15 avril, 2014

Chinoiseries gastronomiques

Frédéric Bastiat disait que ce qui était important c’était ce qui ne se voyait pas et il le montrait brillamment avec son sophisme de la vitre cassée.Certains films ont des scènes gastronomiques significatives. J’en ai recensé 140 dont nombre sont français. Un examen attentif montre qu’ils contiennent très rarement les plats les plus connus de la cuisine française. C’est autant le cas pour les plats d’origine populaire que pour les plats de la cuisine classique.

 

Par exemple parmi les plats populaires, je n’ai trouvé aucune blanquette. Pourtant la blanquette de veau est l’un des plats les plus anciens du répertoire français. Il est cité dès Les dons de Comus de Marin publiés en 1739 (Comus est le dieu de la cuisine). La blanquette est préparée avec du « filet de la longe ou de l’épaule ». Elle est déjà accommodée selon la recette classique avec une liaison à la crème et aux œufs et du jus de citron. On trouve une recette identique sous le nom de hochepot chez d’autres auteurs. C’est une recette semblable que Ducasse et Piège donnent encore dans le Grand livre de cuisine (2003). Ils affinent la recette d’origine avec des cuissons longues sous vide à des températures ou des temps de cuisson différents selon les morceaux employé : 56ºC et 72h pour le jarret et le paleron mais seulement 48h pour le jumeau, et 59ºC et 36h pour le flanchet. Mais c’est bien la même recette servie avec une sauce identique même si elle est améliorée d’un coulis de truffes !

 

Peu de navarin non plus sinon le ragoût de mouton de La Belle Equipe (1936) de Julien Duvivier. C’est pourtant une dénomination créée à la fin du XIXe siècle pour désigner un plat très ancien – le haricot. Ce ragoût de viande de mouton coupée en morceaux apparaît dès Le Viandier dit de Taillevent dont le manuscrit est composé depuis le début du XIVème siècle puis publié vers 1486. En 1651, La Varenne ajoute des navets dans la recette du Cuisinier françois. Nous retrouverons ensuite ces racines dans toutes les recettes de haricot. La Varenne introduit aussi une liaison avec un mélange de graisse et de farine, ce que nous appelons maintenant un roux. Le navarin se trouve encore sur nos cartes, parfois sous une autre forme. Le Homard en navarin du triplement étoilé L’Ambroisie en est un exemple fameux (place des Vosges à Paris).

 

Parmi d’autres recettes populaires, le civet de lapin n’est dégusté qu’une seule fois par Lino Ventura dans Les Barbouzes (1964). Il en est de même pour le bœuf à la ficelle dans Touchez pas au Grisbi (1954). Le cassoulet – plat ô combien mythique du Sud-Ouest – n’est offert que deux fois, avec une boîte de conserve dans La Bête humaine (1938) de Jean Renoir puis par Claude Rich dans Le Caporal épinglé (1962).

 

Parmi les recettes connues de la grande cuisine, le filet de bœuf à la Périgourdine n’apparaît que dans Stardust Memories (1980) de Woody Allen. Le canard à l’orange ne se trouve que dans Drôle de drame (1937) de Marcel Carné. Le Pot-au-feu de Dodin-Bouffant est mentionné dans Le Gentleman d’Epson (1962) avec Jean Gabin. Les volailles en vessie n’apparaissent qu’une fois dans l’excellent Chère Martha (2001) avec le pigeon en vessie inspiré du Père Bise à Talloires. Le seul plat à être souvent représenté, c’est le pâté de foie gras qui apparaît quatre fois dans La Grande Illusion (1937), La Grande Bouffe (1973), Poulet au vinaigre (1985) et Chère Martha (2001).

 

Aucun Homard Thermidor ou à l’américaine, aucune Poularde pochée Albufera avec une sauce suprême pimentée, pas de pommes soufflées, aucun feuilleté de Truffe « Bel Humeur » , aucune Pêche Melba, aucun Merlan Colbert frit avec son beurre à la maître d’hôtel et aucun Soufflé Rothschild aux fruits confits.

 

« Bizarre, bizarre … », comme le disait l’évêque anglican dans Drôle de drame. Apparitions rares et surtout dans des films assez anciens.

 

Ce qui est curieux, c’est que c’est un peu la même chose dans les récents menus des banquets de l’Elysée et du Grand Trianon offerts au président chinois Xi Jinping.

