10 janvier, 2014

La fête à la grenouille?

 

Dans ma famille nous avons toujours aimé les grenouilles. J’ai le souvenir d’avoir failli me noyer dans une mare en essayant de lancer plus loin la ligne à laquelle j’avais attaché un hameçon triple avec un chiffon rouge. Je devais avoir près de dix ans et espérais revenir à la maison avec une entrée supplémentaire.

 

 

 

Des chercheurs de l’université de Buckingham viennent de découvrir des restes de grenouilles non loin de Stonehenge, au Sud de l’Angleterre. Les batraciens auraient fait partie d’un repas environ 7.000 ans avant notre ère et la presse britannique et National Geographic en tirent la conclusion amusée que les peuplades d’alors auraient mangé des frogs bien avant les « froggies », qualificatif que nous donnent parfois les Anglais.

 

 

 

Les livres de cuisine français nous donnent des recettes de grenouilles depuis le milieu du XVIIe. En 1651, François de La Varenne nous propose des grenouilles frites présentées comme des cerises avec l’os de la cuisse dégagé (Le Cuisinier français). En 1674, l’auteur anonyme qui signe L.S.R. nous donne une recette de « grenouilles en poulets » servies avec une liaison de jaunes d’œufs délayés dans du verjus (jus acide de raisins pas murs) et accompagnées de persil frit et de tranches de citron (L’Art de bien traiter). C’est une très bonne sauce que nous appelons encore aujourd’hui d’un nom presque semblable : une « sauce poulette ». Dans la Suite des Dons de Comus (1742), François Marin indique une recette de grenouilles frites et une de grenouilles « à la poulette » servies avec des croutons.

 

 

 

En 1747, l’auteur anonyme du Cuisinier gascon, un ouvrage de cuisine aux recettes originales, recherchées et certainement pas gasconnes, décrit une recette de « grenouilles à la sauce verte » arrangées dans un plat avec l’os décharné présenté « en l’air » comme dans la recette de La Varenne. La sauce verte est préparée avec du blé vert crû, des épinards ou du persil.

 

 

 

Dans les ouvrages français postérieurs, l’on continue à trouver des recettes de grenouilles jusqu’à nos jours : l’Art de la cuisine française d’Antonin Carême (1833) mentionne un bouillon d’escargots et de grenouilles pour les toux sèches. Le Cuisinier impérial (28e éd. 1867), La cuisine de tous les mois de Philéas Gilbert (2e éd. 1898), la Gastronomie pratique d’Ali Bab (1e éd. 1907), et le Larousse gastronomique de Prosper Montagné et du Dr Gottschalk (1938) mentionnent aussi des recettes de grenouilles. Plus récemment Georges Blanc (Ma cuisine des saisons, 1984), nous montre que l’on apprécie les grenouilles en toute saison dans les Dombes avec ses onze mille hectares d’étangs.

 

 

 

En Angleterre, deux livres publiés au XVIIe nous présentent des recettes de grenouilles. The French Cook de La Varenne publié en 1653 indique la même recette de grenouilles « en cerise » que dans l’édition française de 1652. Peu après The Accomplish Cook de Robert May (1685) indique comment cuisiner des grenouilles avec des groseilles à maquereau, des raisins ou des artichauts. Mais ce sont les seuls. La Varenne est français. May a – selon Marcus Bell – été apprenti en France, sans doute auprès d’Achille Ier de Harlay, premier président à mortier du Parlement de Paris.

 

 

 

Il faut attendre 1890 et l’arrivée au restaurant du Savoy d’Auguste Escoffier, un cuisinier français, pour qu’il prépare des Nymphes à l’Aurore pour le Prince de Galles. Ce sont des cuisses pochées au vin blanc avec une sauce chaud-froid au paprika, de couleur aurore. Elles sont servies sur une couche de gelée au champagne sur laquelle on dispose des feuilles d’estragon et des branchettes de cerfeuil pour simuler les herbes aquatiques (Le Guide Culinaire, 4e édition, 1924). Les autres ouvrages anglais connus tels l’édition de 1907 de Mrs Beeton’s All About Cookery ou The Complete Hostess de Quaglino de 1935 ne mentionnent aucun plat de grenouilles.

 

 

 

Le cas est donc clair. Les Français peuvent se targuer d’une continuité dans la préparation des grenouilles depuis le milieu du XVIIe siècle alors que les Anglais n’ont été intéressés aux grenouilles que de façon épisodique et sous l’influence de chefs français ou formés en France. 7.000 ans avant notre ère l’Angleterre était réunie au continent et donc l’on pourrait arguer que c’était peut-être les mêmes peuplades qui appréciaient les grenouilles en Angleterre et en France !

