24 mars, 2022

Alcibiade : le génie grec intemporel

Nous lisons les classiques tout autant pour voyager vers l’ailleurs que pour comprendre notre monde. La Guerre du Péloponnèse de Thucydide est de ces livres qui nous plongent dans l’histoire tragique des Grecs du Ve siècle avec J.-C., dans cette Méditerranée dont il ne reste aujourd’hui que quelques ruines éparses, et qui simultanément, parce que la nature humaine n’a pas changé, est un trésor pour toujours, qui nous apprend beaucoup sur le monde d’aujourd’hui.

 

Alcibiade est le grand génie de cette guerre, débutée en 431 alors qu’il a 19 ans, terminée en 404 par la défaite d’Athènes. Neveu de Périclès, stratège, général, politique et philosophe, il a été de toutes les parties. Athénien, c’est lui qui conçoit l’expédition de Sicile (415). Ostracisé par sa cité, il passe du côté de Sparte. Puis, pour échapper à l’assassinat commandité par le roi des Lacédémoniens, il se met au service des satrapes perses. Enfin, il revient à Athènes en triomphe, une fois aboli le régime démocratique qui voulait sa perte et renversés les clans et les familles qui voulaient lui nuire. S’il ne parvient pas à éviter la défaite finale de sa cité, il remporte néanmoins de belles batailles. Retournant chez les Perses, il est assassiné en 404, peu de temps après la fin de la guerre, sans que l’on sache qui a commandité ce meurtre. Alcibiade est cet homme complexe, génial et dangereux, se battant tout autant pour lui-même que pour les cités qu’il sert, qui a choqué et qui a été admiré. Ami de Socrate et de Platon, contemporain de Thucydide, de Xénophon et d’Aristote, son expédition chez les Perses prépare les grandes victoires d’Alexandre. Sa vie peut être lue comme un roman divertissant, qui nous conduit dans ce monde grec si différent du nôtre, où la conception même de l’homme n’est pas la même. Mais sa vie fournit aussi des éléments intemporels de réflexion sur l’homme et les cités, qui font de La Guerre du Péloponnèse un livre toujours actuel.

 

L’expédition de Sicile

 

À l’origine, la guerre voit s’affronter Athènes et Sparte et leurs alliés. Ne pouvant prendre l’acropole d’assaut, Sparte opte pour la stratégie de la razzia en détruisant la plaine de l’Attique, privant ainsi Athènes de l’accès aux céréales, donc à l’alimentation. Puisqu’Athènes dispose de la suprématie navale, Alcibiade propose à sa cité de mener une expédition en Sicile, alors grenier à blé, afin de prendre le contrôle de cette ressource et d’en priver Sparte. Nicias, autre général athénien et vainqueur des Spartiates, s’oppose à cette expédition, qui est finalement votée par l’Assemblée. Alcibiade et Nicias, bien que rivaux, commandent tous les deux cette expédition. Alors qu’il est en route vers la Sicile, Alcibiade apprend qu’Athènes l’a condamné à mort. Il quitte donc l’armée et se met au service de Sparte. Alcibiade encourage les Spartiates à intervenir en Sicile pour bloquer Athènes. Alors qu’une partie de la flotte est détruite lors d’une tempête, l’armée terrestre connait plusieurs défaites face aux Lacédémoniens. Nicias est lui-même tué lors d’une bataille contre Sparte (413). Revanche d’Alcibiade contre celui qui a provoqué son ostracisme. Mais le roi de Sparte à son tour veut le faire mettre à mort. Alcibiade part chez les Perses et négocie une alliance avec Sparte pour combattre Athènes. Une fois le gouvernement démocratique renversé, il peut rentrer dans sa ville et tenter d’inverser le cours de l’histoire (407). Il est reçu de façon triomphale, les décrets qui pesaient contre lui sont levés, l’exil appartient au passé. Malgré tout, ses ordres stratégiques ne sont pas écoutés et Athènes est vaincu à Aigos Potamos (404). C’est la fin de la guerre et la fin d’Athènes. De nouveau en danger, il fuit chez les Perses et finit assassiné quelques semaines plus tard. Sa mort tragique accentue la légende d’Alcibiade.

