20 novembre, 2020

Chaosland : là où le monde bouge

La géopolitique aime bien définir des espaces et délimiter des zones afin de mieux comprendre comment fonctionne le monde : c’est une façon de rendre intelligible ce qui parfois ne l’est pas. Ainsi en va-t-il de la définition d’un vaste espace que l’on nomme « chaosland », en opposition à un autre espace, ordonné, sûr et fiable : « ordolandia ».

 

Chaosland est à cheval sur plusieurs continents, il occupe des terres et des mers et suit de façon assez constante la ligne de l’Équateur. Il comprend l’Amérique centrale, du Mexique au Venezuela, traverse l’Atlantique pour arriver en Afrique, où il englobe la bande sahélienne, l’Afrique australe et celle des Grands Lacs puis le Moyen-Orient, l’Asie centrale, la partie nord de l’océan indien et les îles d’Indonésie, des Philippines et de Malaisie. Un vaste espace donc, qui n’a d’unité et de lien que le chaos qui y règne, la dissolution des États, l’effondrement qui peut surgir et entrainer avec lui le reste de la zone. Cet espace apparemment sans lien et sans unité est aussi celui de la drogue et de l’islamisme, chose assez logique tant ces deux mouvements à la fois se nourrissent du chaos et le provoque.

 

Amérique centrale : une construction en attente

 

Après la fin des guerres civiles et des oppositions entre militaires communistes et militaires non communistes, on pouvait espérer que l’Amérique centrale se reconstruise et se redresse. Cela se fait encore attendre. Le Mexique est plongé dans une guerre de la drogue qui fait plusieurs milliers de morts chaque année, le Venezuela est dans un régime communiste dont on ne voit pas la fin et de nombreux pays d’Amérique centrale ne parviennent pas à sortir de la corruption et de la violence politique. L’État a des apparences, souvent limitées aux quartiers d’affaires des capitales, le pays a des espoirs, mais le chaos plus que l’ordre semble être la mesure. La drogue n’arrange pas les choses, elle qui irrigue l’économie, qui pervertit les finances, qui corrompt les représentants de l’autorité légale, juges, policiers, hommes politiques. Cette drogue qui part ensuite vers les États-Unis et l’Europe, mais aussi de plus en plus vers l’Afrique, devenue le nouvel eldorado des voies de passages et des lieux de consommation. L’Atlantique central est ainsi devenu une autoroute de la drogue, soit par avion soit par bateau, prolongeant le bras du chaosland vers l’Afrique de l’ouest.

 

Afrique : le pire n’est jamais certain

 

Le continent africain demeure celui qui concentre le plus d’instabilité, de coups d’État et de guerres d’attrition, d’où le fait qu’une large partie de son territoire soit intégrée au chaosland. Le pire n’est néanmoins jamais certain, comme le démontre l’exemple récent de la Côte d’Ivoire. Avec la nouvelle candidature d’Alassane Ouattara et le refus de ses opposants de participer à l’élection présidentielle, on pouvait craindre un nouvel embrasement du pays et un basculement dans la guerre de clans. Ce basculement a été pour l’instant évité. En dépit de révoltes dans plusieurs villes, d’assassinats et de territoires en opposition, la situation semble s’être stabilisée et Ouattara tenir, pour l’instant, le contrôle de son pays. La forte tension des dernières semaines est retombée, si bien que l’on peut espérer que le basculement craint n’ait pas lieu. Pour combien de temps ? Âgé de 78 ans, il ne pourra probablement pas briguer un quatrième mandat, ce qui fait craindre une chute du pays au terme de celui-ci, voire avant si son état de santé se dégradait ou si ses opposants, finalement, n’acceptaient pas la situation actuelle. Un basculement de la Côte d’Ivoire ouvrirait la porte du chaosland au golfe de Guinée et donc à la jonction entre les deux rives terrestres de l’Atlantique : celle de l’Afrique et celle de l’Amérique centrale. C’est par là que pourra ensuite arriver en masse la drogue produite en Colombie et le risque est donc grand de voir une alliance entre les réseaux criminels colombiens et les djihadistes du Sahel, dans une hybridation de la violence qui, depuis une vingtaine d’années, voit s’allier les groupes politiques et les groupes criminels. Rien ne serait pire qu’une jonction des pièces du chaosland, ce qui donnerait une unité politique et d’intérêt à un espace qui n’a pour l’instant en commun que la concentration des conflits, du terrorisme et de la dissolution de l’État.

