importance des communications et des échanges qui passaient par là.( la guerre est une forme d’échange )
    La Troyes d’aujourd’hui a su hériter des grandes foires de Champagne du Moyen Âge: les magasins d’usines font partie de sa prospérité. Vézelay avec son fer et son sel en exploitation depuis le second millénaire avant notre ère était aussi la voie de contournement du Morvan qui menait vers Nantes,où arrivait l’étain de Bretagne, transporté par les Vénètes.Puis fut une des voies de Compostelle. La fin des reliques de Marie Madeleine qui induisit la fin des pélerinages fut la fin de la prospérité de ce bourg( avec les abbés en commandite)
    Pour Martin Heidegger, le pont précède le lieu ( in Bauen Wohnen Denken). Il faut un marqueur venant se placer sur un noeud d’un flux. ( C’est aussi l’essence du Feng Shui chinois: Kuala Lumpur capitale de la Malaisie fut ainsi fondée)
    Cordialement.

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  • Ockham

    18 juin 2018

    Agréable promenade. Ce qui me frappe, c’est l’image de ce formidable château maintenant en ruine. Certes c’est un point stratégique mais une telle forteresse indique qu’il devait y avoir plus. Du blé, des près, des forêts pour le charbon de bois et une rivière il manque quelque chose pour qu’une telle forteresse sorte de terre là. En cherchant rapidement, il y avait aussi du minerai de fer et depuis le Moyen-Âge, ce pays développait la sidérurgie de bas fourneaux. Elle devait probablement exister bien avant. Les « locaux » doivent savoir.

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  • Steve

    18 juin 2018

    Bonjour
    Ah M. Noé, votre Conches en Ouche m’a bien surpris! En effet, nulle Conches dans notre belle vallée de l’Ouche. D’ailleurs aucune mention n’en est faite par Henri Vincenot: Gazette, qui savait son pays, onc n’y posa le pied! Tout au plus vous accorderai-je que votre Conches fut emportée là bas par les pillards Normands qui eurent la permission de Charles le Gros de s’en aller piller la Bourgogne pour peu qu’ils épargnassent Paris! L’ouche figure bien dans l’oeuvre de G. Sand et de votre confrère Vidal de la Blache, mais ni l’un ni l’autre n’y associent la Normandie!
    Non, non M. Noé, vous n’aurez pas l’Ouche qui restera cantonnée à jamais entre Lusigny sur Ouche et Saint Jean de Losne, en passant par Dijon où elle prend sa jolie couleur rouge en traversant le lac Kir!
    Avec mes cordiales salutations.
    Clochemerle, le 18 Juin de l’an de grâce 2018.

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  • LKS

    16 juin 2018

    Quel beau texte qui nous fait pressentir combien vous aimez nos campagnes françaises!
    La beauté de nos paysages contraste avec le malheur qu’il y a derrière : nos paysans sont isolés, endettés et déprimés…Que faire ?

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    • sassy2

      16 juin 2018

      Parfois oui. Mais beaucoup ne regardent pas la télé: qui est isolé? Nyc ou Conches?

      Sur le vélo, il a aussi fait fermer 50%? des cafés car il a les a mis en concurrence.
      A tel point que les bistrotiers ont fait campagne pour tenter de l’interdire pour de supposés raisons sanitaires .
      De même les entreprises furent mises en compétition pour embaucher, les gens pouvant se déplacer plus loin de manière journalière.

      Comme le train, et comme l’internet (un agriculteur peut vendre son blé à terme 24/24).

      Sur la géographie et l’internet (cf evreux): la plus grosse economie va concerner l’etat et les services administratifs publiques (secu , impot…).
      A mon avis la suprématie administrative d’Evreux ou de Paris ou de Washington sur Conches est sur ce point terminée.

  • Trafapa

    15 juin 2018

    Ah ! Jean de La Varende dont j’ai lu beaucoup de romans , du temps où l’on écrivait un beau français . C’est un auteur qui vous fait aimer la France , qui vous la fait sentir . . . et qui vous coupe de vos contemporains peut-être ?

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  • anne

    15 juin 2018

    Magnifiquement décrit avec de belles transitions. Je ne connais pas l’endroit, mais je  » comprends », je  » vois » et je sens de quoi vous parlez .Merci pour tous vos articles en général.

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    • Bebas

      15 juin 2018

      Avis partage.
      Merci Mr Noe.

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