 

Des leçons pour aujourd’hui

 

De la geste d’Alcibiade, plusieurs leçons stratégiques et géopolitiques sont à retenir pour notre monde.

 

Dans toutes les guerres, les ressources sont essentielles. Une armée ne se bat pas uniquement avec des épées, mais aussi avec du pain et aujourd’hui de l’essence et des communications. La logistique est chose fondamentale et explique bien des défaites. Par le système des alliances, par le besoin d’accès à l’alimentation, la guerre s’étend et concerne des territoires qui n’ont pas de rapport direct avec le conflit. Exactement comme aujourd’hui où la guerre en Ukraine est une guerre mondiale puisque le monde entier est concerné, de façon directe ou indirecte, par l’accès à l’alimentation et à l’énergie. Aucune guerre ne peut être localisée et plus la guerre dure et plus le risque de son extension grandit.

 

Alcibiade montre aussi que la guerre est faite par des hommes et non par des masses. Certes ce sont les pays ou les cités qui sont en guerre, mais à leur tête il y a des hommes, plus ou moins bons, plus ou moins compétents. Alcibiade et Nicias chez les Athéniens en sont de bons exemples. Le jour où ils ne sont plus là, c’est la survie de la cité qui est compromise. Thucydide nomme les gens et cite leurs discours, montrant ainsi que c’est eux qui font l’histoire.

 

On y voit aussi des alliances de revers et des alliances entre des adversaires (Sparte et la Perse) contre un autre adversaire jugé plus important (Athènes). On y découvre l’hubris, la démesure, qui fait que les vainqueurs ne parviennent pas à s’arrêter une fois leur victoire acquise et sont tentés par l’impérialisme et l’extension de leur territoire. Athènes fut prise par le tourbillon de cet hubris, comme Sparte qui ensuite attaqua Thèbes, et perdit.

 

La Guerre du Péloponnèse dessine une grammaire de la puissance et une grammaire de la guerre, clef de lecture encore pour aujourd’hui. Thucydide dépeint les hommes tels qu’ils sont ; il ne cherche pas à juger, mais à comprendre. Bien qu’Athénien et bien qu’ostracisé, Thucydide ne penche ni pour Athènes ni pour Sparte. Son texte est d’une remarquable impartialité, ce qui ne signifie pas qu’il soit neutre. Là réside la nature des classiques : inspirer et former les chefs d’aujourd’hui par ce qu’ils disent de l’intemporalité de l’homme et de la guerre.

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

9 Commentaires

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  • Dominique

    30 mars 2022

     » Inspirer et former les chefs d’aujourd’hui  »
    Descendons sur terre : voyez vous des chefs dans la France d’aujourd’hui ?

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  • Bart

    27 mars 2022

    mouais….
    Je vis en Grèce depuis 6 ans…dans le Péloponèse !!!
    et je peux témoigner qu’ il n’ y a pas un grec sur 1,000 qui a la moindre idée de qui était Alcibiade !!!
    On ne refait pas le passé . Quitte à tourner en rond !
    On invente le futur. Quitte à se tromper !

    Est ce que le passé est si brillant, pour que nous ayions envie de le reproduire ?
    Est ce que le futur est si effrayant, pour que nous ayions envie de ne pas l’ affronter et de se réfugier dans le passé ?

    Grosse masturbation intellectuelle !

    Réalisons nos rêves :
    Cette nuit, j’ ai rêvé que je me faisais cuire des nouilles…et aujourd’ hui, à midi, j’ai cuit des nouilles !!

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  • Matthieu

    25 mars 2022

    Merci Monsieur Noé pour cette mise en perspective. Vos analyses sont toujours aussi pertinentes.