 

Asie du Sud-est, l’autre chaos

 

De l’autre côté de l’Afrique, à l’est d’Eden, se dégage le pendant inversé du chaosland : l’océan indien, les routes des trafics qui arrivent à l’Inde, notamment ceux des médicaments contrefaits, les côtes attaquées dans les années 2000 par des pirates installés en Somalie. Puis cette masse d’îles éparses, plus ou moins grandes, plus ou moins intégrées, où prospère un mélange d’islamisme, de théories politiques, de trafics en tout genre, de disparition de l’État central au profit de chefferies locales. Un espace entre Thaïlande et Australie, une sorte de ventre mou où passe malgré tout une grande partie des flux mondiaux par Malacca et par les détroits de l’Asie du Sud-est. L’Indonésie et les Philippines ne contrôlent pas l’ensemble de leur territoire. Dutertre a beau avoir déclaré la guerre à la drogue et autoriser une violence policière de grande ampleur, le fléau demeure. Drogue, terrorisme et idéologie politique est là aussi, dans ce versant du chaosland, le cocktail dangereux qui fragmente, détruit, isole des territoires fragiles. Au nord et au sud du chaosland se trouve l’espace que les géopolitologues nomment « ordolandia ». Si l’on excepte la Russie et la Chine et quelques territoires entre eux, l’ordolandia recoupe les terres de l’Occident, qu’il soit au nord ou bien au sud. Ordolandia, c’est bien la terre du droit qui seul garantit l’ordre, qui permet le développement des nations. Chaosland et ordolandia ont des zones de friction et des points de contact, comme le Sahel où les armées françaises tentent d’apporter un peu d’ordre dans une zone en ébullition ou bien, à l’inverse, ce peut être des interventions des pays de l’ordolandia qui provoquent des chaos et des déstabilisations, comme on l’a vu en Irak et en Libye.

 

Il y a, bien sûr, une part de systémisation un peu réductrice dans cette approche et ce partage du monde ; un partage qui rappelle la vision des Grecs qui séparaient le monde entre eux, civilisés, et les autres, les barbares. On peut aussi considérer que les pays du chaos on leur propre ordre, qui n’est pas le nôtre, qui ne repose pas sur les mêmes fondements juridiques et politiques, un ordre que nous appelons chaos parce que nous ne le comprenons pas. Bien souvent, le chaos est intervenu quand nous avons voulu diffuser notre droit et notre vision de l’ordre vers des peuples et des cultures qui sont autres. À défaut d’être ceux qui nous menacent, le chaosland c’est aussi la terre de ceux qui ne sont pas comme nous, c’est-à-dire qui ne sont pas occidentaux, et qui n’en vivent pas nécessairement plus mal.

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

8 Commentaires

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  • Stefano

    9 décembre 2020

    Je ferais cette distinction d’une manière un peu différente: il y les pays qui – que leurs régimes soient démocratiques ou non – savent se gérer collectivement , et ceux qui en sont moins capables ou pas du tout. Cela n’a rien à voir avec le niveau d’éducation des citoyens de ces pays pris individuellement. Schématiquement on peut dire que les pays du Nord ont une bonne gestion collective. La France, selon moi parait de moins en moins capable de se gérer collectivement. malgré le niveau d’éducation encore élevé de ses citoyens, comme d’ailleurs les Etats Unis malgré des traditions fortes, du fait dans les deux cas, des différences culturelles et des fractures de la société.

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  • Galoise refractaire

    24 novembre 2020

    Eh bien, comme le disait Samuel Huntington, la grandeur des États-Unis n’aurait pas été possible s’ils n’avaient pas été colonisés par le Royaume-Uni, car il y a à la fois la civilisation anglo-protestante et non « occidentale », c’est péjoratif, mais il a raison, comme le Mexique et L’Argentine est à l’Espagne, le Canada et les États-Unis à l’Angleterre et Haïti et la Côte d’Ivoire à la France. Il y a des niveaux hiérarchiques à respecter, et la France n’est pas au niveau de l’Espagne et encore moins de l’Angleterre, alors concentrez-vous davantage sur votre civilisation et ne vous réunissez pas avec les autres, c’est pourquoi l’Angelterre s’est séparé.