 

A l’Elysée, une « gourmandise » de foie gras truffé » en entrée, suivie d’une « volaille landaise rôtie, une viennoise de champignons et un moelleux de pommes de terre forestières », puis de fromages et d’une « nuance chocolat, caramel, glace acidulée ». Un menu somme tout simple, malgré ces dénominations obscures, et arrosé de d’excellents vins (Champagne Deutz 2005, château Yquem de 1997, château Lafite de 1999). Aucun des plats choisis ne semble faire partie du canon de la grande cuisine.

 

Au repas « privé » du Grand Trianon, dix-huit petits plats signés Ducasse aussi accompagnés de très grand vins (Dom Pérignon 1998, Bâtard Montrachet du domaine Fontaine-Gagnard 2008, château Pontet-Canet 2008, château Haut-Brion 2006, Riesling Vendanges tardives 2002 du domaine Trimbach). Les plats choisis montrent l’excellence de la cuisine française moderne qui souligne l’importance d’un produit de qualité préparé de façon simple et lisible : cuisses de grenouille sauce à l’oseille ; raviole de langoustine et bouillon ; primeurs cuites et crues ; sole et coquillages ; turbot à la truffe noire ; pigeonneau, céleri et cacahuètes ; ris de veau clouté d’olives ; selle d’agneau de lait, aubergine, sarriette. Mais à nouveau aucun plat canonique.

 

La conclusion de l’examen des films gastronomiques et des repas offerts par nos gouvernants est donc la même : les plats traditionnels de la cuisine française semblent avoir été passés aux oubliettes! Est-ce l’indice d’un abandon du passé ou du dynamisme d’une cuisine française qui se renouvelle suivant un processus de destruction créatrice?

 

L’Unesco a inscrit en 2010 “le repas gastronomique des Français” sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Le site de l’Unesco indique que « parmi ses composantes importantes figurent : le choix attentif des mets parmi un corpus de recettes qui ne cesse de s’enrichir ». Et aussi que « des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pratique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier. «

 

L’Unesco n’a sans doute pas tort mais la « pratique vivante d’un rite » culinaire me semble être une expression quelque peu oxymoronique. Parlons plutôt du « corpus qui ne cesse de s’enrichir » et considérons que la pratique culinaire évolue sans cesse et certainement plus vite que le cinéma ne la décrit. Ce dernier n’est plus d’avant garde alors que la cuisine peut encore l’être. A nous – les clients des restaurants – de veiller à ce que la poularde demi-deuil et les autres grands classiques ne disparaissent pas.

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

7 Commentaires

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  • Jacques de Broissia HEC 60 et ex président HEC Londres 1985/83

    6 janvier 2021

    Message pour François Brocard : Te souviens-tu de notre RDV avec Albert ROUX, fondateur avec Michel don frère du GAVROCHE ? On lui avait demandé quels étaient ses restaurants préférés in UK ! Donne-moi de te vos nouvelles. Jacques

    Répondre
  • Libre

    18 avril 2014

    MMM…Enfin un peu de douceur dans ce monde de brutes…

    Répondre
    • Francois Brocard

      3 mai 2014

      Merci Libre.Mais la poésie est aussi au menu. François

  • jean jacques

    15 avril 2014

    il y a aussi la caille en sarcophage du festin de babette

    Répondre
    • Francois Brocard

      3 mai 2014

      Jean Jacques. Vous avez tout à fait raison, mais j’avais choisi les plats déjà bien connus. J’ai l’impression, peut-être erronée, que la caille en sarcophage devint connue après le Festin de Babette (1987). J’aime beaucoup ce film où une grande minutie a été apportée aux préparations culinaires et où les scènes de cuisine ont été filmées avec beaucoup de goût. Le consultant gastronomique était un restaurateur de Copenhague – Jan Pedersen de « La Cocotte » – à une époque où Noma n’existait pas encore! Les costumes de cuisinière de Stéphane Audran sont de Karl Lagerfeld qui a trouvé le ton juste. Haviland a fourni le luxueux service de table. François

  • Soulier

    15 avril 2014

    Bel article François !
    Edifiant quant à la représentation « des » gastronomies patrimoniales en diplomatie ou cinema country
    Ce « corpus qui ne cesse de s’enrichir  » est éloquent dans l’évolution de toute maitrise et toute culture qui existent l’une comme l’autre, aussi à travers les autres.
    Merci à toi pour ces gouteuses références ! Et ta passion d’amateur bien éclairé !

    Répondre
    • Francois Brocard

      3 mai 2014

      Merci Catherine de tes commentaires. François

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