 

 

 

L’économie de la grenouille avant la Révolution française est intéressante. Ce sont les marchands de poisson d’eau douce qui ont le droit de commercialiser les grenouilles. Capturées de nuit dans les campagnes à l’aide de torches de paille, elles sont très appréciées à Paris où la qualité de leur chair leur vaut le surnom de « poulets de Carême ». Comme tous les poissons frais de mer ou d’étang, elles arrivent probablement vivantes au marché. Le Traité de la police de Nicolas Delamare (3e éd. 1729) mentionne un droit de 12 deniers à payer par les écorcheuses de grenouilles à la halle. Donc les grenouilles arrivent vivantes et sont écorchées à la halle avant d’être vendues. Au début du XIXe Antonin Carême mentionne qu’on en consomme beaucoup durant le Carême en Auvergne et dans le Bourbonnais et que les cuisses de grenouilles sont vendues dépouillées et enfilées par chapelet de trois ou quatre douzaines. Il indique aussi qu’à Paris à la halle et dans les marchés, les marchands de poisson les vendent aussi toutes apprêtées.

 

 

 

Selon Reynald Abad qui a étudié l’approvisionnement de Paris sous l’Ancien Régime (Le grand marché, 2002), « seuls les cuisiniers des grandes maisons préparent des coulis d’écrevisses de rivière et des fricassées de cuisses de grenouilles, pour ne citer que ces deux classiques de l’art culinaire de l’Ancien Régime ». Son commentaire indique que les grenouilles sont alors, comme tous les poissons frais, un produit cher consommé principalement en Carême.

 

 

 

Je n’ai pas trouvé trace de la taxation des grenouilles et des poissons d’eau douce mais j’ai trouvé des éléments intéressants sur celle de la marée (poissons de mer). Selon Abad, la taxation de la marée culminait à 53% pour un fourgon de harengs frais à l’avènement du règne de Louis XVI. Avant le Carême 1775, Turgot, nouveau Contrôleur général des Finances (Ministre des Finances) et physiocrate, décide de favoriser la pêche en mer et supprime tous les droits sur la morue sèche et sur le poisson salé et réduit de moitié les droits perçus sur la marée fraîche. Il indique dans ses écrits que « la consommation s’accrut au point que la recette de la moitié des droits … se trouva peu inférieure à celle qu’avait précédemment procuré la totalité des anciens droits. C’est une belle expérience de finances ; il faut croire qu’elle ne sera pas perdue pour le genre humain, et que le bien qui en résultera ne se bornera point à celui qu’elle a produit. » Trop d’impôt avait tué l’impôt ! Une idée à soumettre à nos gouvernants qui ont plutôt tendance à « manger la grenouille » (partir avec la caisse d’un groupe ou d’une association) qu’à baisser les impôts pour stimuler l’économie!

 

 

 

Maintenant, si vous voulez déguster des grenouilles la meilleure saison est février ou mars juste après la période de reproduction. Dans La cuisine de tous les mois (1893), Philéas Gilbert nous propose fort justement des grenouilles à la poulette en février et une soupe aux cuisses de grenouilles liée avec une sauce poulette en mars. Ces mois correspondent au Carême (J-46 à J-1 avant le dimanche de Pâques qui varie du 22 mars au 25 avril).

 

 

 

Aller déguster :

 

– le potage aux grenouilles de L’Auberge de l’Ill (Marc Haeberlin) à Illhauesern (Haut Rhin)

 

– les jambonnettes de grenouilles à la purée d’ail et au jus de persil au Relais Bernard Loiseau (Patrick Bertron) à Saulieu (Côte-d’Or)

 

– les cuisses de grenouilles en persillade ou les cuisses de grenouilles au fenouil avec des coquillages chez Georges Blanc à Vonnas (Ain).

 

Des amis m’ont dit que l’on trouvait aussi de bonnes grenouilles fraîches sautées à la Provençale au Moulin à vent, rue des Fossés Saint-Bernard à Paris 5e.

 

 

 

Pour les plus aventureux, je vous recommande la peau de grenouille (« niuwa pi ») pochée en fondue dégustée un jour d’avril 2010 à Chengdu, la capitale du Sichuan (Chine). Le restaurant vaut la visite et s’appelle Huangcheng Laoma (2e périphérique, 3e section). Il est spécialisé dans la fondue séchuanaise (« hot pot »), une version très poivrée de la fondue bourguignonne assaisonnée au célèbre poivre du Sichuan (Zanthoxylum piperitum).