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  • Dominique

    23 novembre 2020

    Au début votre chronique nous rappelle la théorie des climats. Mais il n’y a pas de fatalité géographique.
    .
    Puis votre chronique, particulièrement à la fin, laisse à penser que ce sont les maitres de puissances dominantes qui instaurent le chaos dans des pays trop faibles pour pouvoir leur résister, ou qu’ils détruisent s’ils résistent. C’eat intéressant. Il faudrait peut-être pousser plus loin, géographiquement, votre analyse : il y a aussi du chaos dans ce que vous appelez les pays de l’ordre. Chaos et ordre ne s’opposent pas : l’ordre communiste en République Populaire de Chine repose sur un chaos puisque le PCC y a détruit toutes les valeurs de l’humanité.
    .
    Au final ces théories des pays du chaos et de l’ordre me laissent sceptique.
    .
    Je propose une autre analyse : distinguer les sociétés ( encore) chrétiennes des sociétés non chrétiennes : communistes, mondialistes, permettant à mon avis de mieux éclairer le débat à la lumière du Bien et l’obscurité du Mal.

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  • Sev

    20 novembre 2020

    Un petit air à la « 1984 » dans cet article intéressant. Les grands blocs dans le livre d’Orwell mais là, présentés en entropie / néguentropie.

    J’adhère davantage à la conclusion. La vision du monde occidental sur le reste du monde a toujours été le résultat d’une conviction plus que discutable, celle consistant en l’affirmation que la « civilisation occidentale » serait le sommet du civilisationnel.

    Rien n’a changé depuis l’antiquité puis la Rome antique. On s’auto proclame plus intelligent, plus brillant, plus avancé que ceux qu’on a asservis, écrasés et domestiqués. Voyez la France qui depuis 45 n’en finit pas de s’auto flageller et a fait en sorte que beaucoup de français s’excuse d’être français lorsqu’ils sont en présence d’autres nationalités !

    Le grand truc des mondialistes qui œuvrent en ce moment, en accéléré, à l’avènement d’un évident chaos en France (et d’une façon plus large, dans toute l’Europe de l’Ouest) c’est d’appliquer le « chaos constructif ». Je me souviens des mantras de Vincent Peillon, évangéliste assumé d’une laïcité imposée, quasi religion de substitution.

    Nous avons eu en France nos « déconstructeurs » de tout. Mouvement intellectuel et philosophique porteur de l’idéologie affirmant que tout ce qui est de l’ordre du passé est… dépassé et qu’il faut se concentrer sur un futur, toujours présenté comme le nec plus ultra, qui n’est possible que si on fait du Mao Tsé Toung : une tabula rasa culturelle.

    C’est le gros problème, que dis-je, la pathologie de cet occident qui a cru que son extension libertaire-libertarienne était outre atlantique, horizon que nos zélateurs du nouveau monde voient depuis 1945 comme l’unique possibilité du futur. Les progressistes sont des croyants au sens le plus fanatique du terme. Laurent Alexandre, médecin qui n’a pas rencontré un seul patient depuis des années, fasciné fascisant du transhumaniste dont il est un supporteur fanatique, est l’exemple type de cette idéologie du « chaos nécessaire » à l’avènement du monde de l’homme augmenté et du robot quasiment divin.

    Il y a du chaos dans la zone occidentale, oui, mais pas ailleurs, sauf là où ce même occident entend imposé son modèle de « démocratie ». Ce qui se manifeste sous nos yeux est à la fois le résultat planifié d’une idéologie qui doit en passer par la destruction presque totale pour s’imposer comme « la » solution. L’économie dématérialisée exige que toute l’économie réelle résiduelle (notre réseau important et dense d’artisans et d’indépendants) soit détruite. Cryptomonnaie à la Une, disparition des échanges de gré à gré entre particulier, contrôle total de toutes transactions, empire mondial qui ne souffrira aucune opposition. Ça s’appelle tout simplement une dictature mondiale.