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  • Gaspard des Montagnes

    25 mars 2022

    Alcibiade et la guerre du Péloponnèse sont bien décrites dans votre article, mais l’histoire d’Athènes ne s’arrête pas à la défaite d’Aigos Potamos en 404. Elle reprend la guerre contre Sparte quelques temps après dans la ligue de Corinthe. Les cités grecques poursuivent leurs luttes intestines pendant des années et s’épuisent.
    Cependant des grandes puissances attendent en périphérie : la Perse, la Macédoine et Rome, elles vont rentrer dans le jeu au milieu du 4e siècle avant JC. Avec le destin fulgurant d’un Alexandre le Grand jusqu’aux confins de l’Inde. Et enfin la mise au pas de tout le monde grec sous la férule de Rome autour de 200 avant JC.
    Ce qu’il faut retenir du monde grec est la leçon des luttes permanentes entre cités rivales : aucune ne pouvant durablement assurer sa domination, les alliances se formant et se défaisant dès qu’une parait devoir l’emporter.
    C’est cette leçon que notre Europe n’a pas su appliquer : depuis la naissance des états modernes (comme la France de Louis XIV), nous avons été en guerre sans parvenir à une paix d’équilibre, ce cycle s’est achevé en 1945, par l’intervention des grands puissances montantes : les Etats-Unis, l’URSS et demain la Chine ?
    Résultat nous sommes maintenant sous domination militaire américaine et glissons vers une domination commerciale chinoise… et pour finir nous devenons le terrain de lutte (larvées et maintenant ouvertes) de ses mêmes puissances par proxi interposés (ex Yougoslavie, l’Ukraine depuis 2014).
    C’est en çà que la Guerre du Péloponnèse et ce qui suit doit être étudié et médité… il n’est peut-être pas trop tard.

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  • Escoffier

    25 mars 2022

    Relisez vous. Dès les premières phrases j’apprends que l’humanité a passé le 5ème siècle Avec JC. Cette légèreté est difficilement acceptable et nuit à votre propos. De nouveau, relisez vous ou faites vous relire, vos publications témoignent du peu de respect que vous avez pour vos lecteurs, et accessoirement pour vous même et vos travaux. Cela vous passe malheureusement certainement au dessus, comme on dit.

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    • Du berger

      2 avril 2022

      @escobier. J’ai trouvé votre commentaire odieux, d’autant plus qu’il contient lui-même de nombreuses fautes: merci de réviser l’usage des traits d’union, et celui des adverbes… N’hésitez pas à vous abstenir de ce genre d’interventions médiocres.

    • JeanBart

      2 avril 2022

      Ce fameux JC aurait dit quelque chose comme « Que celui qui n’a jamais laissé de coquille lui jette la première pierre » et décrivait un pharisien, priant debout, en tout point votre semblable.

  • Ockham

    24 mars 2022

    Ces cités grecques sont remarquables par leurs cultures à la fois différentes mais unies par cette langue et cette écriture grecque. Le logos que cette écriture délivre est incomparable au chaos sémite non seulement des langues mais des écritures aussi. En fait elles n’ont pas pu sortir de leur gangue réelle balkanique et de leurs jalousies comme du manque d’énergie et d’une situation stratégique comme Rome centralisatrice beaucoup plus proche des ressources des forêts et du métal. Alexandre a essayé mais ce fut un bref soleil. Dès sa mort les querelles reprirent ! En fait l’espace égéen était impossible à centraliser. Le Danube trop loin et les montagnes comme le remarqua Platon dans son âge avancé étaient pelée comme le Ben Nevis. Plus d’arbre, plus de bateau sauf à acheter le bois donc plus de fours pour le métal etc. mais il subsistait une « méta » qualité, le diamant de leur alphabet. Amoureux de leurs lettres, ils devenaient auteurs et laissèrent l’action à Rome !

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  • Antoine

    24 mars 2022

    Belle laudatio du personnage digne d’un émission de BFMTV. On est loin de l’analyse de Monsieur Gave sur les homme des arbres et des bateaux.
    Peu importe le talent de cet homme (pas plus irremplaçable qu’aucun autre), la démocratie athénienne malgré ses égarements semble avoir été 100x plus brillante que Sparte. Également plus libérale?

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