 

 

 

Si vous voulez préparer le potage aux grenouilles. Faites fondre au beurre des échalotes hachées, mouillez avec un fond de volaille et du Riesling et cuisez-y les cuisses une dizaine de minutes. Réservez les cuisses et décortiquez-les. Faites fondre du cresson dans du beurre puis mouillez avec la cuisson des grenouilles, ajoutez un beurre manié, faire bouillir un quart d’heure puis mixer le tout et passez au chinois. Faites une liaison avec crème et jaunes d’œufs. Ajoutez les cuisses et des pluches de cerfeuil. La recette est dans Les Recettes de l’Auberge de l’Ill (1994) et aussi sur la toile.

 

 

 

Bon appétit,

 

 

 

François Brocard

 

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

11 Commentaires

Répondre à Francois Brocard

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  • seb

    30 octobre 2014

    Le restaurant ‘Le vieux crapaud’ rue Lauriston (vers étoile) @paris en propose des succulentes 😉

    Répondre
  • Emmanuelle Gave

    16 janvier 2014

    Cher François,

    Merci pour cet article presque métaphorique; juste un point technique en plus: une fois les échalotes revenues, ne mettez pas directement les cuisses ou alors COUVREZ VITE :-))). Les cuisses sont des petits muscles et la chaleur tend les muscles, sauf si bien sur, vous cherchez une bonne raison de repeindre votre cuisine. :-)))

    Essayé et approuvé.

    merci pour ce bel article,

    Cdlt

    Emmanuelle

    Répondre
    • Francois Brocard

      18 janvier 2014

      Bravo Emmanuelle. Très juste.
      Tu connais l’histoire de la grenouille que l’on jette dans uns casserole d’eau bouillante? Elle réagit et saute hors de la casserole. Mais si on met la même rainette dans une casserole d’eau froide que l’on met à chauffer doucement, elle ne réagit pas et meurt assez vite.
      C’est comme les impôts, il faut commencer avec un taux bas et augmenter doucement!

  • poissonrouge

    13 janvier 2014

    Toujours un régal de lire cette chronique ! Deux compléments sous forme de
    questions : a) Alexandre Dumas ne fait-il pas allusion à des querelles gastronomiques autour de la consommation des grenouilles ? b) Le regretté et génial Alain Chapel ne proposait-il pas à sa carte une excellente recette de cuisses de grenouilles ?

    Répondre
    • Francois Brocard

      15 janvier 2014

      Bonjour Poisson Rouge:
      Vous avez tout à fait raison, Alain Chapel préparait un « petit feuilleté de grenouilles de pays à la crème de ciboulette, mousserons des prés et charbonniers de printemps ». Les cuisses les moins « défaites » sont gardées. Il avait un chasseur (pêcheur?) de grenouilles qui lui en apportait une ou deux fois par semaine.
      Pour Alexandre Dumas, il mentionne les querelles entre Français et Anglais dans son Grand Dictionnaire (publication posthume). Les Anglais les ont « en horreur » et Dumas leur conseille de lire « ce passage de l’histoire de l’Ile de Saint-Domingue par un Anglais nommé Atwood:  » Il y a dit-il à la Martinique, beaucoup de crapauds que l’on mange, le Anglais et les Français les préfèrent aux poules. On les fricasse et on en fait des soupes. » »

  • Bois Anne Marie

    11 janvier 2014

    Merci M. Brocard pour ce très agréable article
    Merci aussi à M. Marchenoir pour son sarcatique commentaire du Sieur Hollande.

    Répondre
    • Francois Brocard

      12 janvier 2014

      Merci Madame Bois d’apprécier ces diversions culinaires. Je suis heureux qu’elles vous réjouissent.

  • Robert Marchenoir

    10 janvier 2014

    Merci pour cet article qui nous change un peu des mauvaises nouvelles.

    En même temps, si vous pouviez éviter de donner des idées funestes à nos gouvernants qui n’en manquent point, comme la TVA à 53 % de Louis XVI sur le hareng…

    Parce que François Hollande, on le voit assez bien en Louis XVI. Il s’occupe déjà du trou de serrure de Julie Gayet, c’est un bon début.

    Répondre
    • Francois Brocard

      12 janvier 2014

      Merci pour vos commentaires. Hélas peu de temps après la baisse des impôts ils furent relevés car les finances de l’Etat étaient désastreuses et la guerre en Amérique coûtait cher.

    • Emmanuelle Gave

      16 janvier 2014

      Vous étes trop dur avec Louis 16 qui semble vraiment avoir été mal jugé par l’histoire !

    • Francois Brocard

      3 février 2014

      C’est vrai dans la mesure où L16 a essayé de réformer. Mais cela n’a pas suffit. Turgot a sans doute essayé de faire trop de changements en peu de temps: de la liberté du commerce des grains aux dépenses inconsidérées de la Cour et à la générosité de Marie-Antoinette (duchesse de Polignac).

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