    Des années que des « complotistes » de mon acabit alertent sur ce projet. L’on évitera le pire que si nous revenons à du local, à des pays à dimensions humaines (les Nations, tout bêtement) parce que comme l’explique très bien David Graeber dans son pertinent ouvrage « La démocratie aux marges » (Ed. Le Bord de l’Eau) que je recommande vivement à ceux qui voudraient comprendre d’où vient cette idéologie « démocratique » et pourquoi l’occident est un imposteur lorsqu’il entend en être le créateur.

    L’idée d’une civilisation universelle est une idée aberrante pour toutes les cultures du monde hors Occident. La démocratie n’existe même pas dans nos pays, bien que nos zélés élus en aient la bouche pleine, parce que c’est une illusion totale. Nos sociétés, en revanche, s’exprime à partir des structures républicaines mais pas démocratiques. Les deux ne peuvent cohabiter concrètement.

    C’est pourquoi les fondateurs des Etats Unis, pères pèlerins puritains et rigides, ne voulaient pas que ce « pays neuf » soit démocratique. C’est aussi la raison pour laquelle le parti « démocrate » américain (clan Clinton, Obama) est tout sauf démocrate dans la réalité concrète de ce régime d’origine grecque. Il fonctionnait dans la Grèce antique parce qu’il s’agissait de gouverner un pays de taille petite, mais ce programme « démocratique » ne peut en aucun cas fonctionner sur le global planètaire… tous les « blocs » non occidentaux le savent depuis la nuit des temps.

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    • Dominique

      23 novembre 2020

      @Sev
      Puis je vous donner ma modeste opinion sur ces termes d’occident et de société occidentale ? Il s’agit d’observer le monde depuis un point placé  » à l’occident « . Cet occident était d’abord situé en Europe, puis on y a accolé l’Amérique du Nord, Et on pense moins à l’Amérique du Sud curieusement pourtant très « occidentale », et on ne peut nier que la ( sainte) Russie fasse partie de cet occident sur le plan civilisationnel…
      .
      J’ai ainsi fini par ne plus parler d’occident qui m’apparait ne plus permettre de qualifier grand chose aujourd’hui – sinon une ou des périodes de l’histoire ou occident allait avec chrétienté – pour utiliser plutôt les termes de « civilisation chrétienne », ce qui permet de se débarasser des angles de vue que sont la géographie et surtout la politique.
      .
      Ainsi on parlera de pays chrétiens ( dirigés par des chrétiens) comme la Pologne, de pays chrétiens dirigés par une oligarchie mondialiste ( donc anti-chrétienne) comme les Etats-Unis et les pays soumis aux organes du CFR … Mais on ne peut plus parler de « civilisation occidentale » alors qu’on peut parler de civilisation chrétienne.
      .
      Il devient alors amusant ( si j’ose dire) de constater qu’il n’y a pas de civilisation communiste, pas de civilisation mondialiste, pas de civilisation musulmane … ces régimes sont plutôt des anti-civilisation !
      .
      Pour placer ma petite remarque dans le contexte : je souscris pleinement à vos propos.

  • Vassinhac

    20 novembre 2020

    Votre phrase  » L’Indonésie et les Philippines ne contrôlent pas l’ensemble de leur territoire. » m’a donné le vertige quand j’ai réalisé qu’on pouvait ajouter « La France non plus ».

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  • Steve

    20 novembre 2020

    Bonjour
    471 Sac de Rome par Alaric 1
    2020 Sac de l’europe par Covid 19
    le chaosland relève aussi des phénomène scycliques.

    1895 Joshua Slocum entame son tour du monde en solitaire avec une simple lettre de recommandation pour le yacht club du Cap,
    2020 je dois avoir une attestation dérogatoire pour aller à 1km de chez moi….
    Sic transit gloria mundi!

    Cordialement.

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  • LeoH

    20 novembre 2020

    Merci pour cet article et la synthèse qu’il offre. Toujours intéressant pour prendre du recul « géopolitique » sur le monde actuel.

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